Pour résumer, je vois donc trois étapes. La première, c’est soit Pindare, soit Archiloque. La deuxième : Pindare et Archiloque – Heine, donc. Et la troisième : un au-delà de Pindare et d’Archiloque, quelque chose qui évoque la possibilité de l’une et l’autre poésie à travers leur absence, qui est structurée par l’effort poétique. Comme si le poème conjurait une chose perdue, une chose absente qui ne peut, sans être profanée, sans être mésusée, être évoquée que de cette manière négative et ne pourra plus jamais être positivement revendiquée. Celan ne peut pratiquer l’éloge comme le fait Rilke, c’est impossible dans cette langue allemande. Et je pense qu’une des vérités ultimes de la poésie est constamment trahie par les poésies nostalgiques s’inspirant de Heidegger, et donc du désir de faire parler les maîtres… Du Pindare « recuit », en somme. Et c’est là que je trouve, malgré leur don indubitable, Char et Bonnefoy tout à fait irritants.
Lu
Benjamin [dans La Tâche du traducteur] dit qu’il est impossible de traduire le contenu – c’est-à-dire le signifié – d’une langue à l’autre, parce que dans ce cas on réduit la particularité de la langue à quelque chose d’universel et d’abstrait. Brot en allemand, ce n’est pas « pain », voilà la difficulté. Brot a une tout autre forme empirique en allemand : ça se mangue autrement, ça s’associe à d’autres situations que ce que le mot « pain » évoque dans le contexte culturel français. Ce qui fait que traduire Bort par « pain », c’est trahir quelque chose que Brot évoque. Donc quand Hölderlin traduit du grec, très souvent il trahit le référent au profit de quelque chose de plus évocateur. L’émotion que j’ai ressentie, jeune, en découvrant Hölderlin a servi de fil conducteur à mon interrogation. Je me suis toujours demandé d’où vient l’effet poétique, que je ne voulais pas confondre avec l’effet de sens. L’effet poétique est assimilé plutôt à un affect. Le sens, c’est le repos de l’affect, c’est un aboutissement où les choses s’immobilisent avec la plus haut précision pensable. Mais l’affect est purement dynamique. Or l’affect, dans la langue maternelle d’origine (ou contre la langue d’origine déjà rendue trop instrumentale dans l’effort de désigner des choses, d’avoir des nomenclatures que tout le monde accepte) ne peut fonctionner poétiquement que sur deux registres : l’éloge et le blâme – et l’on retrouve le grec ancien.
Il n’y a que deux poésies paradigmatiques : celles de Pindare et d’Archiloque. L’un qui fait l’éloge – ce que Rilke appelle rühmen, « dire à quel point la réussite est éclatante » –, et c’est Pindare, qui choisit de chanter les vainqueurs et d’abandonner les vaincus à leur triste sort… Et l’autre, le poète qui croasse comme un corbeau, c’est Archiloque, qui chante la défaite, qui s’enorgueillit même d’avoir jeté son bouclier dans un buisson et d’imaginer un adversaire s’en emparer1. Pour moi, la poésie ne peut être abordée dans sa dynamique affective que sur ces deux modes que sont l’éloge et le blâme ; et la langue maternelle à créer cherche à fournir à l’élan poétique l’élément dans lequel il peut s’épanouir sans être tributaire de ce dont il est question, qui est largement un prétexte.
La poésie n’a rien d’intellectuel, elle est largement dominée par le déploiement d’un affect qui a besoin, comme élément, d’une langue maternelle qui peut parfaitement être issue de plusieurs langues. Je dirais même que le poète le plus puissant va avoir plusieurs langues dans sa besace. Cette observation, je ne peux absolument pas la prouver, mais j’en suis convaincu : on s’est toujours demandé pourquoi la littérature grecque utilise, selon le genre, une autre langue artificielle ; il y a la langue de l’épopée dominée par l’ionien (et un peu d’achéen) ; puis avec Pindare, on trouve le dorien ; et ensuite, avec la tragédie, selon la partie parlée ou chantée, on est confronté à l’une ou l’autre langue artificielle. Or, ce que j’essaie de décrire comme l”« entre » des langues, les Grecs l’ont fabriqué à partir du grec.
