Grade die schwächsten Leistungen der Kunst beziehen sich auf das unmittelbare Gefühl des Lebens, die stärksten aber, ihrer Wahrheit nach, auf eine dem Mythischen verwandte Sphäre : das Gedichtete. Das Leben ist allgemein das Gedichtete der Gedichte — so ließe sich sagen ; doch je unverwandelter der Dichter die Lebenseinheit zur Kunsteinheit überzuführen sucht, desto mehr erweist er sich als Stümper. Diese Stümperei als »unmittelbares Lebensgefühl«, »Herzenswärme«, als »Gemüt« verteidigt, ja gefordert zu finden, sind wir gewohnt.
Trad 1 : Les plus faibles productions de l’art renvoient au sentiment immédiat de la vie, tandis que les plus fortes, selon leur vérité, à une sphère parente de l’élément mythique : le poématique. Le vivant est communément le poématique des poèmes – pourrait-on dire ; cependant plus le poète s’efforce de transposer la vivabilité en artistisable, plus il est un bousilleur. Ce bousillage nous avons l’habitude de le réclamer et de le défendre comme « vivant immédiat », « chaleur du cœur », « vigueur ».
Trad 2 : Le noyau poétique se révèle donc comme passage de l’unité fonctionnelle de la vie á celle du poème. En lui la vie se détermine par le poème, la tâche par la solution. Le fondement n’est pas la tonalité individuelle qui enveloppe la vie de l’artiste, mais un horizon de vie déterminé par l’art. Les catégories dans lesquelles il est possible d’appréhender cette sphère, la sphère du passage entre les deux unités fonctionnelles, ne sont pas formée d’avance, et s’appuient peut-être en premier lieu sur les concepts du mythe. Ce sont précisément les plus faibles productions de l’art qui se réfèrent au sentiment immédiat de la vie, tandis que les plus puissantes, selon leur vérité, renvoient à une sphère parente de l’élément mythique : au noyau poétique. La vie, pourrait-on dire, est globalement le noyau poétique des poèmes ; pourtant, plus le poète s’efforce de transposer telle quelle l’unité de vie en unité artistique, plus il se révèle un bousilleur. Ce bousillage, nous sommes accoutumés à le voir défendu, voire réclamé, comme « sentiment immédiat de la vie », « chaleur du cœur », « profondeur d’âme ».
Lu
Ce sont bien trois ablatifs juxtaposés, l’ensemble étant subsumé comme un mot unique avec le suffixe d’adjectif ‑ilis, ‑ilia, ajouté au dernier terme avec élision. Pourquoi ce juxtaposé ? C’est qu’il est tiré de l’expression rituelle où le nom de l’animal sacrifié est à l’ablatif : sū facere « sacrifier au moyen d’un animal », et non l’animal lui-même ; facere + l’ablatif est certainement la construction ancienne. Donc, faire l’acte sacré au moyen de ces trois animaux ; groupement ancien, consacré, de ces trois espèces où sūs est le nom de l’espèce porcine.
Je reprends et je vais prendre une référence qui a son intérêt qui n’est rien d’autre que quelque chose qui touche au caractère tout à fait le plus radical des relations du « je » avec le signifiant. Dans les langues indo-européennes anciennes et dans certaines survivances des langues vivantes, il y a ce qu’on appelle, et que vous avez tous appris à l’école, « la voix moyenne ». La voix moyenne se distingue de la voix positive et de la voix passive en ceci que nous disons, dans une approximation qui vaut ce que valent d’autres approximations qu’on apprend à l’école, que le sujet fait l’action dont il s’agit. Il y a des formes verbales qui disent un certain nombre de choses. Il y a deux formes différentes pour dire « je sacrifie », comme sacrificateur, ou « je sacrifie », comme celui qui offre le sacrifice à son bénéfice.
L’intérêt n’est pas d’entrer dans cette nuance de la voix moyenne à propos des verbes qui ont les deux voix parce que précisément nous n’en usons pas, nous la sentirons toujours mal, mais ce qui est instructif c’est de s’apercevoir qu’il y a des verbes qui n’ont que l’une ou l’autre voix, et que c’est précisément ce que les linguistes, sauf dans les cas où ils sont particulièrement astucieux, laissent tomber. Alors là vous vous apercevez des choses très drôles : c’est, pour le recueillir dans un article, ce que M. BENVENISTE a fait sur ce sujet, et dont je vous donne la référence : Journal de Psychologie normale et pathologique Janvier-Mars 1950, entièrement consacré au langage. Nous nous apercevrons que sont les moyens verbes : naître, mourir, suivre et pousser au mouvement, être maître, être couché, et revenir à un état familier, jouer, avoir profit, souffrir, patienter, éprouver une agitation mentale, prendre des mesures – qui est le medeor dont vous êtes tous investis comme médecins, car tout ce qui se rapporte à la médecine est dérivé de ce medeor – parler enfin, c’est très précisément du registre de ce dont il s’agit dans ce qui est en jeu dans notre expérience analytique.
Dans le cas où les verbes n’existent et ne fonctionnent dans un certain nombre de langues qu’à la voix moyenne et seulement à cette voix, et d’après l’étude c’est très précisément à cette notion que le sujet se constitue dans le procès ou l’état, que le verbe exprime.
