Si la ligne de fuite est comme un train en marche, c’est parce qu’on y saute linéai­re­ment, on peut enfin y par­ler ‘lit­té­ra­le­ment’, de n’importe quoi, brin d’herbe, catas­trophe ou sen­sa­tion, dans une accep­ta­tion tran­quille de ce qui arrive où rien en peut plus valoir pour autre chose.

Bartleby n’est pas une méta­phore de l’écrivain, ni le sym­bole de quoi que ce soit. C’est un texte vio­lem­ment comique, et le comique est tou­jours lit­té­ral. C’est comme une nou­velle de Kleist, de Dostoievski, de Kafka ou de Beckett, avec les­quelles il forme une lignée sou­ter­raine et pres­ti­gieuse. Il ne veut dire que ce qu’il dit, lit­té­ra­le­ment.

Pierre Clastres décrit le chas­seur soli­taire qui ne fait plus qu’un avec sa force et son des­tin, et lance son chant dans un lan­gage de plus en plus rapide et défor­mé : Moi, moi, moi, « je suis une nature puis­sante, une nature irri­tée et agres­sive ! » Tels sont les deux carac­tères du chas­seur, le grand para­noïaque de brousse ou de forêt : dépla­ce­ment réel avec les flux, filia­tion directe avec le dieu. C’est que, dans l’espace nomade, le corps plein du socius est comme adja­cent à la pro­duc­tion, il ne s’est pas encore rabat­tu sur elle. L’espace du cam­pe­ment reste adja­cent à celui de la forêt, il est constam­ment repro­duit dans le pro­ces­sus de pro­duc­tion, mais ne s’est pas encore appro­prié ce pro­ces­sus. Le mou­ve­ment objec­tif appa­rent de l’inscription n’a pas sup­pri­mé le mou­ve­ment réel du noma­disme. Mais il n’y a pas de pur nomade, il y a tou­jours et déjà un cam­pe­ment où il s’agit de sto­cker, si peu que ce soit, d’inscrire et de répar­tir, de se marier et de se nour­rir (Clastres montre bien chez les Guayaki com­ment, à la connexion entre chas­seurs et ani­maux vivants, suc­cède Hans le cam­pe­ment une dis­jonc­tion entre les ani­maux morts et les chas­seurs, dis­jonc­tion sem­blable à une pro­hi­bi­tion de l’inceste, puisque le chas­seur ne peut pas consom­mer ses propres prises).

Vous trou­ve­rez d’autant plus de dis­pa­rates que vous serez dans une atmo­sphère raré­fiée. Votre syn­thèse de dis­pa­rates sera d’autant plus forte que vous opé­re­rez avec un geste sobre, un acte de consis­tance, de cap­ture ou d’extraction qui tra­vaille­ra sur un maté­riau non pas som­maire, mais pro­di­gieu­se­ment sim­pli­fié, créa­ti­ve­ment limi­té, sélec­tion­né. Car il n’y a d’imagination que dans la tech­nique. La figure moderne n’est pas celle de l’enfant ni du fou, encore moins celle de l’artiste, c’est celle de l’artisan cos­mique : une bombe ato­mique arti­sa­nale, c’est très simple en véri­té, cela a été prou­vé, cela a été fait. Etre un arti­san, non plus un artiste, un créa­teur ou un fon­da­teur, et c’est la seule manière de deve­nir cos­mique, de sor­tir des milieux, de sor­tir de la terre.

Car c’est cela l’essentiel : un ensemble flou, une syn­thèse de dis­pa­rates n’est défi­ni que par un degré de consis­tance ren­dant pré­ci­sé­ment pos­sible la dis­tinc­tion des élé­ments dis­pa­rates qui le consti­tuent (discernabilité){342}. Il faut que le maté­riau soit suf­fi­sam­ment déter­ri­to­ria­li­sé pour être molé­cu­la­ri­sé, et s’ouvrir à du cos­mique, au lieu de retom­ber dans un amas sta­tis­tique. Or on ne rem­plit cette condi­tion que par une cer­taine sim­pli­ci­té dans le maté­riau non uni­forme : maxi­mum de sobrié­té cal­cu­lé par rap­port aux dis­pa­rates ou aux para­mètres. C’est la sobrié­té des agen­ce­ments qui rend pos­sible la richesse des effets de la Machine. On a sou­vent trop ten­dance à se reter­ri­to­ria­li­ser sur l’enfant, le fou, le bruit. A ce moment-là on fait flou, au lieu de faire consis­ter l’ensemble flou, ou de cap­ter les forces cos­miques dans le maté­riau déter­ri­to­ria­li­sé.

