Je ne serai donc pas hôte d’enfant – pas plus que je ne saurais être père, mère ou pédagogue. On ne s’occupe pas d’enfants quand on évite, quand vous évite, la société à laquelle ils désirent passionnément appartenir. Ce n’est pas là un obstacle qui arrête les procréateurs, et le dernier des parias fait ses mioches comme les autres. Mais je ne procrée pas les enfants auxquels je m’accouple : je suis, par conséquent, tenu à des respects dont les parents n’ont pas souci. Respects stupides : la demande d’ordre et d’éducation, de normes, de boucherie, vient des enfants même, d’où qu’ils sortent. Car ils veulent devenir aussi humains que nous, les monstres.
Mon âge mûr aura peut-être moins de scrupules que moi. Et si mes pires tendances s’obstinent, si, vieillissant, je me résigne à tout, je prendrai un prisonnier et je lui jouerai les pères. Il est normal, paraît-il, d’accueillir cette déchéance comme une bénédiction. Mais je ferai l’amour à mon pupille, et je m’imposerai un sacrifice que les parents désexués ne font pas : j’empêcherai qu’il me ressemble. J’aime ma vie, je m’y tiens, je préfère habiter ma tête qu’aucune autre : ce que je suis, ce que je fais ne vaut cependant pas mieux que le contraire – et a l’inconvénient, parfois sensible, de m’écarter de tout le monde. Le premier devoir des hommes, affirme-t-on, est d’être heureux. J’ai pris le pire chemin pour y parvenir : ce n’est pas que je le regrette, mais je n’oserais tirer personne avec moi.
Cet enfant, je favoriserai d’abord tout ce qui peut le rendre moyen, ordinaire. Qu’il ait les goûts les plus répandus, les loisirs les plus plats, les réactions les plus communes ; qu’il apprenne à lire en déchiffrant les publicités des magazines ; qu’il réfléchisse peu et qu’il ne pense rien.
Dès le plus jeune âge, je l’assoirai devant une télévision. Le reste du temps, je le mettrai dans la compagnie de ses petits contemporains qui, soumis à l’influence d’adultes honorables, lui diront les bons mots d’ordre et lui donneront une conscience juste de ce qu’il faut désirer être. Qu’il en devienne bigot ou communiste, amateur de gourous ou de règles de calcul, cela m’est égal, il sera du bon côté. Comme je ne serai pas capable de me brider moi-même, je lui montrerai au moins combien ce que j’ai choisi est ridicule et nuisible. Je l’encouragerai à me persifler, à cracher sur la moindre chose que je touche ou que j’admire. Et, en étant pour lui un exemple vivant des laideurs et des soucis de l’indiscipline, j’en ferai un homme plus normal, plus moyen qu’aucun père normal et moyen ne saurait faire de ses enfants.
Il n’y aura pas de vice, de bizarrerie, de curiosité dont il ne constate chez moi la conséquence, et qui ne lui inspire une extrême répulsion. Chaque fois qu’il aura tendance à s’écarter de la norme, il pensera à moi, à mes ennuis, à mes manques, à ce qu’on dit de moi, à mes livres infects, aux bonheurs dont je suis privé et aux futilités dégoûtantes qui m’obsèdent. Il apprendra à ne pas confondre mes licences avec la liberté, mes anomalies mentales et l’intelligence, mes plaisirs et le plaisir. Il deviendra ainsi l’enfant de mes voisins, de ma concierge, du policier qui veille au carrefour ; l’enfant des émissions radiophoniques, des chansonnettes et des journaux de masse ; l’enfant des médecins et des instituteurs, des mémères de l’État ; l’enfant des autres enfants. Et cette combinaison d’éléments favorables, en le plaçant juste au milieu des valeurs moyennes, lui ouvrira tout accès au bonheur.
