Qu’est-ce que connaître pour un tech­ni­cien de l’approche pro­po­si­tion­nelle ? Tout acte de connais­sance est un acte pro­po­si­tion­nel, puisque toute connais­sance est un énon­cé sur le monde. Mais il y a dif­fé­rentes sortes de connais­sances : la connais­sance ordi­naire et la connais­sance scien­ti­fique. L’appréhension, la sai­sie, la per­cep­tion de la nature d’une chose, par exemple d’un homme en tant qu’homme, est à la fois un acte de connais­sance simple et un acte de simple connais­sance ; ce qu’Aristote appelle « la sai­sie des indi­vi­sibles ». La connais­sance véri­table com­mence lorsqu’il y a juge­ment déve­lop­pé, com­po­si­tion de notions, aper­cep­tion non plus d’une chose ou quid­di­té, mais sai­sie de l’inhérence d’un pré­di­cat à un sujet ; et il y a connais­sance scien­ti­fique lorsqu’il y a arti­cu­la­tion de juge­ments, rai­son­ne­ment menant à une conclu­sion. La connais­sance scien­ti­fique n’est pas une nomen­cla­ture ; c’est une suite réglée de rai­son­ne­ments.
Ce modèle syl­lo­gis­tique où culmine l’approche pro­po­si­tion­nelle du réel n’en reste pas moins ici ou là domi­né par le nomi­nisme. Si le réel au sens de la science est l’objet de la science, il faut encore déter­mi­ner ce qu’est cet objet de la science. Il ne suf­fit pas, par exemple, de dire que l’objet de la phy­sique est le « corps en mou­ve­ment », l’« étant en mou­ve­ment » ou le « mou­ve­ment », pour en avoir fini avec la ques­tion médié­vale de l’objet de la phy­sique. En effet, qu’appelle-t-on « objet » ? Si l’on prend la ques­tion à son stade d’élaboration maxi­mal, autre­ment dit dans l’épistémologie du XIVe siècle, on voit rapi­de­ment que le terme moderne d’objet est trop vague pour rendre compte de la pra­tique médié­vale même la plus cou­rante, puisque, en la rigueur des termes, la plu­part des auteurs tar­difs dis­tinguent entre « objet » et « sujet ».
On sait que, tel que le défi­nit Ockham, l’objet (obiec­tum) d’une science est n’importe laquelle des pro­po­si­tions qui y sont démon­trées, son sujet (subiec­tum), le sujet de cha­cune de ces pro­po­si­tions. En tant que science pro­po­si­tion­nelle argu­men­tée et démons­tra­tive, une science a donc autant de sujets qu’elle a d’objets, ou, si l’on pré­fère, « autant de sujets que de conclu­sions » : quot sunt subiec­ta conclu­sio­num, tot sunt subiec­ta scien­tia­rum (In I Sent., Prol., q. 9). Les choses dans le monde, les res, ne sont donc pas l’objet de la science, mais les sujets de la science ; les objets de la science sont les conclu­sions : il y a bien approche méta­lin­guis­tique du réel. Cette approche, cepen­dant, est loin d’être uni­voque.
Tout d’abord, le modèle sémio­tique du nomi­nisme arti­cu­lant les noms et les choses repa­raît invin­ci­ble­ment ; c’est ain­si que cer­tains auteurs dis­tinguent trois sortes d’objets scien­ti­fiques : l’objet dit
