De plus, Jésus qui m’ap­pa­raît n’a pas la fixi­té des visions de l’i­ma­ge­rie. Il va et vient posé­ment ; il se montre de face, de pro­fil, cepen­dant jamais de dos. Ses pieds nus reposent sur le sol, font cra­quer les gra­vats. S’il longe un objet, le frô­le­ment est audible. Je me sou­viens avoir dit ou écrit : « Il aurait pu faire un accroc à sa tunique. » Comme dans le lieu del’ap­pa­ri­tion les murs béent, les portes sont dégon­dées, les che­veux de Jésus flottent dans le cou­rant d’air gla­cial. Le mois de jan­vier 1974 est froid à Arès.
(…)
Devant cet homme – car c’es­tun homme glo­rieux, trans­fi­gu­ré, mais entier – d’une majes­té indi­cible, j’ai peur en effet. « Non la peur phy­sique de rece­voir un mau­vais coup, mais celle de me sen­tir tra­ver­sé, lu, jugé, dans les recoins les plus recu­lés de mon esprit, de mon cœur, de mes secrets. Mes péchés les plus sub­tils étaient nus sous ce regard ». L’œil de Jésus pèse sur moi.

J’essaie de déve­lop­per à mon usage l’i­dée d’un pro­grès infi­ni de la phi­lo­so­phie, j’es­saie de prou­ver que ce que l’on doit inces­sam­ment exi­ger de tout sys­tème, l’u­nion du sujet et de l’ob­jet en un Moi abso­lu (ou quel que soit le nom qu’on lui donne) est sans doute pos­sible sur le plan esthé­tique, dans l’in­tui­tion intel­lec­tuelle ; mais ne l’est sur le plan théo­rique que par voie d’ap­proxi­ma­tion infi­nie, comme celle du car­ré au cercle, et que pour réa­li­ser un sys­tème de pen­sée, l’im­mor­ta­li­té est tout aus­si néces­saire que pour réa­li­ser un sys­tème d’ac­tion.

Ich suche mir die Idee eines unend­li­chen Progresses der Philosophie zu ent­wi­keln, ich suche zu zei­gen, daß die unna­chläß­liche Forderung, die an jedes System gemacht wer­den muß, die Vereinigung des Subjects und Objects in einem abso­lu­ten – Ich oder wie man es nen­nen will – zwar ästhe­tisch, in der intel­lec­tua­len Anschauung, theo­re­tisch aber nur durch eine unend­liche Annäherung möglich ist.

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« Lettre à Schiller (4 sep­tembre 1795) » Œuvres
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trad.  Denise Naville
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p. 364
, coll. « Pléiade » (dir. Ph. Jaccottet)

