Est-ce que je ten­dais la main vers l’interrupteur, pro­non­çais les mots à voix basse, « je ne sais pas », et seule­ment alors me disais : « Tiens, voi­là que je les ai pro­non­cés encore ! », et cela, chaque soir ? N’est-ce pas plu­tôt que, une fois, les pro­non­çant, me sur­pre­nant les pro­non­çant, j’ai pen­sé – j’ai pen­sé d’abord « Mais qu’est-ce qu’il me prend ? » : je ne bat­tais pas, en effet, à tel point la cam­pagne que je n’eusse conscience à tout le moins d’une bizar­re­rie ; et ensuite seule­ment : « Qui plus est, il me semble bien que ce n’est pas la pre­mière fois. » Mais com­bien de fois ? Une fois ? Deux fois ? Trois ou quatre ? En sorte que, où j’ai dit plus haut « chaque soir », il pour­rait ne s’agir que de peu de soirs, et peut-être point même consé­cu­tifs. Il pour­rait ne s’agir que de l’illusion de plu­sieurs soirs. Ou est-ce que je me sur­pre­nais, ces mots, « je ne sais pas », sur le point de les pro­non­cer, et cela, alors, oui, pour­quoi pas ?, chaque soir – chaque soir, de nou­veau, ayant déri­vé mes pen­sées sur le sujet vaste de mon igno­rance –, ou non pas, d’ailleurs, sur le point de les pro­non­cer, ni ne me sur­pre­nant, mais, chaque soir, y recou­rant comme à cela seul qui fût sûr, ou non pas y recou­rant, et non pas comme à cela seul qui fût sûr, en négli­geant, encore qu’elle fût, la cer­ti­tude au pro­fit de la répé­ti­ti­vi­té qu’elle fonde, en accep­tant, pro­vi­soire, puisque, le len­de­main, je recom­men­ce­rais, le constat en tant même que, le len­de­main, je recom­men­ce­rais, et l’égalant, répé­ti­tif, par là m’égalant, et mieux de le dire, de pro­non­cer les mots, et qu’ils vibrassent, fût-ce peu, dans l’air et dans l’espace, qui sont ordre de la nature, à l’ordre de la nature, et à la répé­ti­ti­vi­té des soirs.

L’intérêt, pour­tant, qu’il y a, non négli­geable, tant s’en faut, à pas­ser des nuits très courtes, c’est que, à la condi­tion qu’il ne soit pas pré­vu de ren­dez-vous après le déjeu­ner, l’on a désor­mais un but dans la vie : la sieste. C’est dans la pen­sée de la sieste, en outre, qu’au cours d’une mati­née certes s’étirant, mais enfin moins que n’eût fait, suc­cé­dant à la nuit longue, le jour entier, et mal­gré les effets de la fatigue qu’il se peut bien que l’on res­sente, l’on s’adonnera à quelque tâche louable : repeindre une à deux fenêtres, apprendre quelques mots d’une langue étran­gère, à tra­vers les­quels voir venir le monde ; dans son car­net, cou­cher une ou deux notes. L’heure son­née de la sieste, l’on se ver­ra en droit de rete­nir un ouvrage, indif­fé­rem­ment de lec­ture aisée, ou plus dif­fi­cile : la honte, dans le pre­mier cas, l’effort dans l’autre, seront trop brefs pour qu’il vaille d’en tenir compte. Au sor­tir de la sieste, l’on n’aura plus devant soi qu’agréables pers­pec­tives : verre d’avant dîner, dîner, pro­jec­tion d’un film dans l’ancienne nur­se­ry trans­for­mée en ciné­ma­thèque, and so to bed. L’on y pui­se­ra la force, ma foi, de peindre une fenêtre encore, d’apprendre quelques mots de plus, ou de cou­cher une autre note (au choix). L’on consta­te­ra, qui plus est, par le moyen d’un cal­cul simple, que la nuit courte addi­tion­née de sieste consacre au som­meil moins d’heures et, ce fai­sant, accorde plus à la vie pro­pre­ment dite, laquelle est éveil, que n’eût fait la nuit longue.