Le grec est en effet multi-langues, ce qui est incroyable quand on y réfléchit. Quand les Grecs ont fabriqué de la littérature, de la poésie, ils naviguaient entre plusieurs langues, car il leur fallait mobiliser la vague de l’affect pour dire soit la jubilation, soit la lamentation. La lamentation, qui jouxte la vitupération, qui jouxte la révolte contre le malheur, est une autre source de poésie très puissante. Si l’on veut vraiment insulter, il faut disposer d’une langue poétique qui est la langue maternelle ; c’est ce que nous dit Pindare : « La parole poétique est comme la flèche qui frappe la cible. » C’est une parole qui va dans le mille. Quand Pindare dit es to pan, que Puech traduit par « pour la foule », alors que ça veut dire « dans le mille », il ne réfléchit pas à la question de savoir comment cette parole peut être reçue par la multitude : il se demande si cette parole, qui est une flèche, frappe le cœur de la cible. La poésie ne peut pas être violence originaire, sinon elle n’a aucune raison d’être.
Lorsque je parle de « l’allemand », je désigne la langue allemande, non pas dans sa diversité dialectale, mais en tant que langue codifiée, soustraite en quelque sorte à la communauté immédiate. J’évoque en réalité ce que l’ont appelle le « Hochdeutsch », cette langue qui, pour être parlée, suppose que les locuteurs soient libérés de la contingence des affects. S’il est évidemment toujours possible de recréer dans cette langue les conditions de l’expression affective, cela passe uniquement par la littérature, si bien que l’allemand se présente sous une forme très stratifiée. On a tout d’abord affaire à un idiome très souvent régional, qui sert à la vie quotidienne, directe, à la communication de desiderata ou d’évaluations non élaborées. Ces idiomes régionaux échappent très largement à ce qui, pour le Hochdeutsch, est constitutif, à savoir la syntaxe. Au-delà de cette sphère presque désincarnée, tant elle est peu faite pour exprimer des enjeux humains immédiats, se trouve la littérature.
Il importe de saisir en premier lieu comment fonctionne ce Hochdeutsch dont l’élaboration résulte d’un processus assez long, inséparable de la traduction de la Bible par Luther, des réaménagements de cette traduction, de la pratique des sermons, ainsi que des pratiques littéraires issus de l’ensemble de ces travaux. La langue épurée est si difficile que l’on évite de la pratiquer dans la situation de communication immédiate : les présentateurs de radio par exemple ou à la télévision sont obligés de lire leur texte, car il est impossible d’improviser correctement le Hochdeutsch. Cette langue se caractérise par le fait qu’elle est totalement soustraite aux idiomatismes, et entièrement soumise au principe générateur de syntaxe. La syntaxe anglaise ou française n’est pas si contraignante et la présence des idiomatismes est plus grande, de sorte qu’il y est bien davantage possible d’avoir recours à des expressions toutes faites, à des manières de dire. L’allemand pur, stylisé, implique au contraire d’être produit en fonction d’un principe générateur de la syntaxe, ce qui a pour conséquence que la manière de parler est soit extrêmement individualisée – le discours ne peut pas être emprunté en puisant dans le stock idiomatique –, soit elle est un calque sans personnalisation possible, sans que l’on puise jouer sur la convention, en « citant ».
La contrainte syntaxique ne s’est dégagée qu’à partir du moment où, pour l’identifier, on s’est extrait du modèle de la grammaire latine où l’on présuppose que les propositions repose essentiellement sur le substantif, le nom qui est sujet et son attribut ou prédicat. La structure de la phrase latine est comparable à une équation dans la mesure où, dans la forme la plus simple du jugement d’attribution, le sujet et son prédicat sont censés être mis dans une relation d’équivalence par la copule (le verbe être). Le prédicat (l’attribut), en français, s’accorde avec son sujet en genre et en nombre, en fonction de l’accord présupposé, la copule ne jouant qu’un rôle subalterne : c’est d’ailleurs un verbe qu’on appelle « auxiliaire ».