Le sens « lit­té­ral », pro­duit d’une élite sociale

Des ana­lyses qui suivent l’actualité liseuse en ses détours, dérives à tra­vers la page, méta­mor­phoses et ana­mor­phoses du texte par l’œil voya­geur, envols ima­gi­naires ou médi­ta­tifs à par­tir de quelques mots, enjam­be­ments d’espaces sur les sur­faces mili­tai­re­ment ran­gées de l’écrit, danses éphé­mères, il res­sort au moins, en pre­mière approche, qu’on ne sau­rait main­te­nir la par­ti­tion qui sépare de la lec­ture le texte lisible (livre, image, etc.). Qu’il s’agisse d’un jour­nal ou de Proust, le texte n’a de signi­fi­ca­tion que par ses lec­teurs ; il change avec eux ; il s’ordonne selon des codes de per­cep­tion qui lui échappent. Il ne devient texte que dans sa rela­tion à l’extériorité du lec­teur, par un jeu d’implications et de ruses entre deux sortes d’« attente » com­bi­nées : celle qui orga­nise un espace lisible (une lit­té­ra­li­té), et celle qui orga­nise une démarche néces­saire à l’effectuation de l’œuvre (une lec­ture). Fait étrange, le prin­cipe de cette acti­vi­té lisante avait déjà été posé par Descartes il y a plus de trois siècles, à pro­pos des tra­vaux contem­po­rains sur la com­bi­na­toire et sur l’exemple des « chiffres » ou textes chif­frés : « Et si quelqu’un, pour devi­ner un chiffre écrit avec des lettres ordi­naires, s’avise de lire un B par­tout où il y aura un A, et de lire un C par­tout où il y aura un B, et ain­si de sub­sti­tuer en la place de chaque lettre celle qui la suit en l’ordre de l’alphabet, et que, le lisant en cette façon, il y trouve des paroles qui aient du sens, il ne dou­te­ra point que ce ne soit le vrai sens de ce chiffre qu’il aura trou­vé ain­si, bien qu’il se pour­rait faire que celui qui l’a écrit y ai mis un autre tout dif­fé­rent, en don­nant une autre signi­fi­ca­tion à chaque lettre… ». L’opération codi­fiante, arti­cu­lée sur des signi­fiants, fait le sens, qui n’est donc pas défi­ni par un dépôt, par une « inten­tion », ou par une acti­vi­té d’auteur.

D’où naît donc la muraille de Chine qui cir­cons­crit son « propre » du texte, qui isole du teste son auto­no­mie séman­tique, et qui en fait l’ordre secret d’une « œuvre » ? Qui élève cette bar­rière consti­tuant le texte en île tou­jours hors de por­tée pour le lec­teur ? Cette fic­tion voue à l’assujettissement les consom­ma­teurs puisqu’ils sont dès lors tou­jours cou­pables d’infidélité ou d’ignorance devant la richesse du « tré­sor » caché dans l’œuvre, coffre-fort du sens, n’a évi­dem­ment pas pour fon­de­ment la pro­duc­ti­vi­té du lec­teur, mais l’ins­ti­tu­tion sociale qui sur­dé­ter­mine sa rela­tion avec le texte. La lec­ture est en quelque sorte obli­té­rée par un rap­port de forces (entre maîtres et élèves, ou entre pro­duc­teurs et consom­ma­teurs) dont elle devient l’instrument. L’utilisation du livre par des pri­vi­lé­giés l’établie en secret dont ils sont les « véri­tables » inter­prètes. Elle pose entre le texte et ses lec­teurs une fron­tière pour laquelle ces inter­prètes offi­ciels délivrent seuls des pas­se­ports en trans­for­mant leur lec­ture (légi­time, elle aus­si) à en une « lit­té­ra­li­té » ortho­doxe qui réduit les autres lec­tures (éga­le­ment légi­times) à n’être qu’hérétiques (pas « conformes » au sens du texte) ou insi­gni­fiantes (livrées à l’oubli). De ce point de vue le sens « lit­té­ral » est l’index et l’effet d’un pou­voir social, celui d’une élite. De soi offert à une lec­ture plu­rielle, le texte devient une arme cultu­relle, une chasse gar­dée, le pré­texte d’une loi légi­time, comme « lit­té­rale », l’interprétation de pro­fes­sion­nels et de clercs socia­le­ment auto­ri­sés.

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t. 1 : « « arts de faire » »
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p. 246–249

Une des choses qui m’a tou­jours parues essen­tielles à ces expé­riences mys­tiques, c’est jus­te­ment leur volon­té de récu­ser l’exception, l’extase, le moment excep­tion­nel, qui est effec­ti­ve­ment un moment néces­saire dans l’expérience mys­tique, mais qui doit être dépas­sé pour ren­trer dans le quo­ti­dien, dans le banal, dans « la vie com­mune ». Le réel étant jus­te­ment l’acceptation d’une limite d’un tra­vail par­ti­cu­lier et, au fond, plus essen­tiel­le­ment, de la mort.