Nous par­lions de l’ignorance ; aus­si, d’un savoir obs­cur ; du sang, et com­ment, une fois appris qu’il cir­cule, c’est conti­nû­ment, obs­cu­ré­ment, qu’on le per­çoit cir­cu­ler ; de ce chuin­te­ment aux oreilles lorsqu’on les bouche ; du cour, et comme on l’entend battre, la nuit, ces coups sourds, dans le silence de la cam­pagne ; du corps en géné­ral ; de son uni­té, de son mor­cel­le­ment, de ses débris.

[L]es émo­tions font tom­ber un froid de glace sur mon âme. Ai-je une occa­sion immé­diate de tris­tesse, aus­si­tôt le sen­ti­ment de la tris­tesse me fait défaut.

Erschütterungen sen­ken etwas wie Eiseskälte in meine Seele hinein. Unmittelbar zur Trauer veran­laßt, ent­schlüpft mir die Trauer-Empfindung voll­stän­dig.

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trad.  Marthe Robert
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p. 189

J’adore empê­cher mon rire d’éclater. C’est un cha­touille­ment si mer­veilleux que de ne pas pou­voir lâcher ce qui aime­rait tel­le­ment jaillir. J’aime ce qui ne doit pas être, ce qui doit ren­trer en moi. La chose étouf­fée en devient plus pénible, mais aus­si plus pré­cieuse. Oui, oui, je l’avoue, j’aime bien être oppri­mé. Certes. Non, pas tou­jours certes. Que M. Certes dis­pa­raisse de ma vue. Voici ce que je vou­lais dire : être obli­gé de répri­mer quelque chose, cela signi­fie le faire dou­ble­ment autre part. Rien n’est plus fade qu’une per­mis­sion indif­fé­rente obte­nue rapi­de­ment et à bon compte. J’aime bien tout méri­ter, tout connaître par l’expérience, et un rire, par exemple, a besoin d’être expé­ri­men­té. Quand je crève inté­rieu­re­ment de rire, quand je ne sais plus où mettre toute cette poudre stri­dente, je sais alors ce que rire signi­fie, c’est alors que je ris en rieur consom­mé, c’est alors que j’ai une repré­sen­ta­tion par­faite de ce qui m’a secoué. Il suit de là qu’il me faut sup­po­ser, et me tenir fer­me­ment à cette convic­tion, que les règles rendent l’existence argen­tée, peut-être même dorée, en un mot pleine d’attraits.

Ich mag mich sehr, sehr gern am Herausschallen des Lachens verhin­dern las­sen. Das kit­zelt so wun­der­bar : es nicht los­las­sen zu dür­fen, was doch so gern heraus­schießen möchte. Was nicht sein darf, was in mich hinab muß, ist mir lieb. Es wird dadurch pein­li­cher, aber zugleich wert­vol­ler, dieses Unterdrückte. Ja ja, ich ges­tehe, ich bin gern unter­drückt. Zwar. Nein, nicht immer zwar. Herr Zwar soll mir abmar­schie­ren. Was ich sagen wollte : etwas nicht tun dür­fen, heißt, es irgend­wo anders dop­pelt tun. Nichts ist fader als eine gleichgül­tige, rasche, billige Erlaubnis. Ich ver­diene, erfahre gern alles, und z. B. ein Lachen bedarf auch der Durch-Erfahrung. Wenn ich inner­lich zers­pringe vor Lachen, wenn ich kaum noch weiß, wo ich all das zischende Pulver hin­tun soll, dann weiß ich, was Lachen ist, dann habe ich am läche­rig­sten gelacht, dann habe ich eine voll­kom­mene Vorstellung des­sen gehabt, was mich erschüt­terte. Ich muß dem­nach unbe­dingt anneh­men und es als feste Überzeugung auf­be­wah­ren, daß Vorschriften das Dasein ver­sil­bern, viel­leicht sogar ver­gol­den, mit einem Wort reiz­voll machen.

