Il n’y a plus, par exemple, cette réa­li­té pré­ten­du­ment sub­stan­tielle que l’on nom­mait « la famille » ; il n’y a même plus de pères, de mères, de fils ni de sœurs ; il n’y a plus que des Bloom, qui jouent à la famille, au père, à la mère, au fils ou à la sœur.

La métro­pole appa­raît en outre comme la patrie d’é­lec­tion de la riva­li­té mimé­tique, la célé­bra­tion déso­lée mais conti­nuelle du « féti­chisme de la petite dif­fé­rence ». ON y joue à l’an­née la tra­gi-comé­die de la sépa­ra­tion : plus les hommes sont iso­lés, plus ils se res­semblent, plus ils se res­semblent, plus ils se détestent, plus ils se détestent plus ils s’i­solent. Et là où les hommes ne peuvent plus se recon­naître les uns les autres comme par­ti­ci­pant à l’é­di­fi­ca­tion d’un monde com­mun, c’est une réac­tion en chaîne, une fis­sion col­lec­tive que tout vient encore cata­ly­ser.

De même que toute éthi­ci­té har­mo­nieuse qui pour­rait don­ner de la consis­tance à l’illu­sion d’un moi « authen­tique » fait désor­mais défaut, de même tout ce qui pour­rait faire croire à l’u­ni­vo­ci­té de la vie, ou à la for­melle posi­ti­vi­té du monde s’est dis­si­pé. En véri­té, notre « sens du réel » ne demeure jamais qu’une moda­li­té bor­née de ce « sens du pos­sible qui est la facul­té de pen­ser tout ce qui pour­rait être “aus­si bien”, et de ne pas accor­der plus d’im­por­tance à tout ce qui est qu’à ce qui n’est pas » (Robert Musil, L’Homme sans qua­li­tés). Sous l’oc­cu­pa­tion mar­chande, la véri­té la plus concrète sur toute chose est celle de son infi­nie sub­sti­tua­bi­li­té.

… De toute façon le soir
A ten­dance à modi­fier les choses. Moins la cou­leur,
La qua­li­té d’une poi­gnée de main, une haleine dou­teuse,
Qu’une impa­tience géné­rale à voir les comptes faits,
Les fleurs dis­po­sées loin de tout regard.

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« Pas moyen de savoir » Autoportait dans un miroir convexe
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p. 71

Some things we do take up a lot more time
And are consi­de­red a fruit­ful, natu­ral thing to do.
I am coming out of one way to behave
Into a plo­wed corn­field. On my left, gulls,
On an inland vaca­tion. They seem to mind the way I write.
Or, to take ano­ther example : last month
I vowed to write more. What is wri­ting ?
Well, in my case, it’s get­ting down on paper
Not thoughts, exact­ly, but ideas, maybe :
Ideas about thoughts. Thoughts is too grand a word.
Ideas is bet­ter, though not pre­ci­se­ly what I mean.
Someday I’ll explain. Not today though.
I feel as though someone had made me a vest
Which I was wea­ring out of doors into the coun­try­side
Out of loyal­ty to the per­son, although
There is no one to see, except me
With my inner vision of what I look like.
The wea­ring is both a duty and a plea­sure
Because it absorbs me, absorbs me too much.
One horse stands out irre­gu­lar­ly against
The land over there. And am I recei­ving
The vision ? Is it mine, or do I alrea­dy owe it
For other visions, unno­ti­ced and unre­cor­ded
On the great, relaxed curve of time,
All the for­got­ten springs, drop­ped pebbles,
Songs once heard that then pas­sed out of light
Into eve­ry­day obli­vion ? He moves away slow­ly,
Looks up and pumps the sky, a lin­ge­ring
Question. Him too we can sacri­fice
To the end of pro­gress, for we must, we must be moving on.

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« Ode to Bill »

Le pétrole n’a pas tar­dé
À prendre la place de
L’obscurité qui t’en­toure. Tout se pas­sait
Comme pré­vu, mais enfin ça n’é­tait jamais exac­te­ment ça :
Une petite cas­sure par ici, un zézaie­ment sans impor­tance.
Il faut que ça se pré­sente
Dans une der­nière échap­pée : poi­riers et fleurs
Un ultime mur rési­neux
Jouissance du cli­mat tem­pé­ré
De ton iden­ti­té. Fécondité morose
À sur­veiller.