En géné­ral, cette image du « public » ne s’affiche pas. Elle n’habite pas moins la pré­ten­tion qu’ont les « pro­duc­teurs » d’infor­mer une popu­la­tion, c’est-à-dire de « don­ner forme » aux pra­tiques sociales. Les pro­tes­ta­tions mêmes contre la vulgarisation/vulgarité des médias relèvent sou­vent d’une pré­ten­tion péda­go­gique ana­logue ; por­tée à croire ses propres modèles cultu­rels néces­saires au peuple en vue ‘une édu­ca­tion des esprits et d’une élé­va­tion des cœurs, l’élite émue par le « bas niveau » des canards ou de la télé pos­tule tou­jours que le public est mode­lé par les pro­duits qu’on lui impose. C’est là se méprendre sur l’acte de « consom­mer ». On sup­pose qu’« assi­mi­ler » signi­fie néces­sai­re­ment « deve­nir sem­blable à » ce qu’on absorbe, et non le « rendre sem­blable » à ce qu’on est, le faire sien, se l’approprier ou réap­pro­prier.
Entre ces deux signi­fi­ca­tions pos­sibles, le choix s’impose, et d’abord au titre d’une his­toire dont l’horizon doit être esquis­sé. « Il était une fois… »
Au XVIIIe siècle, l’idéologie des Lumières vou­lait que le livre soit capable de réfor­mer la socié­té, que la vul­ga­ri­sa­tion sco­laire trans­forme les mœurs et les cou­tumes, qu’une élite ait avec ses pro­duits, si leur dif­fu­sion cou­vrait le ter­ri­toire, le pou­voir de remo­de­ler la nation. Ce mythe de l’Éducation a ins­crit une théo­rie de la consom­ma­tion dans les struc­tures de la poli­tique cultu­relle. Certes, par la logique du déve­lop­pe­ment tech­nique et éco­no­mique qu’elle mobi­li­sait, cette poli­tique a été conduite jusqu’au sys­tème actuel qui inverse l’idéologie hier sou­cieuse de répandre les « Lumières ». Les moyens de dif­fu­sion l’emportent désor­mais sur les idées véhi­cu­lées. Le médium rem­place le mes­sage. Les pro­cé­dures « péda­go­giques » dont le réseau sco­laire a été le sup­port se sont déve­lop­pées au pont d’abandonner comme inutile ou de bri­ser le « corps » pro­fes­so­ral qui les a per­fec­tion­nées pen­dant deux siècles : elles com­posent aujourd’hui l’appareil qui, en accom­plis­sant le rêve ancien d’encadrer tous les citoyens et cha­cun en par­ti­cu­lier, détruit peu à peu la fina­li­té, les convic­tions et les ins­ti­tu­tions sco­laires des Lumières. En somme, tout se passe dans l’Éducation comme si la forme de sa mise en place tech­nique s’était réa­li­sée déme­su­ré­ment, en éli­mi­nant le conte­nu même qui l’a ren­due pos­sible et qui dès lors perd son uti­li­té sociale. Mais tout au long de cette évo­lu­tion, l’idée d’une pro­duc­tion de la socié­té par un sys­tème « scrip­tu­raire » n’a ces­sé d’avoir pour corol­laire la convic­tion qu’avec plus ou moins de résis­tance, le public est mode­lé par l’écrit (ver­bal ou ico­nique), qu’il devient sem­blable à ce qu’il reçoit, enfin qu’il est impri­mé par et comme le texte qui lui est impo­sé.
Hier, ce texte était sco­laire. Aujourd’hui, le texte, c’est la socié­té elle-même. Il a forme urba­nis­tique, indus­trielle, com­mer­ciale ou télé­vi­sée. Mais la muta­tion qui a fait pas­ser de l’archéologie sco­laire à la tech­no­cra­tie des médias n’a pas enta­mé le pos­tu­lat d’une pas­si­vi­té propre à la consom­ma­tion – un pos­tu­lat qui jus­te­ment doit être dis­cu­té. Elle l’a ren­for­cé plu­tôt : l’implantation mas­sive d’enseignements nor­ma­li­sée a ren­du impos­sibles ou invi­sibles les rela­tions inter­sub­jec­tives de l’apprentissage tra­di­tion­nel ; les tech­ni­ciens « infor­ma­teurs » ont donc été mués, par la sys­té­ma­ti­sa­tion des entre­prises, en fonc­tion­naires cla­que­mu­rés dans une spé­cia­li­té et de plus ou en plus igno­rant des uti­li­sa­teurs ; la logique pro­duc­ti­viste elle-même, en iso­lant les pro­duc­teurs, les a ame­nés à sup­po­ser qu’il n’y a pas de créa­ti­vi­té chez les consom­ma­teurs ; un aveu­gle­ment réci­proque, géné­ré par ce sys­tème, a fini par faire croire aux uns et aux autres que l’initiative ne se loge que dans les labo­ra­toires tech­niques. Même l’analyse de la répres­sion exer­cée par les dis­po­si­tifs de ce sys­tème d’encadrement dis­ci­pli­naire pos­tule encore un public pas­sif, « infor­mé », trai­té, mar­qué et sans rôle his­to­rique.
L’efficace de la pro­duc­tion implique l’inertie de la consom­ma­tion. Elle pro­duit l’idéologie de la consom­ma­tion-récep­tacle. Effet d’une idéo­lo­gie de classe et d’un aveu­gle­ment tech­nique, cette légende est néces­saire au sys­tème qui dis­tingue et pri­vi­lé­gie des auteurs, des péda­gogues, des révo­lu­tion­naires, en un mot des « pro­duc­teurs » par rap­port à ceux qui ne le sont pas. À récu­ser la « consom­ma­tion » telle qu’elle a été conçue et (natu­rel­le­ment) confir­mée par ces entre­prises d’« auteurs », on se donne la chance de décou­vrir une acti­vi­té créa­trice là où elle a été déniée, et de rela­ti­vi­ser l’exorbitante pré­ten­tion qu’a une pro­duc­tion (réelle mais par­ti­cu­lière) de faire l’histoire en « infor­mant » l’ensemble d’un pays.

