12- Des méthodes de vali­da­tion aus­si « irra­tion­nelles » sont ren­dues néces­saire par le « déve­lop­pe­ment inégal » (Marx, Lénine) des dif­fé­rentes branches de la science. Le coper­ni­cia­nisme et d’autres par­ties essen­tielles de la science moderne ont sur­vé­cu parce que la rai­son a fré­quem­ment été trans­gres­sée dans leur pas­sé.
13- La méthode de Galilée fonc­tionne éga­le­ment dans d’autres domaines. Par exemple, on peut s’en ser­vir pour éli­mi­ner les argu­ments actuels contre le maté­ria­lisme et pour mettre fin au pro­blème phi­lo­so­phique du dua­lisme corps/esprit (sans cepen­dant tou­cher aux pro­blèmes scien­ti­fiques cor­res­pon­dants).
14- les résul­tats obte­nus jusqu’à pré­sent conduisent à pen­ser qu’on pour­rait abo­lir la dis­tinc­tion entre contexte de décou­verte et contexte de jus­ti­fi­ca­tion, et la dis­tinc­tion connexe entre termes d’observation et termes théo­riques. Ni l’une ni l’autre de ces dis­tinc­tions ne joue de rôle dans la pra­tique scien­ti­fique. Toute ten­ta­tive pour les ren­for­cer aurait des consé­quences désas­treuses.
15- En défi­ni­tive, la dis­cus­sion des cha­pitres 6 à 13 montre que la ver­sion pop­pé­rienne du plu­ra­lisme de Mill n’est pas en accord avec la pra­tique scien­ti­fique et détrui­rait la science telle que nous la connais­sons. Une fois la science don­née, le ration­nel ne peut être uni­ver­sel, et l’irrationnel ne peut être exclu. Ce trait de la science plaide pour une épis­té­mo­lo­gie anar­chiste. En recon­nais­sant que la science n’est pas sacro-sainte et que le débat entre la science et le mythe a ces­sé sans qu’il y ait eu de vain­queur, on donne plus de force encore à la cause de l’anarchisme.
16- Même ingé­nieuse la ten­ta­tive de Lakatos pour construire une métho­do­lo­gie qui a) ne donne pas de direc­tive, et b) impose cepen­dant des res­tric­tions aux acti­vi­tés visant l’extension du savoir n’échappe pas à la conclu­sion pré­cé­dente. Car la phi­lo­so­phie de Lakatos ne semble libé­rale que parce que c’est un anar­chisme dégui­sé. Et les cri­tères qu’il dégage de la science moderne ne peuvent pas être consi­dé­rés comme des arbitres neutres entre celles-ci et la science d’Aristote, le mythe, la magie, la reli­gion, etc.
17- De plus, ces cri­tères, qui impliquent une com­pa­rai­son des domaines de réfé­rence, ne sont pas tou­jours appli­cables. Les domaines de réfé­rences de cer­taines théo­ries sont incom­pa­rables en ce sens qu’aucune des rela­tions logiques habi­tuelles (l’inclusion, l’exclusion, l’intersection) ne peut être éta­blie entre eux. Cela se pro­duit lorsqu’on veut com­pa­rer les mythes et la science. C’est le cas aus­si lorsqu’il s’agit de com­pa­rer les branches les plus avan­cées, les plus géné­rales, et par consé­quent les plus mytho­lo­giques, de la science elle–même.
18- Ainsi la science est beau­coup plus proche du mythe qu’une phi­lo­so­phie scien­ti­fique n’est prête à l’admettre. C’est une des nom­breuses formes de pen­sées qui ont été déve­lop­pées par l’homme, mais pas for­cé­ment la meilleure. La science est indis­crète, bruyante, inso­lente ; elle n’est essen­tiel­le­ment supé­rieure qu’aux yeux de ceux qui on opté pour une cer­taine idéo­lo­gie, ou qui l’on accep­tée sans jamais avoir étu­dié ses avan­tages et ses limites. Et comme c’est à chaque indi­vi­du d’accepter ou de reje­ter des idéo­lo­gies, il s’ensuit que la sépa­ra­tion de l’État et de l’Église doit être com­plé­té par la sépa­ra­tion de l’État et de la Science : la plus récente, la plus agres­sive et la plus dog­ma­tique des ins­ti­tu­tions reli­gieuses. Une telle sépa­ra­tion est sans doute notre seule chance d’atteindre l’humanité dont nous sommes capables, mais sans l’avoir jamais plei­ne­ment réa­li­sée.