Pretty soon oil has
Taken up the place of
The dark around you. It was all
As told, but any­way it never came out just right :
A frac­tion here, a lisp where it didn’t mat­ter.
It has to be pre­sen­ted
Through a final gap : pear trees and flo­wers
An ulti­mate resi­nous wall
Basking in the tem­pe­rate cli­mate
Of your iden­ti­ty. Sullen fecun­di­ty
To be wat­ched over.
Toutes les choses semblent leur propre signe
Et les noms qui y poussent se rami­fient vers d’autres réfé­rents.

[…] Les noms que nous avons volés ne nous éloignent pas :
Nous avons pris sur eux un petit peu d’a­vance
Le moment, désor­mais, est venu d’at­tendre à nou­veau.
Rien qu’at­tendre, l’at­tente : de quoi se comble l’in­ter­valle ?
C’est un autre genre d’at­tente, attendre que cesse l’at­tente.
Rien ne prend sa juste part du temps.
L’attente est inté­grée aux choses qui naissent à elles-mêmes.
Rien n’est incom­plet en par­tie, mais l’at­tente
Envahit tout comme un cli­mat.
Quelle heure est-il ?
Rien vaut-il la peine ?
Oui, car il faut attendre de voir de quoi il a vrai­ment l’air,
Cet inci­dent qui vient de tour­ner le coin
Et sera dif­fé­rent du reste et à vrai dire
Ne pour­ra pas sur­prendre : trop d’am­pleur.
All things seem men­tion of them­selves
And the names which stem from them branch out to other
refe­rents.
[…] The names we stole don’t remove us :
We have moved on a lit­tle ahead of them
And now it is time to wait again.
Only wai­ting, the wai­ting : what fills up the time bet­ween ?
It is ano­ther kind of wait, wai­ting for the wait to be ended.
Nothing takes up its fair share of time,
The wait is built into the things just coming into their own.
Nothing is par­tial­ly incom­plete, but the wait
Invests eve­ry­thing like a cli­mate.
What time of day is it ?
Does any­thing mat­ter ?
Yes, for you must wait to see what it is real­ly like,
This event roun­ding the cor­ner
Which will be unlike any­thing else and real­ly
Cause no sur­prise : it’s too ample.

Les ins­tances diri­geantes se pré­oc­cupent plu­tôt de la for­ma­tion des jeunes prin­ci­pa­le­ment parce qu’elle est impo­sée par la même logique qui pousse à la méca­ni­sa­tion du tra­vail : « Une mise en valeur inten­sive des hommes s’a­vère néces­saire », me dit un res­pon­sable éco­no­mique qui n’a cer­tai­ne­ment pas en vue l’in­ten­si­té humaine. Si l’on a besoin de per­son­nel de grande qua­li­té, il faut en orga­ni­ser l’é­le­vage.

Une infor­ma­tion que je recueille dans un grand maga­sin connu de Berlin est par­ti­cu­liè­re­ment ins­truc­tive : « Lorsque nous recru­tons du per­son­nel de vente et du per­son­nel admi­nis­tra­tif, déclare un per­sonne impor­tant du ser­vice du per­son­nel, nous atta­chons une grande impor­tance à une appa­rence agréable. » […] Je lui demande ce qu’il entend par là, s’il s’a­git d’être piquant, ou bien joli. « Pas exac­te­ment joli. Ce qui compte, com­pre­nez-vous, c’est plu­tôt un teint mora­le­ment rose. »
Je com­prends en effet. Un teint mora­le­ment rose – cet assem­blage de concepts éclaire d’un seul coup un quo­ti­dien fait de vitrines déco­rées, d’employés sala­riés et de jour­naux illus­trés. Sa mora­li­té doit être tein­tée de rose, son teint rose empreint de mora­li­té. C’est là ce que sou­haitent ceux qui ont en charge la sélec­tion. Ils vou­draient étendre sur l’exis­tence un ver­nis qui en dis­si­mule la réa­li­té rien moins que rose. Et gare, si la mora­li­té devait dis­pa­raître sous la peau et si la roseur n’é­tait pas assez morale pour empê­cher l’ir­rup­tion des dési­rs. Les pro­fon­deurs téné­breuses d’une mora­li­té sans fard seraient aus­si mena­çantes pour l’ordre éta­bli qu’un rose qui s’en­flam­me­rait hors de toute mora­li­té. On les asso­cie étroi­te­ment, de façon à ce qu’ils se neu­tra­lisent. Le sys­tème qui impose les tests de sélec­tion engendre éga­le­ment ce mélange aimable et gen­til, et plus la ratio­na­li­sa­tion pro­gresse, plus ce maquillage cou­leur rose-moral­gagne du ter­rain.