S’il renâcle, je lui imposerai de force cet épanouissement que, dans sa véritable famille, il n’aurait peut-être pas eu : j’ai à faire absoudre ma pédérastie, et ce sera en démontrant qu’elle peut transmettre et enseigner les normes mieux que la paternité même. Car les gens normaux sont si convaincus de l’universalité de leur vision du monde qu’ils font parfois trop peu pour en contaminer leur progéniture. Ainsi de mes propres parents. S’ils avaient su quelle inlassable construction produit les adultes équilibrés, maturés, adaptés, ils ne m’auraient pas laissé si souvent seul. Car j’ai écouté mes caprices, dès l’âge le plus tendre j’ai obéi, je me suis attaché à une infinité de choses que je découvrais par hasard et je m’y suis plu, en restant sourd à ce qui aurait dû m’en écarter, en faisant de mes vilaines curiosités, de mes jouissances obscurantistes, des vices irrésistibles que les meilleurs thérapeutes seraient désormais en peine d’éliminer sans me détruire avec. Évidemment, je ne reproche rien à ceux qui m’ont éduqué : leur système était rigoureux, conforme, et, s’il avait été appliqué sans relâche, il aurait produit le meilleur effet. Tandis qu’il n’a même pas réussi à me faire acheter une voiture ou aimer le haschisch, choses que le plus maladroit des pères sait obtenir de ses fils aujourd’hui. Mais il y eut trop de blancs, trop d’heures sans contrôle ; je savais trop bien m’intéresser à moi ; et comme j’étais, de loin, le benjamin des enfants, on me créditait fâcheusement d’un innocence dont j’étais pourtant le seul à être dépourvu. Le résultat, par exemple, c’est qu’au moment où l’un des grands subissait l’humiliation d’avaler chaque soir à table des gouttes contre la solitude, moi, l’insoupçonnable, l’imberbe, l’impubère, je me branlais seulement les jours où je n’enculais pas.
Une fois pris ce pli de perversion, je l’ai peu à peu étendu à tout ce qui m’attirait, choisissant toujours de travers, et pas même pour tirer de cette rareté des prestiges, accéder plus tard à la classe dominante, mais pour jouir, car c’est la seule chose que mon pauvre crâne ravagé d’orgasmes était encore capable de ressentir. Tel fut l’effet de la bonne opinion qu’on a eue de moi, des solitudes qu’on m’a laissées, de l’écart où ma famille, très renfermée, se tenait des autres, et la confiance excessive qu’on avait dans l’ordre des choses.
Que puis-je faire de moi maintenant ? Même mes raisonnements d’adulte me confirment dans les choix que fit pour son usage l’enfant que j’étais. Pourtant, son âge le privait de tout discernement, il ne pouvait qu’avoir tort. Si je pense comme lui, c’est donc qu’il a dénaturé ma cervelle. Il a fait de moi un maniaque qui reproduit ses gestes et ses appétits : un attardé sexuel, un homme qui n’épouse pas, qui préfère caresser les mioches que d’en procréer, un aveugle qui n’a jamais connu la beauté des seins, des barbes, des patries, des usines. Je resterai jusqu’à ma dernière heure le pantin de ses idées, de ses passions ; et, si on m’autopsie, on ne trouvera que ce gnôme imbécile, contrefait et avide qui me tyrannise depuis vingt ans et plus, et qu’aucun témoin de bon sens ne jugerait humain. Il s’est trompé en tout : pas une seule fois, il n’a su m’attacher à une chose que chacun apprécie ou approuve. Il n’y a qu’un objet normal qu’il m’ait fait aimer, en somme, ce sont les garçons – puisqu’une moitié de l’humanité les recherche et les désire, et je ne pourrais certes pas en dire autant des autres choses qui me plaisent. Seulement, pour une fois qu’il adoptait un objet estimable, il a oublié que cet objet était recommandé à un autre sexe que le sien : il n’a donc su être normal qu’au prix d’une anomalie pire que toutes. Voilà le monstre qu’on a laissé devenir moi.
Il est vrai que, dans ces années-là, la société n’était pas encore bien pétrifiée, bien totalitaire ; elle flottait un peu entre les vieilleries bourgeoises et le progrès ; on appliquait des règles d’avant-guerre à une époque qui était le début d’aujourd’hui. C’est sans doute cette dissymétrie qui aura rendu si efficaces certaines éducations. Ce n’est plus à craindre maintenant : la nouvelle société est cohérente, elle n’ignore rien d’elle-même, elle tient toutes ses parties et sait les gouverner. Il suffit d’y tremper n’importe qui pour qu’il devienne semblable à tous – avec l’heureuse illusion de n’être que lui – et qu’il agisse exactement comme tous – avec des raisons strictement personnelles de le faire. Et c’est seulement dans les familles trop repliées, trop anachroniques, autoritaires ou pauvres qu’on fabrique encore quelques anormaux. La famille de demain, ouverte et bien subventionnée, ne connaîtra pas ces ratages de la reproduction.