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trad.  Marthe Robert
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p. 151–152

Et pour­tant, nous ne sommes pas sans digni­té, mais c’est une digni­té très, très mobile, petite, flexible et souple. D’ailleurs nous nous en revê­tons et la dépouillons selon les besoins. Sommes-nous les pro­duits d’une haute civi­li­sa­tion, ou des enfants de la nature ? Cela non plus je ne sau­rais pas le dire. Il y a une chose dont je suis sûr : nous atten­dons ! C’est là notre valeur. Oui, nous atten­dons, nous ten­dons pour ain­si dire l’oreille vers la vie, vers cette plaine, vers cette mer et ses tem­pêtes qu’on appelle monde.

Und doch sind wir Schüler dur­chaus nicht ohne Würde, aber es ist eine sehr, sehr bewe­gung­sfä­hige, kleine, bieg- und schmieg­same Würde. Übrigens legen wir sie an und ab je nach Erfordernissen. Sind wir Produkte einer höhe­ren Kultur, oder sind wir Naturkinder ? Auch das kann ich nicht sagen. Das eine weiß ich bes­timmt : wir war­ten ! Das ist unser Wert. Ja, wir war­ten, und wir hor­chen gleich­sam ins Leben hinaus, in diese Ebene hinaus, die man Welt nennt, aufs Meer mit sei­nen Stürmen hinaus.

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trad.  Marthe Robert
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p. 137

Lorsqu’un élève de l’Institut Benjamenta est en droit d’être content de lui, ce qui arrive rare­ment, car chez nous les règle­ments tombent comme la pluie, la neige, la foudre et la grêle, il répand une bonne odeur, et c’est la douce sen­teur d’une louange modeste, mais gagnée de haute lutte.

Darf ein Schüler des Institutes Benjamenta zufrie­den mit sich sein, was sel­ten vor­kommt, da es bei uns von Vorschriften hagelt, blitzt, schneit und regnet, so duf­tet es um ihn herum, und das ist der süße Duft des bes­chei­de­nen, aber wacker erkämpf­ten Lobes.

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trad.  Marthe Robert
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p. 126

Nous sommes tous sans excep­tion un peu éner­giques, car la médio­cri­té et la misère dans les­quelles nous vivons nous donnent sujet de croire fer­me­ment aux quelques conquêtes que nous avons pu faire. Notre foi en nous-mêmes est notre modes­tie. Si nous ne croyions à rien, nous ne sau­rions pas que nous sommes insi­gni­fiants.

Wir sind alle ohne Ausnahme ein wenig ener­gisch, denn die Kleinheit und Not, in der wir uns befin­den, veran­las­sen uns, fest an die paar Errungenschaften, die wir gemacht haben, zu glau­ben. Unser Glaube an uns ist unsere Bescheidenheit. Wenn wir an nichts glau­ben wür­den, wüß­ten wir nicht, wie wenig wir sind.

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trad.  Marthe Robert
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p. 102

Diable, quel audi­teur com­pré­hen­sif tu fais. Positivement, un arbre ployant sous les fruits de la com­pré­hen­sion.

Teufel, was bist du für ein verständ­nis­vol­ler Zuhörer. Du bist gera­de­zu ein Baum, der voll Verständnis behan­gen ist.

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trad.  Marthe Robert
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p. 106

J’espionne, et cela embel­lit ma vie, car sans la néces­si­té d’espionner, il n’y a plus de vie du tout.

Ich passe auf1, und das ver­schö­nert das Leben, denn ohne auf­pas­sen zu müs­sen, gibt es eigent­lich gar kein Leben.

  1. Je fais atten­tion, je suis aux aguets, j’ouvre les oreilles
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trad.  Marthe Robert
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p. 85