De plus, Jésus qui m’apparaît n’a pas la fixité des visions de l’imagerie. Il va et vient posément ; il se montre de face, de profil, cependant jamais de dos. Ses pieds nus reposent sur le sol, font craquer les gravats. S’il longe un objet, le frôlement est audible. Je me souviens avoir dit ou écrit : « Il aurait pu faire un accroc à sa tunique. » Comme dans le lieu del’apparition les murs béent, les portes sont dégondées, les cheveux de Jésus flottent dans le courant d’air glacial. Le mois de janvier 1974 est froid à Arès.
(…)
Devant cet homme – car c’estun homme glorieux, transfiguré, mais entier – d’une majesté indicible, j’ai peur en effet. « Non la peur physique de recevoir un mauvais coup, mais celle de me sentir traversé, lu, jugé, dans les recoins les plus reculés de mon esprit, de mon cœur, de mes secrets. Mes péchés les plus subtils étaient nus sous ce regard ». L’œil de Jésus pèse sur moi.
Lu
J’essaie de développer à mon usage l’idée d’un progrès infini de la philosophie, j’essaie de prouver que ce que l’on doit incessamment exiger de tout système, l’union du sujet et de l’objet en un Moi absolu (ou quel que soit le nom qu’on lui donne) est sans doute possible sur le plan esthétique, dans l’intuition intellectuelle ; mais ne l’est sur le plan théorique que par voie d’approximation infinie, comme celle du carré au cercle, et que pour réaliser un système de pensée, l’immortalité est tout aussi nécessaire que pour réaliser un système d’action.
Ich suche mir die Idee eines unendlichen Progresses der Philosophie zu entwikeln, ich suche zu zeigen, daß die unnachläßliche Forderung, die an jedes System gemacht werden muß, die Vereinigung des Subjects und Objects in einem absoluten – Ich oder wie man es nennen will – zwar ästhetisch, in der intellectualen Anschauung, theoretisch aber nur durch eine unendliche Annäherung möglich ist.
Le sens « littéral », produit d’une élite sociale
Des analyses qui suivent l’actualité liseuse en ses détours, dérives à travers la page, métamorphoses et anamorphoses du texte par l’œil voyageur, envols imaginaires ou méditatifs à partir de quelques mots, enjambements d’espaces sur les surfaces militairement rangées de l’écrit, danses éphémères, il ressort au moins, en première approche, qu’on ne saurait maintenir la partition qui sépare de la lecture le texte lisible (livre, image, etc.). Qu’il s’agisse d’un journal ou de Proust, le texte n’a de signification que par ses lecteurs ; il change avec eux ; il s’ordonne selon des codes de perception qui lui échappent. Il ne devient texte que dans sa relation à l’extériorité du lecteur, par un jeu d’implications et de ruses entre deux sortes d’« attente » combinées : celle qui organise un espace lisible (une littéralité), et celle qui organise une démarche nécessaire à l’effectuation de l’œuvre (une lecture). Fait étrange, le principe de cette activité lisante avait déjà été posé par Descartes il y a plus de trois siècles, à propos des travaux contemporains sur la combinatoire et sur l’exemple des « chiffres » ou textes chiffrés : « Et si quelqu’un, pour deviner un chiffre écrit avec des lettres ordinaires, s’avise de lire un B partout où il y aura un A, et de lire un C partout où il y aura un B, et ainsi de substituer en la place de chaque lettre celle qui la suit en l’ordre de l’alphabet, et que, le lisant en cette façon, il y trouve des paroles qui aient du sens, il ne doutera point que ce ne soit le vrai sens de ce chiffre qu’il aura trouvé ainsi, bien qu’il se pourrait faire que celui qui l’a écrit y ai mis un autre tout différent, en donnant une autre signification à chaque lettre… ». L’opération codifiante, articulée sur des signifiants, fait le sens, qui n’est donc pas défini par un dépôt, par une « intention », ou par une activité d’auteur.
