Mais si je peux, avec d’aus­si bonnes rai­sons, affir­mer d’une chose qui ne s’est pas pro­duite qu’elle aurait dû se pro­duire, tout comme je peux le dire de celle qui s’est effec­ti­ve­ment pro­duite, fina­le­ment, qu’ai-je vrai­ment démon­tré, ai-je éclai­ré l’é­nigme ? Effacement des fron­tières, incer­ti­tude, hési­ta­tion et doute, ici aus­si. Position de Montaigne : Que sais-je ? Position de Renan : le point d’in­ter­ro­ga­tion, le plus impor­tant de tous les signes de ponc­tua­tion. Position aux anti­podes de l’en­tê­te­ment et de l’as­su­rance des nazis.
Le pen­dule de l’hu­ma­ni­té oscille entre ces deux extrêmes, cher­chant la posi­tion médiane. On a pré­ten­du à satié­té, avant Hitler puis pen­dant l’é­poque hit­lé­rienne, que tout pro­grès était dû aux entê­tés, et tous les blo­cages uni­que­ment aux par­ti­sans du point d’in­ter­ro­ga­tion. Ce n’est pas tout à fait sûr, mais il est une chose qui est tout à fait sûre : le sang est tou­jours sur les mains des obs­ti­nés.

Des œufs et des baguels aux œufs, nour­ri­tures rondes, sans com­men­ce­ment et sans fin, rondes comme les sept jours du deuil.
Eier und Eierbeugel für Mendel Singer, runde Speisen, ohne Anfang und ohne Ende, rund wie die sie­ben Tage der Trauer.

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Job. Roman d’un homme simple [Hiob. Roman eines ein­fa­chen Mannes, 1930]

Il croyait ses enfants sur parole : l’Amérique était la terre de Dieu, New York la ville des miracles et l’an­glais la plus belle langue. Les Américains étaient sains, les Américaines belles, les sport impor­tant, le temps pré­cieux, la pau­vre­té un vice, la richesse un mérite, la ver­tu la moi­tié de la réus­site, la foi en soi-même une réus­site totale, la danse hygié­nique, le pati­nage à rou­lette un devoir, la bien­fai­sance un inves­tis­se­ment, l’a­nar­chisme un crime, les gré­vistes les enne­mis de l’hu­ma­ni­té, les agi­ta­teurs les alliés du diable, les machines modernes une béné­dic­tion du Ciel, Edison le plus grand génie. Bientôt les hommes vole­ront comme des oiseaux, nage­ront comme des pois­sons, ver­ront l’a­ve­nir comme des pro­phètes, vivront dans une paix éter­nelle et bâti­ront dans une har­mo­nie par­faite des gratte-ciel jus­qu’aux étoiles.
Er glaubte sei­nen Kindern aufs Wort, daß Amerika das Land Gottes war, New York die Stadt der Wunder und Englisch die schönste Sprache. Die Amerikaner waren gesund, die Amerikanerinnen schön, der Sport wich­tig, die Zeit kost­bar, die Armut ein Laster, der Reichtum ein Verdienst, die Tugend der halbe Erfolg, der Glaube an sich selbst ein gan­zer, der Tanz hygie­nisch, Rollschuhlaufen eine Pflicht, Wohltätigkeit eine Kapitalanlage, Anarchismus ein Verbrechen, Streikende die Feinde der Menschheit, Aufwiegler Verbündete des Teufels, moderne Maschinen Segen des Himmels, Edison das größte Genie. Bald wer­den die Menschen flie­gen wie Vögel, schwim­men wie Fische, die Zukunft sehn wie Propheten, im ewi­gen Frieden leben und in voll­kom­me­ner Eintracht bis zu den Sternen Wolkenkratzer bauen.