Il est rare que les grands pro­blèmes poli­tiques ou intel­lec­tuels débouchent sur une solu­tion, soient réso­lus, réglés et dépas­sés ; plus sou­vent ils se perdent dans les sables, où ils sont oubliés ou effa­cés. La chris­tia­ni­sa­tion a effa­cé un pro­blème dont les Grecs n’a­vaient pas trou­vé la clé et dont ils n’ar­ri­vaient pas davan­tage à se déprendre. Il est per­mis de sup­po­ser qu’ils s’en étaient épris pour des rai­sons non moins acci­den­telles.

Pour reje­ter le mythe ou le Déluge, il ne suf­fit pas d’une étude plus atten­tive ou d’une meilleure méthode : il faut chan­ger de pro­gramme ; on ne rebâ­tit pas ce qui était construit de tra­vers : on va habi­ter ailleurs. Car le mat­ter of facts n’est connais­sable que dans une inter­pré­ta­tion. Je ne veux pas dire que les faits n’existent pas : la maté­ria­li­té existe bel et bien, elle est en acte, mais, comme disait le vieux Duns Scot, elle n’est l’acte de rien. La maté­ria­li­té des chambres à gaz n’en­traîne pas la connais­sance qu’on peut en avoir. Distincts en eux-mêmes, mat­ter of facts et inter­pré­ta­tion sont tou­jours liées pour nous, à la manière de ces réfé­ren­dums où de Gaulle deman­dait aux votants une seule réponse pour deux ques­tions dis­tinctes.

La Vérité est bal­ka­ni­sée par des forces et blo­quée par des forces. L’adoration et l’a­mour du sou­ve­rain sont des efforts impuis­sants pour reprendre le des­sus sur la sou­mis­sion : « puisque je l’aime, il ne me veut donc pas de mal ». (Un ami alle­mand m’a racon­té que son père avait voté Hitler pour se ras­su­rer : puisque je vote pour lui, tout juif que je suis, c’est donc qu’au fond il pense comme moi). Et, si l’empereur se fai­sait ou, plus sou­vent, se lais­sait ado­rer, cela ser­vait d”  »infor­ma­tion de menace » : puis­qu’il est ado­rable, que nul ne s’a­vise de contes­ter son auto­ri­té. […] L’esclave pro­cède à ce que Léon Festinger, psy­cho­logue ins­truc­tif, car né malin, appelle une réduc­tion de la dis­so­nance.

Notre vie quo­ti­dienne est com­po­sée d’un grand nombre de pro­grammes dif­fé­rents et l’im­pres­sion de médio­cri­té quo­ti­dienne naît jus­te­ment de cette plu­ra­li­té qui, dans cer­tains états de scru­pule névro­tique, est sen­tie comme une hypo­cri­sie ; nous pas­sons sans cesse d’un pro­gramme à l’autre, comme on change de lon­gueur d’onde à la radio, mais nous le fai­sons à notre insu. Or la reli­gion n’est qu’un seul de ces pro­grammes et n’a­git guère dans les autres.
Comme dit Paul Pruyser dans sa Dynamic Psychology of Religion, la reli­gio­si­té n’oc­cupe, dans une jour­née, que la moindre par­tie des pen­sées d’un homme reli­gieux : mais on en dirait autant des pen­sées d’un spor­tif, d’un mili­tant ou d’un poète. Elle occupe une étroite bande, mais l’oc­cupe sin­cè­re­ment et inten­sé­ment.
[…] On se sent plus à l’aise pour étu­dier les croyances, reli­gieuses ou autres, quand on com­prend que la véri­té est plu­rielle et ana­lo­gique. Cette ana­lo­gie du vrai fait que l’hé­té­ro­gé­néi­té des pro­grammes passe inaper­çue : nous sommes tou­jours dans le vrai quand nous chan­geons à notre insu de lon­gueur d’onde ; notre sin­cé­ri­té est entière lorsque nous oublions les impé­ra­tifs et usages de la véri­té d’il y a cinq minutes, pour adop­ter ceux de la nou­velle véri­té.