pro­chain (la conclu­sion de la démons­tra­tion), l’objet loin­tain (le terme posé dans la conclu­sion), l’objet plus loin­tain (la chose signi­fiée par la conclu­sion). Ensuite, et sur­tout, il existe au sein même du nomi­na­lisme un anta­go­nisme fon­da­men­tal entre ceux qui, comme Ockham, sou­tiennent que « l’objet de la science est la pro­po­si­tion seule [sola pro­po­si­tio] en tant que vraie », et ceux qui, comme Grégoire de Rimini et Ugolin d’Orvieto, pensent que « l’objet de la science est le signi­fiable com­plexe [signi­fi­ca­bile com­plexe], qui est le signi­fié propre et adé­quat de la pro­po­si­tion ». On le voit, si la nou­veau­té de l’approche pro­po­si­tion­nelle tire par­ti de la thèse d’Aristote selon laquelle les noms ne sont ni vrais ni faux, elle ne peut empê­cher une réap­pa­ri­tion de la ques­tion du nom, au sens où une par­tie notable du cou­rant nomi­na­liste réin­tro­duit, sous forme de « signi­fiable com­plexe », un « signi­fié total » qui, sans être à pro­pre­ment par­ler une chose, une res indi­vi­duelle, por­teuse d’un nom, n’en est pas moins comme un fait, un Sachverhalt, un state of affairs, por­teur d’une déno­mi­na­tion.
Le nomi­nisme, inter­pré­té comme cette ten­dance à voir dans tout dis­cours une varié­té de déno­mi­na­tion por­tant non seule­ment sur les choses, mais sur les com­plexes, les faits – ou, pour­quoi pas, sur les pro­po­si­tions elles-mêmes –, est donc comme une ten­ta­tion per­ma­nente pour la pen­sée médié­vale. En d’autres mots, si la logique médié­vale du sens est une logique pro­po­si­tion­nelle, elle reste aus­si fon­da­men­ta­le­ment une logique du nom. Deux siècles avant Grégoire de Rimini, Abélard, pour­tant si peu enclin au réa­lisme onto­lo­gique, ne défi­nit-il pas lui aus­si le signi­fié d’une pro­po­si­tion non certes comme une chose, mais comme une « qua­si chose » (qua­si res) – par exemple le fait que Socrate soit homme –, dénom­mée non certes par la pro­po­si­tion elle-même (« Socrate est un homme »), mais par cette par­tie de la pro­po­si­tion, son dic­tum, qui est comme le « qua­si nom » (qua­si nomen) de ce sur quoi porte l’assertion : « que-Socrate-soit-homme est (vrai) » (Socratem esse homi­nem est [verum]) ?
Qu’elle allé­go­rise le réel ou l’aborde à tra­vers le jeu logique des pro­po­si­tions, la pen­sée médié­vale regarde donc le réel à tra­vers ses diverses formes de déno­mi­na­tions. Cependant, et c’est ce qui fait toute la diver­si­té irré­duc­tible des atti­tudes médié­vales face au monde, le nomi­nisme n’est pas toute la sémio­tique. À consi­dé­rer le réel à par­tir du signe, l’homme du Moyen Âge ne fait pas que tra­vailler à sa mise en noms. Il y a d’autres pro­blèmes et d’autres modèles d’articulation sémio­tique du réel que le « dépouille­ment lin­guis­tique » du monde décrit par cer­tains his­to­riens récents (R. Paqué). Même haus­sée du niveau des noms à celui de la pro­po­si­tion, l’analyse du rap­port des mots et des choses n’est pas la seule stra­té­gie médié­vale pour ana­ly­ser l’énigme de l’expérience. D’autres outils existent qui par­ti­cipent de l’univers sémio­tique sans pour autant se réduire à une pra­tique pure­ment nomi­niste de la signi­fi­ca­tion. Pour en mani­fes­ter l’existence, il nous faut main­te­nant abor­der la ques­tion même de l’essence de la pen­sée.