Voilà pourquoi si j’éduquais un mioche, je tâcherais non de l’enfermer, mais de le répandre ; non de le contraindre, mais de lui accorder toutes les libertés, pourvu qu’il les exerce, évidemment, parmi ses semblables les plus conformistes ; et de l’abandonner à toutes les influences, à condition qu’elles aient, comme les propagandes électorales télévisées, une importance proportionnelle à la quantité d’individus que chacune représente. La seule chose que je lui interdirais, c’est de rechercher l’isolement, de se préférer aux autres, de cultiver un goût, un désir, une exigence, une rêverie, une révolte, une originalité qui ne soient pas majoritaires. Et si j’apercevais qu’il y a en lui, venue de je ne sais où ( sans doute d’une manie précoce), la force de s’opposer à autrui, j’irai le noyer aussitôt.
C’est qu’il s’agit du plus grave : ses chances d’être heureux. Au nom de cela, je jugerai que chaque singularité d’esprit, de comportement, chaque fantaisie non demandée, chaque initiative non provoquée, chaque hésitation devant les vérités utiles équivaudra à un cancer, une lèpre, une paralysie, un chancre, une atrophie d’un organe ou d’un membre : et tout cela se développerait sur mon élève jusqu’à l’heure où, défiguré, informe, repoussant, suintant de pus et grouillant de virus, il serait jeté au rebut. Quant quelqu’un souffre d’un mal incurable, c’est une chose juste, s’il le désire, de lui donner la mort. Mon élève serait incapable de savoir quel enfer l’attend et combien l’euthanasie vaut mieux : je le tuerais quand même.
Lu
J’ai ces petites angoisses dans le ventre qui annoncent que ma tête et mon cul sont d’accord.
Vieillir ne m’inspire pas d’appréhension, et je suis choqué, en France, de rencontrer tant d’adolescents, de jeunes gens, pour qui avoir vingt-cinq ou trente ans, c’est tomber dans une déchéance telle que certains d’entre eux, s’ils envisagent cet avenir, disent simplement : je me flinguerai.
Mais ils ne se tueront pas. Leur mépris des autres âges les aura seulement préparés à devenir n’importe quoi, quand ce sera leur tour A se soumettre à tout, à se rabattre sur n’importe quelle bassesse intellectuelle, religieuse ou sociale, n’importe quel conformisme, à subir n’importe quelle défaite : et ils deviendront ainsi exactement ce qu’ils haïssent aujourd’hui dans les plus âgés qu’eux. Se flinguer ? Ce seront des morts, oui, mais qui puent.
Il existe en fait une double volonté de bonheur, une dialectique du bonheur. Une figure hymnique et une figure élégiaque du bonheur. L’une : l’inouï, ce qui n’a encore jamais existé, le sommet de la félicité. L’autre : l’éternel retour, l’éternelle restauration du premier bonheur, du bonheur originel. Cette idée élégiaque du bonheur, qu’on pourrait également qualifier d’éléatique, est celle qui, pour Proust, transforme l’existence en forêt enchantée du souvenir. C’est à elle qu’il a sacrifié, non seulement amis et société dans sa vie, mais aussi intrigue, unité de la personne, cours du récit, jeu de l’imagination dans son oeuvre. Un de ses lecteurs – et pas le pire, puisqu’il s’agit de Max Unold – a pris prétexte du caractère « ennuyeux » de celle-ci pour la comparer à des « histoires de contrôleurs de tramway » et a trouvé cette formule : « [Proust] a réussi à rendre intéressantes des histoires de contrôleurs de tramway. Il dit : « Figurez-vous, cher lecteur, qu’hier, en trempant ma madeleine dans mon thé, je me suis souvenir que, pendant mon enfance, je vivais à la campagne » – il raconte cela sur quatre-vingts pages et c’est si passionnant qu’on ne croit plus être l’auditeur, mais le rêveur éveillé lui-même. »
À la fin de Matière et mémoire, Bergson développe l’idée selon laquelle la perception serait une fonction du temps. Si nous vivions, peut-on dire, selon un autre rythme, plus serein, il n’y aurait plus rien de « permanent » pour nous ; tout adviendrait sous nos yeux, tout viendrait nous frapper. C’est précisément ce qui se passe dans le rêve. Pour comprendre ce que sont, au fond, les passages, nous les enfouissons dans la plus profonde couche du rêve et nous en parlons comme s’ils étaient venus nous frapper. Un collectionneur considère les choses de la même façon. Les choses viennent frapper le collectionneur. La façon dont il cherche et trouve une nouvelle pièce, la façon dont sa présence modifie les autres, tout cela l’invite à regarder les objets de sa collection comme dissous – à la manière du réel dans le rêve – dans un flux permanent.