D’où naît donc la muraille de Chine qui circonscrit son « propre » du texte, qui isole du teste son autonomie sémantique, et qui en fait l’ordre secret d’une « œuvre » ? Qui élève cette barrière constituant le texte en île toujours hors de portée pour le lecteur ? Cette fiction voue à l’assujettissement les consommateurs puisqu’ils sont dès lors toujours coupables d’infidélité ou d’ignorance devant la richesse du « trésor » caché dans l’œuvre, coffre-fort du sens, n’a évidemment pas pour fondement la productivité du lecteur, mais l’institution sociale qui surdétermine sa relation avec le texte. La lecture est en quelque sorte oblitérée par un rapport de forces (entre maîtres et élèves, ou entre producteurs et consommateurs) dont elle devient l’instrument. L’utilisation du livre par des privilégiés l’établie en secret dont ils sont les « véritables » interprètes. Elle pose entre le texte et ses lecteurs une frontière pour laquelle ces interprètes officiels délivrent seuls des passeports en transformant leur lecture (légitime, elle aussi) à en une « littéralité » orthodoxe qui réduit les autres lectures (également légitimes) à n’être qu’hérétiques (pas « conformes » au sens du texte) ou insignifiantes (livrées à l’oubli). De ce point de vue le sens « littéral » est l’index et l’effet d’un pouvoir social, celui d’une élite. De soi offert à une lecture plurielle, le texte devient une arme culturelle, une chasse gardée, le prétexte d’une loi légitime, comme « littérale », l’interprétation de professionnels et de clercs socialement autorisés.
Une des choses qui m’a toujours parues essentielles à ces expériences mystiques, c’est justement leur volonté de récuser l’exception, l’extase, le moment exceptionnel, qui est effectivement un moment nécessaire dans l’expérience mystique, mais qui doit être dépassé pour rentrer dans le quotidien, dans le banal, dans « la vie commune ». Le réel étant justement l’acceptation d’une limite d’un travail particulier et, au fond, plus essentiellement, de la mort.
En général, cette image du « public » ne s’affiche pas. Elle n’habite pas moins la prétention qu’ont les « producteurs » d’informer une population, c’est-à-dire de « donner forme » aux pratiques sociales. Les protestations mêmes contre la vulgarisation/vulgarité des médias relèvent souvent d’une prétention pédagogique analogue ; portée à croire ses propres modèles culturels nécessaires au peuple en vue ‘une éducation des esprits et d’une élévation des cœurs, l’élite émue par le « bas niveau » des canards ou de la télé postule toujours que le public est modelé par les produits qu’on lui impose. C’est là se méprendre sur l’acte de « consommer ». On suppose qu’« assimiler » signifie nécessairement « devenir semblable à » ce qu’on absorbe, et non le « rendre semblable » à ce qu’on est, le faire sien, se l’approprier ou réapproprier.
Entre ces deux significations possibles, le choix s’impose, et d’abord au titre d’une histoire dont l’horizon doit être esquissé. « Il était une fois… »
Au XVIIIe siècle, l’idéologie des Lumières voulait que le livre soit capable de réformer la société, que la vulgarisation scolaire transforme les mœurs et les coutumes, qu’une élite ait avec ses produits, si leur diffusion couvrait le territoire, le pouvoir de remodeler la nation. Ce mythe de l’Éducation a inscrit une théorie de la consommation dans les structures de la politique culturelle. Certes, par la logique du développement technique et économique qu’elle mobilisait, cette politique a été conduite jusqu’au système actuel qui inverse l’idéologie hier soucieuse de répandre les « Lumières ». Les moyens de diffusion l’emportent désormais sur les idées véhiculées. Le médium remplace le message. Les procédures « pédagogiques » dont le réseau scolaire a été le support se sont développées au pont d’abandonner comme inutile ou de briser le « corps » professoral qui les a perfectionnées pendant deux siècles : elles composent aujourd’hui l’appareil qui, en accomplissant le rêve ancien d’encadrer tous les citoyens et chacun en particulier, détruit peu à peu la finalité, les convictions et les institutions scolaires des Lumières. En somme, tout se passe dans l’Éducation comme si la forme de sa mise en place technique s’était réalisée démesurément, en éliminant le contenu même qui l’a rendue possible et qui dès lors perd son utilité sociale. Mais tout au long de cette évolution, l’idée d’une production de la société par un système « scripturaire » n’a cessé d’avoir pour corollaire la conviction qu’avec plus ou moins de résistance, le public est modelé par l’écrit (verbal ou iconique), qu’il devient semblable à ce qu’il reçoit, enfin qu’il est imprimé par et comme le texte qui lui est imposé.