Se laisse-t-elle [la réa­li­té] dépeindre dans un repor­tage ordi­naire ? Depuis quelques années, le repor­tage jouit en Allemagne d’une faveur suprême par­mi toutes les autres formes de repré­sen­ta­tion, car il est seul capable, pense-t-on, de sai­sir la vie dans sa spon­ta­néi­té. Les écri­vains n’ont pas de plus haute ambi­tion que de faire du repor­tage ; repro­duire ce que l’on a obser­vé, voi­là ce qui compte aujourd’­hui. Il y a une sorte de frin­gale d’im­mé­dia­te­té, qui est sans doute la consé­quence de la mal­nu­tri­tion dont est res­pon­sable l’i­déa­lisme alle­mand. Au carac­tère abs­trait de la pen­sée idéa­liste, inca­pable de s’ap­pro­cher de la réa­li­té par quelque média­tion que ce soit, on oppose la mani­fes­ta­tion spon­ta­née de l’exis­tence concrète que serait le repor­tage. Mais un repor­tage, qui dans le meilleur des cas par­vient à offrir un repro­duc­tion de ce qui existe, ne suf­fit pas à le rendre pré­sent. Le repor­tage était une réac­tion légi­time contre l’i­déa­lisme ; rien de plus. Car il ne fait que s’é­ga­rer dans la vie que ce der­nier manque tout à fait, et qui échappe à l’un comme à l’autre. Cent repor­tages sur une usine sont impuis­sants à res­ti­tuer la réa­li­té de l’u­sine, ils sont et res­tent pour l’é­ter­ni­té cent ins­tan­ta­nés de l’u­sine. La réa­li­té est un construc­tion. Certes la vie ne peut appa­raître qu’à par­tir d’ob­ser­va­tions. Mais elle n’est nul­le­ment conte­nue dans les séries d’ob­ser­va­tions plus ou moins aléa­toires des repor­tages, on ne la trou­ve­ra que dans la mosaïque que consti­tuent des obser­va­tions par­ti­cu­lières au fur et à mesure que l’on appré­hende leur teneur. Le repor­tage donne une pho­to­gra­phie de la vie ; l’i­mage de la vie, quant à elle, c’est une mosaïque de ce genre qui nous l’of­fri­rait.

La construc­tion des Employés relève, ain­si qu’il a sou­vent été sou­li­gné, de la tech­nique du mon­tage. Mais en écho à la dis­cus­sion que mène Kracauer sur les films de mon­tage ou les films dits de « coupe trans­ver­sale » (Querschnittfilme), il fau­drait dis­tin­guer deux types fon­da­men­taux : le mon­tage qui, par un trai­te­ment empreint de res­pect envers les maté­riaux uti­li­sés, ouvre vers une nou­velle per­cep­tion de la réa­li­té, et le mon­tage qui, obéis­sant à des prin­cipes for­mels abs­traits, éloigne de celle-ci. L’image de la mosaïque qu’a­vance Kracauer à la fin du pre­mier cha­pitre est emblé­ma­tique, dans son oppo­si­tion aus­si bien à la seule pho­to­gra­phie qu’au repor­tage, de sa concep­tion du mon­tage.

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p. XVI (pré­sen­ta­tion de Nia Perivolaropoulou)