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« Pensée médié­vale » Encyclopæedia Universalis
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Les Sommes de logique ne forment pas la tota­li­té du savoir médié­val sur le lan­gage et la logique. […] Le seule apport véri­table des Sommes est d’of­frir une séman­tique des termes qui, à la fois, com­plète et fonde la théo­rie aris­to­té­li­cienne des prpo­si­tions, infé­rences et syl­lo­gismes. Cet apport se trouve concen­tré dans un cer­tains nombre de petits trai­tés ayant pour objet de défi­nir le fonc­tion­ne­ment séman­tique des termes caté­go­ré­ma­tiques pris dans des contextes pro­po­si­tion­nels variables. Cette démarche a été décrite comme une « approche contex­tuelle » par De Rijk (1962–1967). Elle résulte, pour une large part, d’une itne­rac­tion et d’une inter­pé­né­tra­tion de la logique de la réfé­rence avec les théo­ries gram­ma­ti­cales de la signi­fi­ca­tion for­mu­lées au XIIe siècle. C’est sur ce ter­rain, en effet, que s’est for­mée la notion clé de la /logica modernorum/ ou « ter­mi­nisme » : la /suppositio termini/. Les ori­gines gram­ma­ti­cales du concept de sup­po­si­tion ont été étu­diées en détail par De Rijk (1962–1967). La pré­his­toire gram­ma­ti­cale du terme de /suppositio/ chez Guillaume de Conches et Pierre Hélie est décrite dans Fredborg (1973). Le lec­teur trou­ve­ra ici-même dans l’ar­ticle de S. Ebbesen le bilan des réflexions les plus récentes sur ce pro­blème.
Le déve­lop­pe­ment de la théo­rie des sup­po­si­tions est sans doute la par­tie la mieux connue de l’his­toire de la séman­tique médié­vale. La signi­fi­ca­tion même de cette doc­trine a don­né lieu à de nom­breuses inter­pré­ta­tions. Équivalent approxi­ma­tif de la moderne théo­rie de la réfé­rence, la doc­trine des sup­po­si­tions a été consi­dé­rée tour à tour comme syn­taxique, séman­tique et prag­ma­tique. Sur ce point cf. Perreiah (1971b). Selon nousm les dif­fé­rents types de sup­po­si­tion dis­tin­gués par les médié­vaux dérivent d’une réflexion séman­tique sur la trans­la­tion uni­voque des termes /in oratione/. Qu’il s’a­gisse de la sup­po­si­tion « maté­rielle » (théo­rie de l’emploi auto­nyme du dis­cours, cor­res­pon­dant à l”  »impo­si­tion maté­rielle » des gram­mai­riens, ex : /homo est vox/) ou de la sup­po­si­tion simple (où le signi­fié for­mel est pris comme réfé­rent, ex : /homo est species/), les modes de la sup­po­si­tion décrivent avant tout les modi­fi­ca­tions de la valeur séman­tique ini­tial d’un terme dont la por­tée réfé­ren­tielle est dépla­cée selon els contextes. On note­ra d’autre part, qu’au stade de matu­ra­tion de la théo­rie, la sup­po­si­tion est défi­nie par les pos­si­bi­li­tés d’in­fé­rence (des­cen­sus), i.e. d’é­qui­va­lence entre la pro­po­si­tion /princeps/ et des dis­jonc­tions ou des conjonc­tions de pro­po­si­tions sin­gu­lières (ou encore pour la sup­po­si­tion pure­ment confuse, une pro­po­si­tion com­por­tant un pré­di­cat inter­pré­té en dis­jonc­tion). […] L’analyse des dif­fé­rentes varié­tés de sup­po­si­tions n’est cepen­dant pas le but ultime de la séman­tique médié­vale des termes. Aussi bien, les pro­blèmes les plus fon­da­men­taux de la théo­rie de la « réfé­rence » sont-ils assu­més par des notions dis­tinctes de la sup­po­si­tion : appel­la­tion, res­tric­tion, amplia­tion, dis­tri­bu­tion, etc.