Le propre de l’allemand, en revanche, est de conférer aux verbes un rôle bien plus important.1 Les verbes que les grammaires traditionnelles et descriptives – calquées sur la latin – appellent auxiliaires sont dans la langue allemande les verbes les plus « puissants ». En effet, la syntaxe s’appuie toujours sur le verbe qu’il s’agit de spécifier (quand l’attribut français est un adverbe). Autrement dit, la réalité c’est l’action verbale, et l’allemand désigne la réalité du nom de Wirklichkeit, terme indiquant qu’il s’agit bien d’une action (le verbe wirken signifie « agir » au sens très général, et donne également le substantif Werk : œuvre, ouvrage). Ce n’est donc pas la res latine, laquelle se découpe dans un espace idéal de représentation. La langue exprime la manière dont on représente l’action sur la réalité ; en allemand, la syntaxe est construite à partir de l’élément de la langue qui exprime cette action, c’est-à-dire le verbe. Tout le reste de la proposition doit être compris comme spécification de cette action.
Lorsqu’on a affaire à une subordonnée, c’est-à-dire à une affirmation qui n’est ni vraie ni fausse, on peut y observer la structure syntaxique essentielle, avant tout effet d’affirmation effective ou d’interrogation. Le verbe est placé en dernière position, révélant ainsi que tous les foncteurs qui le précèdent n’en sont que des spécifications, en fonction d’un autre principe syntaxique tout à faire contraignant qui veut que le déterminant précède toujours le déterminé (c’est aussi le principe qui règle la forme des mots composées, si bien qu’il n’est pas étonnant de voir proliférer à la fin d’une phrase plusieurs formes verbales sous diverses formes). Cela implique qu’il faut penser ce que l’on veut dire avant de l’exprimer, sauf à quitter la structure contraignante de cette syntaxe, ce qui est d’ailleurs le cas en allemand courant. Dans la communication courante en effet, on observe en permanence des ruptures syntaxiques, car il n’est pas possible de se tenir constamment au niveau de cette anticipation intellectuelle de ce qui doit être dit sans pouvoir, en quelque sorte, se rattraper après coup en ajoutant d’autres spécifications qui viendraient après le verbe. Ainsi, l’idéal de la phrase allemande est-il une phrase dans laquelle toutes les spécifications possibles de l’action verbale la plus générale (être) sont réunies : c’est la système hégélien ! Toutes les spécifications possibles de l’action verbale « être » y sont convoquées et agencées en vue de cette spécification. L’esprit de système qui est ici à l’œuvre n’est pas ce que les Français désignent par là et qui recouvre, en r »alité, une rationalité taxinomique bien plus confortable que le systématique allemand, lequel est aussi bien plus violent puisqu’il force la totalité du réel à s’agencer de manière déterminante dans une dynamique régie par le verbe où toutes les catégories sont engendrées les unes par les autres. Dans la taxinomie, en revanche, les catégories sont déjà là ; elles ne sont pas déduites. Le système allemand exige, idéalement, la production des catégories, des spécifications selon une dynamique génétique et logiquement ordonnée. On comprend mieux pourquoi Heidegger fustigeait les langues latines pour leur oubli caractérisé de l’être, et tout particulièrement le français auquel il déniait la possibilité d’être une langue philosophique fiable.