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t. 1 : « « arts de faire » »
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p. 240
[La rhé­to­rique] pré­ten­dait faire de la parole ce qui joue sur le vou­loir de l’autre, éta­blit des adhé­sions et des contrats, coor­donne ou modi­fie des pra­tiques sociales, et donc façonne l’histoire. Elle a été peu à peu reje­tée des champs scien­ti­fiques. Et ce n’est pas un hasard si elle se retrouve du côté où pros­pèrent des légen­daires, et si Freud la res­taure dans les régions exi­lées et impro­duc­tives du rêve ou un « par­ler » incons­cient fait retour. Cette divi­sion, déjà si mar­quée au XVIIIe siècle, dans l’opposition crois­sante entre les tech­niques (ou les sciences) et l’opéra, ou, plus spé­ci­fi­que­ment, dans la dis­tinc­tion lin­guis­tique entre la consonne (qui est rai­son écrite) et la voyelle (qui est souffle, effet sin­gu­lier du corps), semble avoir fina­le­ment reçu son sta­tut et sa légi­ti­mi­té scien­ti­fiques avec la cou­pure que Saussure éta­blit entre « langue » et « parole ». Sous ce mode, la « thèse pri­mor­diale » (Hjelmslev) du Cours de lin­guis­tique géné­rale sépare le « social » de l’« indi­vi­duel, et l’« essen­tiel » de « ce qui est acces­soire et plus ou moins acci­den­tel ». Elle sup­pose aus­si que « la langue ne vit que pour gou­ver­ner la parole ». Les corol­laires qui spé­ci­fient cette thèse (elle-même dépen­dante du « pre­mier prin­cipe » saus­su­rien, à savoir l’arbitraire du signe), et qui opposent le syn­chro­nique à l’événementiel, indiquent la tra­di­tion que Saussure géné­ra­lise en l’élevant à la scien­ti­fi­ci­té et qui, par deux siècle d’histoire, a consti­tué en pos­tu­lat de la tâche scrip­tu­raire la frac­ture entre l’énoncé (objet scrip­tible) et l’énonciation (acte de dire). Ceci dit en lais­sant de côté une autre tra­di­tion idéo­lo­gique, éga­le­ment pré­sente chez Saussure, et qui oppose la « créa­ti­vi­té » de la parole au « sys­tème de la langue ».
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t. 1 : « « arts de faire » »
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p. 231–232