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« Introduction » Histoire Épistémologie Langage
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t. 3 : « Sémantiques médiévales : Cinq études sur la logique et la grammaire au Moyen Âge »
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p. 7–17
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Contrairement à ce que sug­gère le mot d’ordre bona­ven­tu­rien de reduc­tione artium ad theo­lo­giam, l’in­ter­dé­pen­dance des dis­ci­plines, tout par­ti­cu­liè­re­ment des arts du lan­gage et de la théo­lo­gie, ne signi­fie pas que la logique médié­vale n’ait qu’une fonc­tion de « ser­vante » (phi­lo­so­phia ancil­la theo­lo­giae). Au vrai, la réflexion théo­lo­gique est si peu cou­pée de la séman­tique phi­lo­so­phique qu’elle fait même par­tie de son his­toire. On sait que l’un des prin­ci­paux apports des sum­mu­lae logi­cales du XIIIe siècle est d’of­frir une des­crip­tion du fonc­tion­ne­ment séman­tique des termes caté­go­ré­ma­tiques pris dans des contextes pro­po­si­tion­nels variés. Cette démarche a été décrite comme une « approche contex­tuelle » (L. M. De Rijk), mais elle résulte d’une inter­ac­tion et d’une inter­pé­né­tra­tion plus géné­rale que celle qui lie­rait seule­ment la théo­rie logique de la réfé­rence avec les théo­ries gram­ma­ti­cales de la signi­fi­ca­tion for­mu­lées au XIIe siècle : la spé­cu­la­tion théo­lo­gique sur les pro­blèmes de séman­tique tri­ni­taire y joue un rôle tout aus­si impor­tant. De fait, c’est bien sur ce ter­rain que s’est for­mée la notion clé de la logique sco­las­tique : la sup­po­si­tio ter­mi­ni . En d’autres mots : la doc­trine tri­ni­taire des médié­vaux est non seule­ment impré­gnée de séman­tique, elle est pro­duc­trice de séman­tique ; ce qui revient à dire que la ratio­na­li­té reli­gieuse pro­duit de la ratio­na­li­té tout court. Au fon­de­ment de la séman­tique moderne et des diverses mou­tures de la dis­tinc­tion fré­géenne entre Sinn et Bedeutung , il y a un usage théo­lo­gique d’une notion de « sup­po­si­tion » liée à l’a­na­lyse de la signi­fi­ca­tion en signi­fi­ca­tion pre­mière et signi­fi­ca­tion secon­daire. Dès le XIIe siècle, les théo­lo­giens s’ac­cordent à dire que le mot per­so­na « sup­pose » ou « signi­fie à titre pre­mier » cha­cune des trois Personnes de la Trinité et qu’il « consi­gni­fie » ou « connote » l’es­sence divine com­mune aux trois Personnes. La Personne tri­ni­taire étant dési­gnée du nom latin de sup­po­si­tum , équi­valent exact de la notion grecque d’hy­po­stase, le même mot de sup­po­si­tum étant par ailleurs celui dont se servent les gram­mai­riens latins pour dési­gner le sujet d’une phrase, le terme sup­po­nere en vient à dési­gner la fonc­tion réfé­ren­tielle d’un terme sujet d’une pro­po­si­tion. Cette amorce de théo­rie de la réfé­rence, acquise dans les années 1150, se fait à l’in­té­rieur même de la théo­lo­gie : les pre­mières sub­di­vi­sions de la sup­po­si­tio (per­son­nelle, essen­tielle ou com­mune) découlent de l’a­na­lyse théo­lo­gique des « appro­pria­tions » tri­ni­taires ; c’est seule­ment ensuite à par­tir du XIIIe siècle, que l’ar­ma­ture théo­lo­gique des notions s’ef­face devant un appa­reil pro­pre­ment phi­lo­so­phique. Il faut donc sou­li­gner que cette inno­va­tion du Moyen Âge par rap­port à la logique aris­to­té­li­cienne se fait sur un ter­rain lui-même non phi­lo­so­phique, struc­tu­ré dans ses grandes lignes par une séman­tique pro­pre­ment théo­lo­gique héri­tée du néo­pla­to­nisme boé­cien. La chose appa­raît net­te­ment si l’on consi­dère ses prin­ci­paux pro­mo­teurs : les com­men­taires des opus­cules théo­lo­giques de Boèce chez Gilbert de Poitiers et ses élèves (les « Porrétains », Porretani vers 1160). De fait, la dis­tinc­tion entre deux signi­fiés de tout nom employé en domaine natu­rel – le sujet onto­lo­gique ou quod est et sa forme dona­trice d’être ou quo est –, ain­si que la thèse selon laquelle cette double signi­fi­ca­tion est modu­lée en fonc­tion du contexte pro­po­si­tion­nel où le nom s’ins­crit, sont toutes deux d’o­ri­gine boé­cienne.