On peut ici évoquer des opérateurs culturels, au sens où Quine définit des « synthétiseurs culturels » : ce sont des schèmes qui font que des univers de sens coagulent autour des mots. Et ces univers de sens, au niveau du français, sont caractérisés par une abolition de la différence ontologique qui conduit à une sorte de compacité. L’absence d’éléments de différenciation suppose une connivence de départ, car ces mots-là sont toujours échangés pour ainsi dire « à bon entendeur salut ». Dès lors, il est impossible de tester, d’éprouver leur signification ; à prendre ou à laisser, ces mots ne sont pas utilisés dans un effort de clarification philosophique, mais dans une circulation où la connivence permet de dévier le mot de sont sens le plus courant et de jouer phonétiquement sur les écarts. C’est ce qu’on appelle l’homophonie, l’homonymie, chose qui n’existe précisément pas dans la langue allemande. Les homonymes, en effet, supposent que l’on sache par avance de quoi l’on parle avant d’avoir parlé, mais surtout avant que la situation ne soit rendue plus claire. J’ai parlé plus haut de « compacité », car la langue française a été, au cours de son histoire, véritablement compactée. Cette opération de réduction renvoie donc à un processus historique lié à la monarchie absolue.
Le français du XVIIe siècle était infiniment plus riche qu’aujourd’hui. Il est très « paysan » au sens où il disait les choses avec précision, avait un mot pour chaque nuance, faisait en sorte que l’on sache exactement ce que l’on veut signifier. À la Cour, l’élitisme des courtisans consistait à donner à penser qu’ils comprenaient à demi-mot. Rien n’était jamais dit. Ainsi, peu à peu, la langue française s’est-elle rétrécie. Néanmoins et pour cette raison même, elle est devenue incomparable pour un autre exercice littéraire. Le fait que cette langue peut à tout moment être chargée de tant de sous-entendus lui confère une richesse implicite infinie qui n’existe pas en allemand. Ce processus de réduction et d’augmentation dans la langue s’éclaire si on le compare à une opération culinaire, comme lorsque l’on fait réduire du bœuf pendant de nombreuses heures dans une sauce. La cuisine française résulte exactement du même parti pris pour n’avoir plus à la fin une seule espèce de saveurs, mais plusieurs saveurs ensemble.
Tous les mots du français ont, me semble-t-il, un caractère de mets cuisiné. Un certain goût s’est attaché à ces mots par l’usage qui en a été fait, et ces mots n’ont plus la fonction qu’ils peuvent avoir dans les langues primitives. L’allemand, en ce sens, est une langue plus primitive que le français, car il désigne sans équivoque la chose. On trouve infiniment plus de verbes pour qualifier les bruits en allemand, infiniment plus d’adjectifs pour introduire des nuances, d’autant que la syntaxe, on l’a vu, est très différente. La syntaxe française est réduite à pas grand-chose, alors que la syntaxe allemande est d’une rigueur absolue. En réalité, dans la mesure où les mots du lexique sont des mots cuits, cuisinés, c’est entre connaisseurs qu’on les échange. Cela n’est pas destiné à la même opération. Comme langue, l’allemand est destiné à autre chose. C’est la raison pour laquelle on peut dire que l’allemand est une langue brutale : elle est simplement explicite. Le français est une langue allusive ; on dit « plus ou moins ». Racine utilise mille cinq cents mots au maximum, et le mot « ardeur », par exemple, recouvre une multiplicité de significations différentes. Un Allemand cultivé utilise à mon avis entre trois et quatre fois plus de mots que ceux utilisés par le français, mais il est pas bon d’être allemand pour un diplomate2 !
Je dirais que le français est une langue de connivence, quand l’allemand, par sa structure syntaxique même, et notamment le rôle éminent du verbe, confisque la possibilité de la conversation. L’épreuve de cette impossibilité se retrouve, d’une manière particulièrement amusante, dans les plaintes de Madame de Staël. Celle-ci se plaignait en effet régulièrement, lors de ses séjours en Allemagne, de ce qu’il n’y avait pas de conversation possible parce que, chez Goethe par exemple, ceux qui prenaient la parole ne la lâchaient pas avant d’avoir terminé leur phrase : « Ah que je regrette le gazouillis de mon salon, écrit-elle. On y parle tous en même temps et tout le monde s’entend. » Où l’on voit bien que, pour elle, une conversation consiste précisément à emboîter le pas à celui qui parle, à prolonger ce qu’il dit dans une sorte de connivence, souvent tout à fait amicale, mais qui ne peut exister dans la langue allemande.