Une cré­di­bi­li­té du dis­cours est d’abord ce qui fait mar­cher des croyants. Elle pro­duit des pra­ti­quants. Faire croire, c’est faire faire. Mais par une curieuse cir­cu­la­ri­té, la capa­ci­té de faire mar­cher – d’écrire et de machi­ner les corps – est pré­ci­sé­ment ce qui fait croire. Parce que la loi est déjà appli­quée avec et sur des corps, « incar­née » en des pra­tiques phy­siques, elle peut s’en accré­di­ter et faire croire qu’elle parle au nom du « réel ». Elle se rend fiable en disant : « Ce texte vous est dic­té par la Réalité même ». On croit ce qu’on sup­pose réel, mais ce « réel » est affec­té au dis­cours par une croyance qui lui donne un corps gra­vé par la loi. Il faut sans cesse à la loi une « avance » de corps, un capi­tal d’incarnation, pour qu’elle se fasse croire et pra­ti­quer. Elle s’inscrit donc à cause de ce qui s’en est déjà ins­crit : ce sont des témoins, mar­tyrs ou exemples qui la rendent cré­dibles à d’autres. Elle s’impose ain­si au sujet de la loi : « Les anciens l’ont pra­ti­qué », ou « d’autres l’ont cru et fait », ou « toi-même, tu portes déjà en ton corps ma signa­ture ».

En d’autres termes, le dis­cours nor­ma­tif ne « marche » que si déjà il est deve­nu récit, un texte arti­cu­lé sur du réel et par­lant en son nom, c’est-à-dire une his­toire his­to­riée et his­to­ri­ci­sée, racon­tée par des corps. Sa mise en récit est l’acquis pré­sup­po­sé pour qu’il pro­duise encore du récit en se fai­sant croire. Et l’outil assure pré­ci­sé­ment le pas­sage du dis­cours au récit par des inter­ven­tions qui incarnent la loi en lui confor­mant des corps et lui valent ain­si le cré­dit d’être réci­tée par le réel lui-même. De l’initiation à la tor­ture, toute ortho­doxie sociale se sert d’instruments pour se don­ner la forme d’une his­toire et pro­duire la cré­di­bi­li­té atta­chée à un dis­cours arti­cu­lé par des corps.