Ce que nous appe­lons machi­nique, c’est pré­ci­sé­ment cette syn­thèse d’hétérogènes en tant que telle. En tant que ces hété­ro­gènes sont des matières d’expression, nous disons que leur syn­thèse elle-même, leur consis­tance ou leur cap­ture, forme un « énon­cé », une « énon­cia­tion » pro­pre­ment machi­nique. Les rap­ports variés dans les­quels entrent une cou­leur, un son, un geste, un mou­ve­ment, une posi­tion, dans une même espèce et dans des espèces diverses, forment autant d’énonciations machi­niques.

Le propre de l’enregistrement œdi­pien, c’est d’introduire un usage exclu­sif, limi­ta­tif, néga­tif, de la syn­thèse dis­jonc­tive. Nous sommes tant for­més par Œdipe que nous avons peine à ima­gi­ner un autre usage ; et même les trois névroses fami­liales n’en sortent pas, bien qu’elles souffrent de ne plus pou­voir l’appliquer. Nous avons vu s’exercer par­tout dans la psy­cha­na­lyse, chez Freud, ce goût des dis­jonc­tions exclu­sives. Il appa­raît tou­te­fois que la schi­zo­phré­nie nous donne une sin­gu­lière leçon extra-œdi­pienne, et nous révèle une force incon­nue de la syn­thèse dis­jonc­tive, un usage imma­nent qui ne serait plus exclu­sif ni limi­ta­tif, mais plei­ne­ment affir­ma­tif, illi­mi­ta­tif, inclu­sif. Une dis­jonc­tion qui reste dis­jonc­tive, et qui pour­tant affirme les termes dis­joints, les affirme à tra­vers toute leur dis­tance, sans limi­ter l’un par l’autre ni exclure l’autre de l’un, c’est peut-être le plus haut para­doxe. « Soit… soit », au lieu de « ou bien ». Le schi­zo­phrène n’est pas homme et femme.
[…] Il est enfant ou parent, non pas l’un et l’autre, mais l’un au bout de l’autre comme les deux bouts d’un bâton dans un espace indé­com­po­sable. Tel est le sens des dis­jonc­tions où Beckett ins­crit ses per­son­nages et les évé­ne­ments qui leur arrivent : tout se divise, mais en soi-même. Même les dis­tances sont posi­tives, en même temps que les dis­jonc­tions incluses. Ce serait mécon­naître entiè­re­ment cet ordre de pen­sée que de faire comme si le schi­zo­phrène sub­sti­tuait aux dis­jonc­tions de vagues syn­thèses d’identification des contra­dic­toires, comme le der­nier des phi­lo­sophes hége­liens. Il ne sub­sti­tue pas des syn­thèses de contra­dic­toires aux syn­thèses dis­jonc­tives, mais, à l’usage exclu­sif et limi­ta­tif de la syn­thèse dis­jonc­tive, il sub­sti­tue un usage affir­ma­tif. Il est et reste dans la dis­jonc­tion : il ne sup­prime pas la dis­jonc­tion en iden­ti­fiant les contra­dic­toires par appro­fon­dis­se­ment, il l’affirme au contraire par sur­vol d’une dis­tance indi­vi­sible. Il n’est pas sim­ple­ment bisexué, ni entre les deux, ni inter­sexué, mais trans-sexué. Il est trans-vimort, trans-paren­fant. Il n’identifie pas deux contraires au même, mais affirme leur dis­tance comme ce qui les rap­porte l’un à l’autre en tant que dif­fé­rents. Il ne se ferme pas sur des contra­dic­toires, il s’ouvre au contraire, et, tel un sac gon­flé de spores, les lâche comme autant de sin­gu­la­ri­tés qu’il enfer­mait indû­ment, dont il pré­ten­dait exclure les unes, rete­nir les autres, mais qui deviennent main­te­nant des points-signes, tous affir­més par leur nou­velle dis­tance. Inclusive, la dis­jonc­tion ne se ferme pas sur ses termes, elle est au contraire illi­mi­ta­tive. « Alors je n’étais plus cette boite fer­mée à laquelle je devais de m’être si bien conser­vé, mais une cloi­son s’abattait », qui libère un espace où Molloy et Moran ne dési­gnent plus des per­sonnes, mais des sin­gu­la­ri­tés accou­rues de toutes parts, agents de pro­duc­tion éva­nes­cents. C’est la dis­jonc­tion libre ; les posi­tions dif­fé­ren­tielles sub­sistent par­fai­te­ment, elles prennent même une libre valeur, mais elles sont toutes occu­pées par un sujet sans visage et trans-posi­tion­nel. Schreber est homme et femme, parent et enfant, mort et vivant : c’est-à-dire il est par­tout où il y a une sin­gu­la­ri­té, dans toutes les séries et dans tous les rameaux mar­qués d’un point sin­gu­lier, parce qu’il est lui-même cette dis­tance qui le trans­forme en femme, au bout de laquelle il est déjà mère d’une huma­ni­té nou­velle et peut enfin mou­rir.