Dans la forme syntaxique allemande, dérivée de l’interrogation, le verbe précède toujours le sujet, et, dans la réponse à cette interrogation, lorsqu’elle est modalisée par un foncteur interrogatif (quand, pourquoi, etc.), c’est le foncteur qui précède le verbe, tandis que le sujet occupe une autre place : à la phrase « quand peux-tu venir » ?, on répond par « demain peux je venir ». L’ordre sujet-verbe-complément de la phrase affirmative n’est en rien l’ordre de base, car c’est toujours la spécification verbale qui est prioritairement déterminante. Toute la rhétorique allemande joue sur le phénomène d’une interrogation implicite : l’affirmative où l’ont constate la présence d’une « inversion » sujet-verbe est en fait la réponse à une question qui n’a pas été exprimée. Les effets rhétoriques suggèrent qu’il s’agit de réponses à des questions. Quand Lohengrin dit « Nie sollst du mich fragen » (jamais tu ne devras m’interroger [sur mon nom]), « jamais » est placé en tête de phrase comme si cette affirmation répondait à une question implicite (« quand aurais-je le droit de te demander ton nom ?, par exemple) ; si bien que l’interlocuteur se trouve impliqué dans l’affirmation. Il y a d’innombrables affirmatives qui, par leur structure, sont des réponses à des questions qu’il est impossible de formuler : on ne peut apprécier ces affirmatives que si l’ont cherche à reconstruire le type de questions qu’on ne se serait pas posées autrement. Le récepteur se trouve alors entraîné dans une démarche intellectuelle qui est à égale distance de la certitude dogmatique et de la perplexité : dans un entre-deux que la langue elle-même aménage et qui est l’espace de la réflexivité. La plupart des grands textes mettent en œuvre ce dispositif rhétorique. Le style hymnique – celui de Hölderlin, par exemple – recourt à des interjections dont le rôle est de suggérer qu’on répond à une question implicite.
C’est ce dispositif-là qui est proprement le lieu créateur de la langue allemande, le moteur de l’innovation. La contrainte est par ailleurs si forte que la phrase idéalement achevée tend essentiellement au silence : après le verbe, il n’y a plus rien à ajouter.
Plus généralement, l’esprit qu’encourage cette langue est le principe d’action, tandis que c’est celui de spatialité qui prédomine en France. On pourrait poursuivre les conséquences de cette différence dans l’art pictural où l’opposition entre impressionnisme et expressionnisme est flagrante, ou en musique où la musique française est plus proche de la littérature, plus illustrative, alors que la musique allemande est purement formelle, purement structurée par le souci de la dynamique.
Le niveau supérieur est celui de la littérature où le génie consiste à créer, au-delà de tout l’espace contraint, une sorte de retour de l’immédiateté communicationnelle, mais sans rompre avec la syntaxe ; à produire, donc, une sorte d’immédiateté seconde, mais perdue.