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Job. Roman d’un homme simple [Hiob. Roman eines ein­fa­chen Mannes, 1930]

Tous trois sen­tirent sur Sam le savon à barbe qui avait l’o­deur du muguet et un peu aus­si celle du phé­nol. Cela leur fit pen­ser à un jar­din et en même temps à un hôpi­tal.
Alle drei rochen an Sam Rasierseife, die nach Schneeglöckchen duf­tete und auch ein wenig wie Karbol. Er erin­nerte sie an einen Garten und glei­ch­zei­tig an ein Spital.

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Job. Roman d’un homme simple [Hiob. Roman eines ein­fa­chen Mannes, 1930]

Non, Deborah n’ap­pe­lait plus Miriam. Deborah s’ap­pro­cha de Miriam. Deborah, dans son vieux châle, était vieille, laide et crain­tive devant Miriam bai­gnée de lumière et d’or ; elle s’ar­rê­ta au bord du trot­toir de bois, comme si elle obéis­sait à une ancienne loi qui com­man­dait aux mères laides de se tenir au moins à une demi-verste au-des­sous de leurs filles jolies.
Nein, Deborah rief Mirjam nicht mehr. Deborah kam zu Mirjam. Deborah, in einem alten Schal, stand alt, häß­lich, äng­st­lich vor der goldü­ber­glänz­ten Mirjam, hielt ein am Rande des höl­zer­nen Bürgersteigs, als befolgte sie ein altes Gesetz, das den häß­li­chen Müttern befahl, einen hal­ben Werst tie­fer zu ste­hen als die schö­nen Töchter.

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Job. Roman d’un homme simple [Hiob. Roman eines ein­fa­chen Mannes, 1930]

À Dubno, on y va avec la char­rette de Sameschkin ; à Moscou, on y va avec le che­min de fer ; en Amérique, on n’y va seule­ment en bateau mais aus­si avec des papiers. Et, pour les obte­nir, on doit aller à Dubno.
Aussi Deborah se ren­dit-elle chez Sameschkin. Sameschkin n’est plus assis sur le banc du poêle, il n’est même pas chez lui, c’est jeu­di, jour de mar­ché aux cochons, Sameschkin ne ren­tre­ra pas avant une heure.
Deborah va et vient, va et vient devant la bicoque de Sameschkin, elle ne pense qu’à l’Amérique.
Un dol­lar vaut plus que deux roubles, un rouble vaut cent kopecks, deux roubles font deux cents kopecks, com­bien, pour l’a­mour de Dieu, un dol­lar fait-il de kopecks ? Combien de dol­lars de plus Schemariah enver­ra-t-il ? L’Amérique est un pays béni.
Miriam va avec un cosaque ; en Russie, elle peut bien le fait ; en Amérique, il n’y a pas de cosaques.
La Russie est un pays triste, l’Amérique est un pays libre, un pays joyeux. Mendel ne sera plus maître d’é­cole, il sera le père d’un fils riche.

Nach Dubno fährt man mit Sameschkins Fuhre ; nach Moskau fährt man mit der Eisenbahn ; nach Amerika fährt man nicht nur auf einem Schiff, son­dern auch mit Dokumenten. Um diese zu bekom­men, muß man nach Dubno.
Also begibt sich Deborah zu Sameschkin. Sameschkin sitzt nicht mehr auf der Ofenbank, er ist übe­rhaupt nicht zu Hause, es ist Donnerstag und Schweinemarkt, Sameschkin kann erst in einer Stunde heim­keh­ren.
Deborah geht auf und ab, auf und ab vor Sameschkins Hütte, sie denkt nur an Amerika.
Ein Dollar ist mehr als zwei Rubel, ein Rubel hat hun­dert Kopeken, zwei Rubel enthal­ten zwei­hun­dert Kopeken, wie­viel, um Gottes willen, enthält ein Dollar Kopeken ? Wieviel Dollar fer­ner wird Schemarjah schi­cken ? Amerika ist ein gese­gnetes Land.
Mirjam geht mit einem Kosaken, in Rußland kann sie es wohl, in Amerika gibt es keine Kosaken. Rußland ist ein trau­riges Land, Amerika ist ein freies Land, ein fröh­liches Land. Mendel wird kein Lehrer mehr sein, der Vater eines rei­chen Sohnes wird er sein.