Hier, ce texte était scolaire. Aujourd’hui, le texte, c’est la société elle-même. Il a forme urbanistique, industrielle, commerciale ou télévisée. Mais la mutation qui a fait passer de l’archéologie scolaire à la technocratie des médias n’a pas entamé le postulat d’une passivité propre à la consommation – un postulat qui justement doit être discuté. Elle l’a renforcé plutôt : l’implantation massive d’enseignements normalisée a rendu impossibles ou invisibles les relations intersubjectives de l’apprentissage traditionnel ; les techniciens « informateurs » ont donc été mués, par la systématisation des entreprises, en fonctionnaires claquemurés dans une spécialité et de plus ou en plus ignorant des utilisateurs ; la logique productiviste elle-même, en isolant les producteurs, les a amenés à supposer qu’il n’y a pas de créativité chez les consommateurs ; un aveuglement réciproque, généré par ce système, a fini par faire croire aux uns et aux autres que l’initiative ne se loge que dans les laboratoires techniques. Même l’analyse de la répression exercée par les dispositifs de ce système d’encadrement disciplinaire postule encore un public passif, « informé », traité, marqué et sans rôle historique.
L’efficace de la production implique l’inertie de la consommation. Elle produit l’idéologie de la consommation-réceptacle. Effet d’une idéologie de classe et d’un aveuglement technique, cette légende est nécessaire au système qui distingue et privilégie des auteurs, des pédagogues, des révolutionnaires, en un mot des « producteurs » par rapport à ceux qui ne le sont pas. À récuser la « consommation » telle qu’elle a été conçue et (naturellement) confirmée par ces entreprises d’« auteurs », on se donne la chance de découvrir une activité créatrice là où elle a été déniée, et de relativiser l’exorbitante prétention qu’a une production (réelle mais particulière) de faire l’histoire en « informant » l’ensemble d’un pays.
Une crédibilité du discours est d’abord ce qui fait marcher des croyants. Elle produit des pratiquants. Faire croire, c’est faire faire. Mais par une curieuse circularité, la capacité de faire marcher – d’écrire et de machiner les corps – est précisément ce qui fait croire. Parce que la loi est déjà appliquée avec et sur des corps, « incarnée » en des pratiques physiques, elle peut s’en accréditer et faire croire qu’elle parle au nom du « réel ». Elle se rend fiable en disant : « Ce texte vous est dicté par la Réalité même ». On croit ce qu’on suppose réel, mais ce « réel » est affecté au discours par une croyance qui lui donne un corps gravé par la loi. Il faut sans cesse à la loi une « avance » de corps, un capital d’incarnation, pour qu’elle se fasse croire et pratiquer. Elle s’inscrit donc à cause de ce qui s’en est déjà inscrit : ce sont des témoins, martyrs ou exemples qui la rendent crédibles à d’autres. Elle s’impose ainsi au sujet de la loi : « Les anciens l’ont pratiqué », ou « d’autres l’ont cru et fait », ou « toi-même, tu portes déjà en ton corps ma signature ».
En d’autres termes, le discours normatif ne « marche » que si déjà il est devenu récit, un texte articulé sur du réel et parlant en son nom, c’est-à-dire une histoire historiée et historicisée, racontée par des corps. Sa mise en récit est l’acquis présupposé pour qu’il produise encore du récit en se faisant croire. Et l’outil assure précisément le passage du discours au récit par des interventions qui incarnent la loi en lui conformant des corps et lui valent ainsi le crédit d’être récitée par le réel lui-même. De l’initiation à la torture, toute orthodoxie sociale se sert d’instruments pour se donner la forme d’une histoire et produire la crédibilité attachée à un discours articulé par des corps.