Comparée aux siècles chré­tiens ou mar­xistes, l’Antiquité a sou­vent un air vol­tai­rien ; deux augures ne peuvent se ren­con­trer sans sou­rire l’un de l’autre, écrit Cicéron […] Ce qui pose un pro­blème géné­ral. Tels les Dorzé qui estiment à la fois que le léo­pard jeûne et qu’il faut se gar­der de lui tous les jours, les Grecs croient et ne croient pas à leurs mythes ; ils y croient, mais ils s’en servent et ils cessent d’y croire là où ils n’y ont plus inté­rêt ; il faut ajou­ter, à leur décharge, que leur mau­vaise foi rési­dait plu­tôt dans la croyance que dans l’u­ti­li­sa­tion inté­res­sée : le mythe n’é­tait plus qu’une super­sti­tion de demi-let­trés, que les doctes révo­quaient en doute. La coexis­tence en une même tête de véri­tés contra­dic­toires n’en est pas moins un fait uni­ver­sel. Le sor­cier de Lévi-Strauss croit à sa magie et la mani­pule cyni­que­ment, le magi­cien selon Bergson ne recourt à la magie que là où il n’existe pas de recettes tech­niques assu­rées, les Grecs inter­rogent la Pythie et savent qu’il arrive à cette pro­phé­tesse de faire de la pro­pa­gande pour la Perse ou la Macédoine, les Romains truquent leur reli­gion d’État à des fins poli­tiques, jettent à l’eau les pou­lets sacrés s’ils ne pré­disent pas ce qu’il fau­drait, et tous les peuples donnent un coup de pouce à leurs oracles ou à leurs indices sta­tis­tiques pour se faire confir­mer ce qu’ils dési­rent croire. Aide-toi, le ciel t’ai­de­ra ; le Paradis, mais le plus tard pos­sible. Comment ne serait-on pas ten­té de par­ler ici d’i­déo­lo­gie ?
[…] L’idéologie est un ter­tium quid à côté de la véri­té et des pannes inévi­tables et aléa­toires de la véri­té que sont les erreurs ; c’est une erreur constante et orien­tée.
[…] La notion d’i­déo­lo­gie est une ten­ta­tive louable et man­quée pour parer à la légende d’une connais­sance dés­in­té­res­sée, aux termes de laquelle il exis­te­rait une lumière natu­relle qui serait une facul­té auto­nome, dif­fé­rente des inté­rêts de la vie pra­tique. Cette ten­ta­tive abou­tit mal­heu­reu­se­ment à une cote mal taillée : l’i­déo­lo­gie mêle deux concep­tions incon­ci­liables de la connais­sance, celle du reflet et celle de l’o­pé­ra­tion. Peu frap­pante à pre­mière vue, cette contra­dic­tion est rédhi­bi­toire, si l’on y réflé­chit un ins­tant : la connais­sance ne peut pas être tan­tôt cor­recte et tan­tôt biai­sée ; si des forces telles que l’in­té­rêt de classe ou le pou­voir la dévient quand elle est fausse, alors les mêmes forces opèrent aus­si quand elle dit vrai : elle est le pro­duit de ces forces, elle n’est pas le reflet de son objet.
Mieux vau­drait recon­naître que toute connais­sance est inté­res­sée et que véri­tés et inté­rêts sont deux mots dif­fé­rents pour une même chose, car la pra­tique pense ce qu’elle fait.