L’ennui est une étoffe grise et chaude recouverte, à l’intérieur, d’une doublure de soie aux couleurs vives et chatoyantes. Quand nous rêvons, nous nous roulons dans cette étoffe. Nous nous sentons chez nous dans les arabesques de sa doublure. Mais, enveloppé dans son étoffe grise, le dormeur a l’air de s’ennuyer. La plupart du temps, lorsqu’il se réveille et veut raconter le contenu de son rêve, il communique cet ennui. Qui est capable de retourner d’un geste la doublure du temps ? Pourtant, raconter ses rêves ne signifie rien d’autre. On ne peut parler autrement des passages, ces architectures dans lesquelles nous revivons en rêve la vie de nos parents et grands-parents tout comme l’embryon dans le ventre de la mère répète la phylogenèse. Dans les passages, l’existence s’écoule sans accentuation particulière, comme les épisodes dans les rêves. C’est la flânerie qui donne son rythme à cette somnolence. En 1839, une mode des tortues avait envahi Paris. On peut facilement imaginer que les élégants eurent moins de mal à imiter le rythme de ces créatures dans les passages que sur les boulevards. L’ennui est toujours la face externe des événements inconscients. C’est pourquoi les grands dandys l’ont trouvé si distingué.
Le réveil est la forme exemplaire du souvenir : c’est la forme importance, capitale, dans laquelle nous parvenons à nous souvenir de ce qu’il y a de plus récent (de plus proche). Lorsqu’il déplace expérimentalement les meubles, Proust vise la même chose que Bloch sous le nom d” »obscurité de l’instant vécu ».
Nous construisons le réveil théoriquement, ce qui veut dire que nous reproduisons, au niveau du langage, le stratagème qui, au niveau physiologique, est l’élément décisif du réveil. Le réveil opère par la ruse. C’est par la ruse, non sans elle, que nous nous arrachons au domaine du rêve.
Structure dialectique du réveil : souvenir et réveil sont très étroitement apparentés. Le réveil, en effet, est la révolution copernicienne, dialectique de la remémoration. C’est un renversement éminemment élaboré qui transforme le monde du rêveur en monde de veille. Les Chinois ont trouvé, avec leurs contes et leurs nouvelles, l’expression la plus radicale du schématisme dialectique qui est à la base de ce processus physiologique. La nouvelle méthode dialectique de la science historique apprend à transformer intellectuellement ce qui a déjà eu lieu avec la rapidité et l’intensité du rêve, afin de faire l’expérience, sous la forme d’un monde éveillé, du présent auquel chaque rêve renvoie en dernière analyse.
Les idées nous marquent souvent moins par ce qu’elles disent qu’à cause de l’instant où elles nous viennent. Une idée qui s’ajuste à la cohue de toutes les autres (c’est ainsi la plupart du temps lorsque nous sommes hésitants et que nous cherchons, pesant le pour et le contre, à prendre une décision) ne nous marque pas autant que celle qui nous vient, dans l’isolement, lorsque nous ne sommes absolument pas disposés à penser et qui a donc pris le chemin le plus secret à travers les chambres obscures, à travers le coeur et les reins, le diaphragme et le foie, comme les anciens le savaient bien. Mais parce que, la plupart du temps lorsque nous dormons, nous nous en remettons à ces chambres (me si leurs verrous sont des verrous oniriques) qui cèdent à la plus faible pression de la pulsion), ces idées nous atteignent au plus profond lorsque nous nous réveillons, et ce qu’elles nous présentent alors, peu importe qu’il s’agisse d’une requête ou d’une condamnation à mort, est signé.