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Job. Roman d’un homme simple [Hiob. Roman eines ein­fa­chen Mannes, 1930]

Je m’é­tais d’ailleurs tou­jours pré­oc­cu­pé fort peu de l’o­pi­nion publique, parce que j’a­vais tou­jours le plus grand mal avec ma propre opi­nion et n’a­vais donc aucun temps à consa­crer à l’o­pi­nion publique, je ne l’ac­cep­tais pas et aujourd’­hui encore je ne l’ac­cepte pas et je ne l’ac­cep­te­rai jamais. Cela m’in­té­resse, ce que les gens disent, mais avant toute chose, il ne faut pas les prendre au sérieux. C’est comme ça que j’a­vance le mieux.

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Béton [Beton, 1982]
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trad.  Gilberte Lambrichs
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Ce n’est pas aus­si absurde que cela semble à pre­mière vue quand je dis que le monde doit ses guerres les plus atroces au pré­ten­du amour des bêtes de ses diri­geants. Tout cela est confir­mé par des docu­ments et il fau­drait qu’on s’en rende compte une bonne fois. Ces gens, les poli­ti­ciens, les dic­ta­teurs, sont gou­ver­nés par un chien et ain­si pré­ci­pitent des mil­lions d’êtres humains dans le mal­heur et dans la ruine, ils aiment un chien et déclenchent une guerre dans laquelle des mil­lions de gens sont tués à cause de ce seul chien. Qu’on se demande seule­ment quel serait l’as­pect du monde si on rédui­sait ne serait-ce que de quelques ridi­cules pour cent ce pré­ten­du amour des bêtes au pro­fit de l’a­mour des gens qui n’est aus­si, natu­rel­le­ment, que pré­ten­du. La ques­tion ne peut même pas se poser, aurai-je un chien ou n’au­rai-je pas un chien, dans ma tête je ne suis abso­lu­ment pas en état d’a­voir un chien dont je sais bien, du reste, qu’il faut lui don­ner une atten­tion et des soins assez inten­sifs, comme à tout être humain, plus de soins et d’at­ten­tion que je n’en exige moi-même, mais le genre humain, tous conti­nents confon­dus, ne voit rien d’é­ton­nant à don­ner de meilleurs soins et beau­coup plus d’at­ten­tion aux chiens qu’à ses sem­blables, oui, dans le cas de tous ces mil­liards de chiens, il leur donne des meilleurs soins et plus d’at­ten­tion qu’à soi-même. Je me per­mets de qua­li­fier ce monde-là de monde en véri­té per­vers et inhu­main au plus haut degré et tota­le­ment fou. Si je suis ici, le chien est ici aus­si, si je suis là, le chien est là aus­si. Si le chien doit sor­tir, je dois sor­tir avec le chien, et cae­te­ra. Je ne tolère pas la comé­die du chien à laquelle nous assis­tons chaque jour si nous ouvrons les yeux pour peu qu’a­vec notre aveu­gle­ment de chaque jour nous ne nous y soyons pas encore habi­tués. Dans cette comé­die du chien, un chien entre en scène et agace un être humain, l’ex­ploite et, au cours d’un cer­tain nombre d’actes, chasse son inno­cente huma­ni­té. La pierre tom­bale la plus haute et la plus chère et posi­ti­ve­ment la plus pré­cieuse qui ait jamais été éri­gée au cours de l’his­toire a été éle­vée, paraît-il, pour un chien. […] En ce monde, depuis long­temps la ques­tion n’est pas de savoir com­bien quel­qu’un est humain, mais chien, sauf que jus­qu’à pré­sent, alors qu’il fau­drait, en fait, pour rendre hom­mage à la véri­té, dire à quel point l’homme est chien, on dit : comme il est humain. Et c’est cela qui est répu­gnant. Pas ques­tion d’a­voir un chien.