Une autre dyna­mique com­plète la pre­mière et s’y imbrique, celle qui pousse les vivants à deve­nir des signes, à trou­ver dans un dis­cours le moyen de se trans­for­mer en une uni­té de sens, en une iden­ti­té. De cette chair opaque et dis­per­sée, de cette vie exor­bi­tante et trouble, pas­ser enfin à la lim­pi­di­té d’un mot, deve­nir un frag­ment de lan­gage, un seul nom, lisible par d’autres, citable : cette pas­sion habite l’ascète armé d’instruments com­bat­tant sa chair, ou le phi­lo­sophe qui en fait autant avec le lan­gage, « à corps per­du », comme disait Hegel. Mais n’importe qui en est le témoin, affa­mé d’avoir ou d’être enfin un nom, de demeu­rer un appe­lé, de se méta­mor­pho­ser en un dit, au prix même de la vie. Cette intex­tua­tion du corps répond à l’incarnation de la loi ; elle la sou­tient, elle semble même la fon­der, elle la sert en tout cas. Car la loi en joue : « Donne-moi ton corps et je te donne sens, je te fais nom et mot de mon dis­cours ». Les deux pro­blé­ma­tique s’entretiennent, et peut-être la loi n’aurait-elle aucun pou­voir si elle ne s’appuyait pas sur l’obscur désir d’échanger de la chair contre un corps glo­rieux, d’être écrit, fût-ce mor­tel­le­ment, et d’être mué en un mot recon­nu. Ici encore, à cette pas­sion d’être un signe, seul s’oppose le cri, écart ou extase, révolte ou fugue de ce qui du corps échappe à la loi du nom­mé. Peut-être toute l’expérience qui n’est pas cri de jouis­sance ou de dou­leur est-elle col­lec­tée par l’institution. Toute l’expérience qui n’est pas dépla­cée ou défaite par cette extase est cap­tée par « l’amour du cen­seur » [cf. le « pro­non­cé de l’erreur », les thèses réfu­tées par Tempier], ras­sem­blée et uti­li­sée par le dis­cours de la loi. Elle est cana­li­sée et ins­tru­men­tée. Elle est écrite par le sys­tème social. Aussi fau­drait-il cher­cher du côté des cris ce qui n’est pas « refait » par l’ordre de l’outilité scrip­tu­raire.

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t. 1 : « « arts de faire » »
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p. 218

Même lorsque l’idéologie médi­cale s’inverse len­te­ment, au début du XIXe siècle, lorsque, majo­ri­tai­re­ment, une thé­ra­peu­tique d’extractions (le mal est un sur­croît – quelque chose de plus ou de trop – qu’il faut enle­ver du corps par la sai­gnée, la purge, etc.) est rem­pla­cée par une thé­ra­peu­tique d’adjonctions (le mal est un manque, un défi­cit, qu’il faut sup­pléer par des drogues, des sou­tiens, etc.), l’appareillage de l’outi­li­té conti­nue à exer­cer son rôle d’écrire sur le corps le nou­veau texte du savoir social au lieu de l’ancien, tout comme la herse de la Colonie péni­ten­tiaire [de Kafka, ndr] reste iden­tique, même si l’on peut chan­ger le papier nor­ma­tif qu’elle grave sur le corps du sup­pli­cié.

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t. 1 : « « arts de faire » »
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p. 211

In mei­nen Gegenden sagt der gemeine Mann, wenn man ihm etwa eine solche Aufgabe vor­legt, wie Columbus mit sei­nem Ei : das ist keine Kunst, es ist nur eine Wissenschaft. D. i. wenn man es weiß, so kann man es ; und eben dieses sagt er von allen vor­ge­bli­chen Künsten des Taschenspielers. Die des Seiltänzers dage­gen wird er gar nicht in Abrede sein, Kunst zu nen­nen.

L’usage du terme « stra­té­gie » n’est pas moins limi­té. Il est jus­ti­fié par le fait que les pra­tiques donnent une réponse adé­quate aux conjonc­tures. Mais Bourdieu répète en même temps qu’il ne s’agit pas stra­té­gies à pro­pre­ment par­ler : il n’y a pas de choix entre plu­sieurs pos­sibles, donc pas d’« inten­tion stra­té­gique » ; il n’y a pas intro­duc­tion de cor­rec­tifs dus à une meilleure infor­ma­tion, donc pas « le moindre cal­cul » ; il n’y a pas pré­vi­sion, mais seule­ment un « monde pré­su­mé » comme la répé­ti­tion du pas­sé. En somme, « c’est parce que les sujets ne savent pas, à pro­pre­ment par­ler, ce qu’ils font, que ce qu’ils font a plus de sens qu’ils ne le savent ». « Docte igno­rance » donc, habi­le­té qui ne se connaît pas.

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t. 1 : « « arts de faire » »
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p. 90