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« Pensée médié­vale » Encyclopæedia Universalis
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Le point de départ de la cri­tique de la socié­té du capi­tal actuelle doit être la réaf­fir­ma­tion des concepts de domi­na­tion for­melle et de domi­na­tion réelle comme phases his­to­riques du déve­lop­pe­ment capi­ta­liste. Toute autre pério­di­sa­tion du pro­ces­sus d’autonomisation de la valeur, tel capi­ta­lisme concur­ren­tiel, mono­po­liste, d’Etat, bureau­cra­tique, etc., sort du domaine de la théo­rie du pro­lé­ta­riat, c’est-à-dire de la cri­tique de l’économie poli­tique, pour faire par­tie du voca­bu­laire de la praxis de la social-démo­cra­tie ou de l’idéologie léni­niste codi­fiée par le sta­li­nisme.

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« Transition »
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Invariance
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La vive exal­ta­tion qu’en­gen­drait Mai 68 était mêlée d’une cer­taine inquié­tude : est-ce que le choc serait assez fort pour anni­hi­ler le pas­sif de 50 ans de contre-révo­lu­tion, si on excepte quelques moments érup­tifs au cours des jour­nées de 1936 qui eurent elles aus­si l’as­pect de fête, pleines de spon­ta­néi­té — en cela elles anti­ci­paient — et les débuts de la révo­lu­tion espa­gnole ; ce furent des échap­pées révo­lu­tion­naires au sein de la contre-révo­lu­tion. Mai 68 c’é­tait le début d’un cycle. J’en avais la convic­tion ; il fal­lait l’é­tayer, le prou­ver. La réflexion ne pou­vait pas être mise de côté. Ce qui était immé­dia­te­ment le plus impor­tant c’est qu’on avait affaire à un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire qui ne posait pas une déter­mi­na­tion clas­siste, qui mani­fes­tait donc bien l’exi­gence indi­quée dans Origine et fonc­tion de la forme par­ti : une révo­lu­tion à un titre humain.

Il n’y avait pas pos­si­bi­li­té de mythi­ser ou mytho­lo­gi­ser Mai 68, ni pos­si­bi­li­té d’être déçu car l’élé­ment essen­tiel s’é­tait effec­tué : la rup­ture dans le conti­nuum de la contre-révo­lu­tion, la dis­con­ti­nui­té. C’est pour­quoi il n’a jamais été ques­tion d’une défaite de Mai 68. Il n’y a pas eu de bataille, ni ali­gne­ment d’une armée quel­conque contre une autre. Le mou­ve­ment ne s’op­po­sa pas direc­te­ment à un immé­diat mais à une tota­li­té ; il ne s’en prit pas à des indi­vi­dus par­ti­cu­liers mais à tout un sys­tème et, vue sa fai­blesse, il s’est sou­vent conten­té d’ex­pri­mer une vie dans la brèche ouverte dans ce der­nier.