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Béton [Beton, 1982]
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trad.  Gilberte Lambrichs
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Mais j’ai tou­jours eu le sens de ce qu’il faut ou ne faut pas publier, bien que j’aie tou­jours pen­sé que publier est une pure folie, sinon même un crime de l’es­prit, mieux encore, un crime capi­tal contre l’es­prit. Oui, nous ne publions que pour satis­faire notre désir de gloire, pour nulle autre rai­son, quand ce n’est pas pour la rai­son encore beau­coup plus vile de l’argent, qui, tou­te­fois, vu les condi­tions dans les­quelles je suis né, peut être écar­tée en ce qui me concerne, Dieu mer­ci ! […] Toute publi­ca­tion est une bêtise et une preuve de médio­cri­té. Faire paraître l’es­prit est le plus hon­teux de tous les crimes et je n’ai pas craint de com­mettre à plu­sieurs reprises ce crime le plus hon­teux de tous. Et ce n’a­vait même pas été la gros­sière envie de com­mu­ni­quer, puisque je n’ai jamais vou­lu me com­mu­ni­quer à qui­conque, je n’a­vais rien à voir avec cela, c’é­tait le pur désir de gloire, rien d’autre.

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Béton [Beton, 1982]
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trad.  Gilberte Lambrichs
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Un ami, je n’a­vais jamais vou­lu en avoir depuis mes vingt ans, où tout à coup je me suis mis à pen­ser par moi-même. Les seuls amis que j’aie sont les morts qui m’ont légué leur lit­té­ra­ture, je n’en ai pas d’autres. D’ailleurs, il m’a tou­jours été dif­fi­cile rien que d’a­voir quel­qu’un, alors je ne songe même pas à un mot aus­si gal­vau­dé par tout le monde et aus­si peu appé­tis­sant que le mot d’a­mi­tié. Et déjà, très tôt, par périodes je n’ai abso­lu­ment eu per­sonne, tout le monde avait quel­qu’un, moi je n’a­vais per­sonne, au moins je savais que je n’a­vais per­sonne, tan­dis que les autres ne ces­saient de pré­tendre que j’a­vais quel­qu’un, disaient tu as quel­qu’un, alors que j’é­tais pour­tant tout à fait sûr de n’a­voir per­sonne, et peut-être cette pen­sée était-elle la pen­sée déci­sive, la plus des­truc­trice, de n’a­voir besoin de per­sonne. Je me suis per­sua­dé que je n’a­vais besoin de per­sonne, je m’en per­suade encore aujourd’­hui. Je n’a­vais besoin de per­sonne, donc je n’a­vais per­sonne. Mais nous avons natu­rel­le­ment besoin de quel­qu’un, sinon nous deve­nons iné­luc­ta­ble­ment tel que je suis deve­nu : pénible, insup­por­table, malade, impos­sible au sens le plus fort du terme. J’ai tou­jours cru ne pou­voir accom­plir mon tra­vail de l’es­prit qu’en­tiè­re­ment seul, sans per­sonne, ce qui devait se révé­ler une erreur, mais que nous ayons vrai­ment besoin de quel­qu’un, c’est aus­si une erreur, pour cela nous avons besoin de quel­qu’un et nous n’a­vons besoin de per­sonne, et tan­tôt nous avons besoin de quel­qu’un en même temps que nous n’a­vons besoin de per­sonne, cette chose la plus absurde de toutes, à pré­sent je m’en suis de nou­veau ren­du compte ces jours-ci ; jamais, à aucun moment, nous ne savons si nous avons besoin de quel­qu’un ou si nous n’a­vons besoin de per­sonne ou si nous avons besoin en même temps de quel­qu’un et de per­sonne, et parce que jamais, au grand jamais, nous ne savons ce dont nous avons effec­ti­ve­ment besoin, nous sommes mal­heu­reux et, dès lors, inca­pables de com­men­cer un tra­vail de l’es­prit au moment où nous le vou­lons, au moment où cela nous paraît indi­qué.

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Béton [Beton, 1982]
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trad.  Gilberte Lambrichs
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