Lorsque j’évoque la liberté réflexive distinguant un enracinement illusoire et un déracinement relatif, j’oppose un monde structuré par la figure du père, qui dicte l’identité et a vocation à l’incarner exemplairement, à un univers de frères. La liberté, au sens étymologique, participe en français de la relation du pater familias à ses fils ; on n’est libre que dans la mesure où le père nous protège. Le terme allemand de Freiheit provient du lien d’amitié noué entre frères qui, en cas de guerre, s’enchaînaient et se ruaient ainsi sur les légions romaines. Chacun était le garant de l’autre, mais tous signifiaient aussi par cet enchaînement leur refus de l’esclavage auquel les aurait voués inévitablement leur défaite. L’univers paternel, vertical, est sécurisant au prix d’une dépossession, sauf à admettre la réussite de l’insurrection débouchant sur un renversement de l’image paternelle. L’univers des frères renvoie quant à lui à la notion grecque d’éleuthéria (qui contient la racine allemande du mot Leute) ; il est donc plus démocratique, horizontal. Le mode de constitution de la confrérie qui n’est pas native implique la possibilité d’une autre voie que celles offertes par l’alternative suivante : soit être père soi-même (investi de l’autorité), soit rester enfant (soumis à l’autorité). Au sein de cette confrérie, la reconnaissance est fonction de la perception d’une analogie de liberté ; le ciment de cette communauté n’est pas fourni par l’évidence d’une origine partagée, mais par l’analogie du geste. Et c’est cela qui, pour moi, constitue l’objectif même de l’enseignement. Sa finalité est la Freiheit ; il ne s’agit pas de former des disciples appelés à remplacer la figure paternelle de l’enseignant ou à rester disciples, mais des frères qui agiront dans d’autres domaines, travailleront d’autres matériaux, mais se reconnaîtront dans cette analogie du geste.
La poussière, dit-il, lui était beaucoup plus familière que la lumière, que l’air, que l’eau. Rien ne lui paraissait plus insupportable qu’une maison où l’on fait la poussière, et nulle part il ne se trouvait plus à l’aise que là où les choses ont le droit de rester où elles sont, sans qu’on les dérange, adoucies par la scorie noire et veloutée qui se dépose quand la matière, par touches imperceptibles, se décompose pour retourner au néant.
La plupart des appartements sont depuis longtemps désertés et leurs propriétaires ne sont plus de ce monde. Seules quelques vieilles dames indestructibles reviennent été après été hanter la gigantesque bâtisse. Elles enlèvent pour quelques semaines les housses de sur les meubles, gisent immobiles la nuit quelque part au milieu du vide, longent les larges couloirs, traversent les immenses salles, montent et descendent, en posant précautionneusement un soulier devant l’autre, les escaliers dans leurs cages sonores et sortent au petit matin sur la Promenade, avec leurs caniches et leurs pékinois rongés par les ulcères.
Voilà donc comment ils reviennent, les morts. Parfois, après plus de sept décennies, ils sortent de la glace et gisent au bord de la moraine, un petit tas d’os polis, une paire de chaussures cloutées.
Hommes antédiluviens : des homéostats, des organismes clos, rebouchés sur le plaisir, l’affect. Comme si toutes les couleurs les traversaient sans déborder, sans se montrer ; des caméléons blancs.
Quand Philippe roy de Macedonie entreprint assieger & ruiner Corinthe, les Corinthiens par leurs espions advertiz, que contre eulx il venoit en grand arroy & exercice numereux, tous feurent non à tort espoventez, & ne feurent negligens soy soigneusement mettre chascun en office & debvoir, pour à son hostile venue, resister, & leur ville defendre.
Les uns des champs & forteresses retiroient meubles, bestail, grains, vins, fruictz, victuailles, & munitions necessaires. Les autres remparoient murailles, dressoient bastions, esquarroient ravelins, cavoient fossez, escuroient contremines, gabionnoient defenses, ordonnoient plates formes, vuidoient chasmates, rembarroient faulses brayes, erigeoient cavalliers, ressapoient contrescarpes, enduisoient courtines, taluoient parapetes, enclavoient barbacanes, asseroient machicoulis, renovoient herses Sarrazinesques, & Cataractes, assoyoient sentinelles, forissoient patrouilles. Chascun estoit au guet, chascun portoit la hotte. Les uns polissoient corseletz, vernissoient alecretz, nettoyoient bardes, chanfrains, aubergeons, briguandines, salades, bavieres, cappelines, guisarmes, armetz, mourions, mailles, iazerans, brassalz, tassettes, gouffetz, guorgeriz, hoguines, plastrons, lamines, aubers, pavoys, boucliers, caliges, greues, foleretz, esprons.