La machine dési­rante n’est pas une méta­phore ; elle est ce qui coupe et est cou­pé sui­vant ces trois modes. Le pre­mier mode ren­voie à la syn­thèse connec­tive, et mobi­lise la libi­do comme éner­gie de pré­lè­ve­ment. Le second, à la syn­thèse dis­jonc­tive, et mobi­lise le Numen comme éner­gie de déta­che­ment. Le troi­sième, à la syn­thèse conjonc­tive, et la Voluptas comme éner­gie rési­duelle. C’est sous ces trois aspects que le pro­cès de la pro­duc­tion dési­rante est simul­ta­né­ment pro­duc­tion de pro­duc­tion, pro­duc­tion d’enregistrement, pro­duc­tion de consom­ma­tion. Prélever, déta­cher, « res­ter », c’est pro­duire, et c’est effec­tuer les opé­ra­tions réelles du désir.

Tandis que le « ou bien » pré­tend mar­quer des choix déci­sifs entre termes imper­mu­tables (alter­na­tive), le « soit » désigne le sys­tème de per­mu­ta­tions pos­sibles entre des dif­fé­rences qui reviennent tou­jours au même en se dépla­çant, en glis­sant. Ainsi pour la bouche par­lante et les pieds mar­chants : « Il lui arri­vait de s’arrêter sans rien dire. Soit que fina­le­ment il n’eût rien à dire. Soit que tout en ayant quelque chose à dire il y renon­çât fina­le­ment… D’autres cas prin­ci­paux se pré­sentent à l’esprit. Communication conti­nue immé­diate avec redé­part immé­diat. Même chose avec redé­part retar­dé. Communication conti­nue retar­dée avec redé­part immé­diat. Même chose avec redé­part retar­dé. Communication dis­con­ti­nue immé­diate avec redé­part immé­diat. Même chose avec redé­part retar­dé. Communication dis­con­ti­nue retar­dée avec redé­part immé­diat. Même chose avec redé­part retar­dé ».{12}C’est ain­si que le schi­zo­phrène, pos­ses­seur du capi­tal le plus maigre et le plus émou­vant, telles les pro­prié­tés de Malone, écrit sur son corps la lita­nie des dis­jonc­tions, et se construit un monde de parades où la plus minus­cule per­mu­ta­tion est cen­sée répondre à la situa­tion nou­velle ou à l’interpellateur indis­cret. La syn­thèse dis­jonc­tive d’enregistrement vient donc recou­vrir les syn­thèses connec­tives de pro­duc­tion. Le pro­ces­sus comme pro­ces­sus de pro­duc­tion se pro­longe en pro­cé­dé comme pro­cé­dé d’inscription. Ou plu­tôt, si l’on appelle libi­do le « tra­vail » connec­tif de la pro­duc­tion dési­rante, on doit dire qu’une par­tie de cette éner­gie se trans­forme en éner­gie d’inscription dis­jonc­tive (Numen).