L’absence d’une don­née clas­siste immé­diate pou­vait sem­bler une infir­ma­tion de la théo­rie de K.Marx, mais c’é­tait une confir­ma­tion de son sché­ma glo­bal de la dyna­mique révo­lu­tion­naire. Les classes les plus prés de la Gemeinwesen en place inter­viennent d’a­bord ; d’où le rôle recon­nu aux nou­velles classes moyennes consi­dé­rée comme les intro­duc­trices de la classe révo­lu­tion­naire, celle qui doit accom­plir le bou­le­ver­se­ment des années 1975–80. Les grandes grèves de 1970 comme celle de Kiruna ou la révolte des ouvriers polo­nais furent inter­pré­tées en fonc­tion de cette pers­pec­tive. Il sem­blait réel­le­ment que le pro­lé­ta­riat avait ten­dance à être rame­né sur la scène mon­diale.

La non-affir­ma­tion d’une don­née clas­siste pou­vait, en outre, se com­prendre comme se déve­lop­pant dans la dyna­mique de la révo­lu­tion puisque K.Marx a sou­vent insis­té que le but de celle-ci était la sup­pres­sion du pro­lé­ta­riat, la matu­ri­té du mou­ve­ment nais­sant avec Mai 68 devait s’af­fir­mer dans la mesure où la néga­tion du pro­lé­ta­riat s’im­po­se­rait de plus en plus. Ainsi ce que je pen­sais devoir mettre au pre­mier plan ce n’est pas l’au­to­no­mie du pro­lé­ta­riat dont par­lait tant Potere Operaio, par exemple, mais sa néga­tion.

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« Vers la com­mu­nau­té humaine »
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Invariance
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La perte de sub­stance des hommes c’est la perte de leur vieil être que le capi­tal a pom­pé. Le pro­ces­sus tou­chant à sa fin, le capi­tal doit main­te­nant s’attaquer non plus à la dimen­sion pas­sée de l’humanité, mais à sa dimen­sion future ; il doit conqué­rir l’imagination. L’homme est donc dépouillé et tend à être réduit à sa dimen­sion bio­lo­gique. Le phé­no­mène atteint les racines. Autrement dit le déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives se pré­sente comme ayant été néces­saire pour détruire les vieux sché­mas, les modes de pen­sée, les repré­sen­ta­tions archaïques qui limi­taient les hommes (cette des­truc­tion est main­te­nant inter­pré­tée par des phi­lo­sophes comme Foucault). Mis en cause dans leur exis­tence pure­ment bio­lo­gique, les êtres humains com­mencent à se sou­le­ver contre le capi­tal. C’est à par­tir de là que tout peut être recon­quis, par une créa­tion géné­ra­li­sée. Mais ce deve­nir n’est pas simple, uni­voque. Le capi­tal peut encore pro­fi­ter de la créa­ti­vi­té des êtres humains, leur ravir l’imagination, se régé­né­rer et se resub­stan­cia­li­ser ; c’est dire que la lutte est d’importance et donne toute sa pro­fon­deur à l’alternative : com­mu­nisme ou des­truc­tion de l’espèce humaine. Enfin, on ne doit pas oublier qu’au cours de l’errance dif­fé­rents mou­ve­ments révo­lu­tion­naires cher­chèrent l’issue ; main­te­nant ils peuvent se mani­fes­ter

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« Errance de l’humanité – Conscience répres­sive – Communisme »
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Invariance
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La dimen­sion Gemeinwesen se per­çoit éga­le­ment dans ce que ce der­nier a appe­lé le tra­vail uni­ver­sel, le cer­veau social (expres­sion reprise par Bordiga), cer­veau social qu’on trouve théo­ri­sé sous une autre forme par Leroi-Gourhan dans Le geste et la parole. Nous pen­sons avec notre propre cer­veau mais aus­si avec celui de l’espèce en tant que som­ma­tion de tous les êtres qui nous entourent et nous pré­cèdent. C’est pour­quoi le sen­ti­ment de l’espèce que dévoile Bordiga est une autre affir­ma­tion de la Gemeinwesen.