Les autres apprestoient arcs, frondes, arbalestes, glands, catapultes, phalarices, micraines, potz, cercles, & lances à feu : balistes, scorpions, & autres machines bellicques repugnatoires & destructives des Helepolides. Esguisoient vouges, picques, rancons, halebardes, hanicroches, volains, lancers, azes guayes, fourches fières, parthisanes, massues, hasches, dards, dardelles, iavelines, iavelotz, espieux. Affiloient cimeterres, brands d’assier, badelaires, passuz, espées, verduns, estocz, pistoletz, viroletz, dagues, mandousianes, poignars, cousteaulx, allumelles, raillons.
Chascun exerceoit son penard : chascun desrouilloit son braquemard. […]
Diogenes les voyant en telle ferveur mesnaige remuer, & n’estant par les magistratz enployé à chose aulcune faire, contempla par quelques iours leur contenence sans mot dire : puys comme excité d’esprit Martial, ceignit son palle en escharpe, recoursa ses manches iusques es coubtes, se troussa en cueilleur de pommes, bailla à un sien compaignon vieulx sa bezasse, ses livres, & opistographes, feit hors la ville tirant vers la Cranie (qui est une colline & promontoire lez Corinthe) une belle esplanade : y roulla le tonneau fictil, qui pour maison luy estoit contre les miures du ciel, & en grande vehemence d’esprit desployant ses braz le tournoit, viroit, brouilloit, barbouilloit, hersoit, versoit, renversoit, grattoit, flattoit, barattoit, bastoit, boutoit, butoit, tabustoit, cullebutoit, trepoit, trempoit, tapoit, timpoit, estouppoit, destouppoit, detraquoit, triquotoit, chapotoit, croulloit, elançoit, chamailloit, bransloit, esbranloit, levoit, lavoit, clavoit, entravoit, bracquoit, bricquoit, blocquoit, tracassoit, ramassoit, clabossoit, afestoit, bassouoit, enclouoit, amadouoit, goildronnoit, mittonnoit, tastonnoit, bimbelotoit, clabossoit, terrassoit, bistorioit, vreloppoit, chaluppoit, charmoit, armoit, gizarmoit, enharnachoit, empennachoit, carapassonnoit, le devalloit de mont à val, & praecipitoit par le Cranie : puys de val en mont le rapportoit, comme Sisyphus faict sa pierre : tant que peu s’en faillit, qu’il ne le defonçast. Ce voyant quelqu’un de ses amis, luy demanda, quelle cause le mouvoit, à son corps, son esprit, son tonneau ainsi tormenter ? Auquel respondit le philosophe, qu’à autre office n’estant pour la republicque employé, il en ceste façon son tonneau tempestoit, pour entre ce peuple tant fervent & occupé, n’este veu seul cessateur & ocieux.
Je pense qu’un modèle historique et social soucieux de faire vivre les hommes plus vieux grâce à l’aide de la médecine, mais indifférent au fait qu’ils vivent plus mal à cause de ses valeurs, est régressif. Ce sont les modèles les plus tenacement conservateurs qui se drapent inlassablement dans le manteau de gloire progressiste. Qu’ils le fassent armés de la science est le signe d’une forme superstitieuse de rapport à la quiddité : les radicalisations normatives, computatives, du langage visent à le considérer comme communication, comme les radicalisations comportementalistes de la psychologie visent à considérer l’homme comme une machine poilue. Le terme même de communication pour parler de langage humain brouille l’esprit de telle manière que le poème passerait pour une communication ratée. Mais c’est la communication qui est du langage raté. La communication est une petite affaire de dauphins ou de fourmis qui, effectivement, se pense dans un dispositif « fonctionnel ». Le langage humain est bien autre chose qu’un dispositif fonctionnel. C’est une condition d’apparition à la vie.