Les Grecs [ont fini par faire] un usage céré­mo­niel de l’ai­tio­lo­gie ; en effet, le mythe était deve­nu véri­té rhé­to­rique. […] D’où une moda­li­té par­ti­cu­lière de croyance : le conte­nu des dis­cours d’ap­pa­rat n’é­tait pas sen­ti comme vrai et pas davan­tage comme faux, mais comme ver­bal. Les res­pon­sa­bi­li­tés de cette « langue de bois » ne sont pas du côté des pou­voirs poli­tiques, mais d’une ins­ti­tu­tion propre à cette époque, à savoir la rhé­to­rique. Les inté­res­sés n’é­taient pas contre pour autant, car ils savaient dis­tin­guer la lettre et la bonne inten­tion : si ce n’é­tait pas vrai, c’é­tait bien trou­vé.
Les Grecs avaient une vieille com­plai­sance pour le bene tro­va­to, qui confirme une idée du jeune Nietzsche : il n’y a pas men­songe là où le men­teur n’a pas inté­rêt à men­tir. […] L’hymne homé­rique à Hermès est une illus­tra­tion humo­ris­tique de ce zèle pieux ; selon le poète, le dieu Hermès, jeune pro­dige aux mille malices, était à peine sor­ti du ventre de sa mère qu’il inven­tait l’art des chan­sons ; la pre­mière com­po­si­tion de ce témoin pri­vi­lé­gié consis­ta à racon­ter les amours de son père et de sa mère.

Ce n’est donc pas une his­toire édi­fiante que nous racon­tons ici, celle de la rai­son contre le mythe. Car la rai­son n’a pas gagné, on le ver­ra (le pro­blème du mythe a été oublié plu­tôt que réso­lu), ce n’é­tait pas pour une bonne cause qu’on se bat­tait (le prin­cipe des choses actuelles fut le refuge de tous les pré­ju­gés : Épicure et saint Augustin niaient en son nom l’exis­tence des anti­podes) et enfin ce n’é­tait pas elle qui se bat­tait, mais seule­ment un pro­gramme de véri­té dont les pré­sup­po­sés sont assez étranges pour nous échap­per, ou nous éton­ner quand nous les sai­sis­sons. On n’a jamais, su le vrai, le faux, le mythe, la super­sti­tion, une vue com­plète, une évi­dence, un index sui.

Le mode de trans­mis­sion ne compte pas ; la parole est un simple miroir ; par la parole, les Grecs enten­daient le mythe, le lexique ou plu­tôt l’é­ty­mo­lo­gie, la poé­sie, les pro­verbes, bref tout ce qui « se dit » et parle tout seul (puisque nous ne fai­sons que le répé­ter). Dès lors, com­ment la parole pour­rait-elle par­ler de rien ? On sait quel gros pro­blème a été l’exis­tence du néant pour la phi­lo­so­phie grecque jus­qu’à Platon : c’est un autre symp­tôme de ce « dis­cours » du miroir que nous venons de retrou­ver dans le pro­blème du mythe. Pour se trom­per, men­tir ou par­ler à vide, il faut par­ler de ce qui n’est pas ; il faut donc que ce qui n’est pas soit, pour qu’on puisse en par­ler ; mais qu’est-ce qu’un néant qui n’est pas rien ? Platon se résout à fran­chir le cap, à tuer « notre père Parménide » et, par un coup de force aus­si grand que celui par lequel les mathé­ma­ti­ciens grecs venaient d’ad­mettre l’exis­tence de nombres non nom­brables (les fameux « irra­tion­nels »), à admettre que le non-être est. Nous nous éton­nons que l’ef­fort ait dû être si grand ; mais, si la parole est un miroir, la dif­fi­cul­té se com­prend : com­ment un miroir pour­rait-il reflé­ter un objet qui n’est pas là ? Refléter ce qui n’est pas, cela revient à ne pas reflé­ter ; inver­se­ment, si le miroir reflète un objet, cet objet existe : donc le mythe ne sau­rait par­ler de rien. Conclusion : nous sommes sûrs d’a­vance que le mythe le plus naïf aura un fond de véri­té (…)
Refléter le néant, c’est ne pas reflé­ter ; reflé­ter le brouillard, ce sera pareille­ment reflé­ter confu­sé­ment : quand l’ob­jet est trouble, le miroir l’est aus­si. Les degrés du savoir seront donc paral­lèles à ceux de l’être ; tout le pla­to­nisme est là.