Une autre dynamique complète la première et s’y imbrique, celle qui pousse les vivants à devenir des signes, à trouver dans un discours le moyen de se transformer en une unité de sens, en une identité. De cette chair opaque et dispersée, de cette vie exorbitante et trouble, passer enfin à la limpidité d’un mot, devenir un fragment de langage, un seul nom, lisible par d’autres, citable : cette passion habite l’ascète armé d’instruments combattant sa chair, ou le philosophe qui en fait autant avec le langage, « à corps perdu », comme disait Hegel. Mais n’importe qui en est le témoin, affamé d’avoir ou d’être enfin un nom, de demeurer un appelé, de se métamorphoser en un dit, au prix même de la vie. Cette intextuation du corps répond à l’incarnation de la loi ; elle la soutient, elle semble même la fonder, elle la sert en tout cas. Car la loi en joue : « Donne-moi ton corps et je te donne sens, je te fais nom et mot de mon discours ». Les deux problématique s’entretiennent, et peut-être la loi n’aurait-elle aucun pouvoir si elle ne s’appuyait pas sur l’obscur désir d’échanger de la chair contre un corps glorieux, d’être écrit, fût-ce mortellement, et d’être mué en un mot reconnu. Ici encore, à cette passion d’être un signe, seul s’oppose le cri, écart ou extase, révolte ou fugue de ce qui du corps échappe à la loi du nommé. Peut-être toute l’expérience qui n’est pas cri de jouissance ou de douleur est-elle collectée par l’institution. Toute l’expérience qui n’est pas déplacée ou défaite par cette extase est captée par « l’amour du censeur » [cf. le « prononcé de l’erreur », les thèses réfutées par Tempier], rassemblée et utilisée par le discours de la loi. Elle est canalisée et instrumentée. Elle est écrite par le système social. Aussi faudrait-il chercher du côté des cris ce qui n’est pas « refait » par l’ordre de l’outilité scripturaire.
Même lorsque l’idéologie médicale s’inverse lentement, au début du XIXe siècle, lorsque, majoritairement, une thérapeutique d’extractions (le mal est un surcroît – quelque chose de plus ou de trop – qu’il faut enlever du corps par la saignée, la purge, etc.) est remplacée par une thérapeutique d’adjonctions (le mal est un manque, un déficit, qu’il faut suppléer par des drogues, des soutiens, etc.), l’appareillage de l’outilité continue à exercer son rôle d’écrire sur le corps le nouveau texte du savoir social au lieu de l’ancien, tout comme la herse de la Colonie pénitentiaire [de Kafka, ndr] reste identique, même si l’on peut changer le papier normatif qu’elle grave sur le corps du supplicié.
In meinen Gegenden sagt der gemeine Mann, wenn man ihm etwa eine solche Aufgabe vorlegt, wie Columbus mit seinem Ei : das ist keine Kunst, es ist nur eine Wissenschaft. D. i. wenn man es weiß, so kann man es ; und eben dieses sagt er von allen vorgeblichen Künsten des Taschenspielers. Die des Seiltänzers dagegen wird er gar nicht in Abrede sein, Kunst zu nennen.
L’usage du terme « stratégie » n’est pas moins limité. Il est justifié par le fait que les pratiques donnent une réponse adéquate aux conjonctures. Mais Bourdieu répète en même temps qu’il ne s’agit pas stratégies à proprement parler : il n’y a pas de choix entre plusieurs possibles, donc pas d’« intention stratégique » ; il n’y a pas introduction de correctifs dus à une meilleure information, donc pas « le moindre calcul » ; il n’y a pas prévision, mais seulement un « monde présumé » comme la répétition du passé. En somme, « c’est parce que les sujets ne savent pas, à proprement parler, ce qu’ils font, que ce qu’ils font a plus de sens qu’ils ne le savent ». « Docte ignorance » donc, habileté qui ne se connaît pas.