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« Marx et la Gemeinwesen »
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Dans l’i­ma­gi­na­tion moderne, la repré­sen­ta­tion de la spi­ri­tua­li­té médié­vale emprunte lar­ge­ment au mor­bide. Ce ne sont par­tout que Melmoth gri­ma­çants, pré­di­ca­teurs faillis et confes­seurs obs­cènes que le désir arde et que la chair tra­hit ; les cou­vents sont comme des harems où des vierges alan­guies savourent les affres de l’at­tente sous le regard pesant de quelques femmes de tête. En somme, tous les spi­ri­tuels sont des « mys­tiques », et ce que « traite la mys­tique, c’est la ques­tion du corps ». Le corps jouis­sant de l’hys­té­rique, la capa­ci­té et le lan­gage sym­bo­liques du corps fémi­nin comme « répon­dant d’une véri­té (insue) », tels sont les objets ou, comme on dit, « les phé­no­mènes psy­chiques et soma­tiques » qui, de l’an­goisse à l’ex­tase, mono­po­lisent le regard – essen­tiel­le­ment cli­nique – des phi­lo­sophes.
Que les mys­tiques aient natu­rellent affaire à la souf­france au désir et au sexe – à la « folie du corps » – là même où ils pré­tendent s’en tenir à rien ; qu’ils pra­tiquent au nom du désas­su­jet­tis­se­ment la forme la plus per­verse d’au­to­con­cu­pis­cence, ce sont là des « évi­dences » que les caté­go­ries de l’his­toire viennent, le plus sou­vent, confir­mer. Tout repose sur la conven­tion des sexes : il y a la « mys­tique », qui est fémi­nine, et la « théo­lo­gie », qui est mas­cu­line, puis, dans la mys­tique même, un conflit de ten­dances : ici, la mys­tique « spon­sale » ou « nup­tiale », là, la mys­tique « spé­cu­la­tive » ou « intel­lec­tuelle » ; à gauche les filles, qui pensent au mariage, à droite les gar­çons, qui ont un métier. […] Arrêtons là. On ne peut rien faire de ces cli­vages et de ces embri­ga­de­ments. Qui sau­rait dire si Christine de Sommeln est mys­tique et fémi­nine quand elle bran­dit, sous les yeux « stu­pé­faits et hor­ri­fiés » de l’as­sis­tance, les clous « tout humides de sang qu’elle tirait de des­sous sa robe » ? Qui ose­ra dire si elle l’est plus ou moins, ou mieux qu’Hadewijch II quand elle écrit : « Désirer et aimer sans l’aide des sens voi­là ce qu’il faut. Être au-dehors et au-dedans sans connais­sance comme une morte. » Enfinm qui dira si l’in­con­nais­sance et la mort ici évo­quées sont d’une femme plus que d’un homme ? La véri­té est que l’on ne peut se pro­non­cer a prio­ri sur ce qui est mas­cu­lin et fémi­nin, nor­mal ou patho­lo­gique, mys­tique ou non mys­tique.

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chap. 8  : « L’expérience de la pen­sée »
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p. 299–300

Les corps célestes sont ain­si clas­sés par ori­gi­naux et par copies. Les ori­gi­naux, c’est l’ensemble des globes qui forment cha­cun un type spé­cial. Les copies, ce sont les répé­ti­tions, exem­plaires ou épreuves de ce type. Le nombre des types ori­gi­naux est bor­né, celui des copies ou répé­ti­tions, infi­ni. C’est par lui que l’infini se consti­tue. Chaque type a der­rière lui une armée de sosie dont le nombre est sans limites.

Depuis cinq à six mille ans, l’humanité a le spec­tacle du Ciel. Il n’y a consta­té aucun trouble sérieux. Les comètes n’ont jamais fait que peur sans mal. Six mille ans, c’est quelque chose ! c’est quelque chose aus­si que le champ du téles­cope. Ni le temps, ni l’étendue n’ont rien mon­tré. Ces bou­le­ver­se­ments gigan­tesques sont des rêves.