N’attachez aucune importance aux termes « procès » ou « état », la fonction verbale comme telle n’est pas du tout si facilement saisie dans aucune catégorie. Le verbe est une fonction dans la phrase, et rien d’autre, car « procès » ou « état », les substantifs l’expriment aussi bien. Le fait que le sujet soit plus ou moins impliqué n’est absolument pas changé par le fait que le procès dont il s’agit soit employé à la forme verbale. Le fait qu’il soit employé à la forme verbale dans la phrase, n’a aucune espèce de sens, c’est qu’il sera le support d’un certain nombre d’accents signifiants qui situeront l’ensemble de la phrase sous un aspect ou sous un mode temporel.
…la voix, qui est la diathèse fondamentale du sujet dans le verbe ; elle dénote une certaine attitude du sujet relativement au procès, par où ce procès se trouve déterminé dans son principe.
Sur le sens général du moyen, tous les linguistes s’accordent à peu près. Rejetant la définition des grammairiens grecs, on se fonde aujourd’hui sur la distinction que Panini, avec un discernement admirable pour son temps, établit entre le parasmaipada, “mot pour un autre” (= actif), et l’atmanepada, “mot pour soi” (= moyen). À la prendre littéralement, elle ressort en effet d’oppositions comme celle dont le grammairien hindou fait état : skr. yajati, “il sacrifie” (pour un autre, en tant que prêtre), et yajate, “il sacrifie” (pour soi, en tant qu’offrant). On ne saurait douter que cette définition réponde en gros à la réalité. Mais il s’en faut qu’elle s’applique telle quelle à tous les faits, même en sanskrit, et qu’elle rende compte des acceptions assez diverses du moyen. Si on embrasse l’ensemble des langues indo-européennes, les faits apparaissent souvent si fuyants que, pour les couvrir tous, on doit se contenter d’une formule assez vague, qu’on retrouve à peu près identique chez tous les comparatistes : le moyen indiquerait seulement une certaine relation de l’action avec le sujet, ou un “intérêt” du sujet dans l’action. Il semble qu’on ne puisse préciser davantage, sinon en produisant des emplois spécialisés où le moyen favorise une acception restreinte, qui est ou possessive, ou réflexive, ou réciproque, etc. On est donc renvoyé d’une définition très générale à des exemples très particuliers, morcelés en petits groupes et déjà diversifiés. Ils ont certes un point commun, cette référence à l’atman, au “pour soi” de Panini, mais la nature linguistique de cette référence échappe encore, à défaut de laquelle le sens de la diathèse risque de n’être plus qu’un fantôme.
[…]
- Sont seulement actifs : être (skr. “”, grec “”) ; aller ; vivre ; couler ; ramper ; plier ; souffler ; manger ; boire ; donner.
- Sont seulement moyens : naître ; mourir ; suivre ; épouser un mouvement ; être maître ; être couché ; être assis ; revenir à un état familier ; jouir ; avoir profit ; éprouver une agitation mentale ; prendre des mesures ; parler, etc.
Cette définition vaut sans égard à la nature sémantique des verbes considérés ; verbes d’état et verbes d’action sont également représentés dans les deux classes. Il ne s’agit donc nullement de faire coïncider la différence de l’actif au moyen avec celle des verbes d’action et des verbes d’état. Une autre confusion à éviter est celle qui pourrait naître de la représentation “instinctive” que nous nous formons de certaines notions. Il peut nous paraître surprenant par exemple que “être” appartienne aux activa tantum, au même titre que “manger”. Mais c’est là un fait et il faut y conformer notre interprétation : “être” est en indo-européen, comme “aller” ou “couler”, un procès où la participation du sujet n’est pas requise. En face de cette définition qui ne peut être exacte qu’autant qu’elle est négative, celle du moyen porte des traits positifs. Ici le sujet est le lieu du procès, même si ce procès, comme c’est le cas pour le latin fruor ou sanskrit manyate, demande un objet ; il accomplit quelque chose qui s’accomplit en lui, naître, dormir, gésir, imaginer, croître, etc. Il est bien intérieur au procès dont il est l’agent.
Dès lors supposons qu’un verbe typiquement moyen tel que gr. xxxxxx, “il dort”, soit doté secondairement d’une forme active. Il en résultera, dans la relation du sujet au procès, un changement tel que le sujet, devenant extérieur au procès, en sera l’agent, et que le procès, n’ayant plus le sujet pour lieu, sera transféré sur un autre terme qui en deviendra objet. Le moyen se convertira en transitif. C’est ce qui se produit quand xxx, “il dort”, fournit xxx, “il endort (quelqu’un)” ; ou que skr. vardhate, “il croît”, passe à vardhati, “il accroît (quelque chose)”. La transitivité est le produit nécessaire de cette conversion du moyen à l’actif. Ainsi se constituent à partir du moyen des actifs qu’on dénomme transitifs ou causatifs ou factitifs et qui se caractérisent toujours par ceci que le sujet, posé hors du procès, le commande désormais comme acteur, et que le procès, au lieu d’avoir le sujet pour siège, doit prendre un objet pour fin : xxx, “j’espère” > xxx, “je produis un espoir (chez un autre)” ; xxx, “je danse” > xxx, “je fais danser (un autre)”.
Si maintenant nous revenons aux verbes à double diathèse, qui sont de beaucoup les plus nombreux, nous constaterons que la définition rend compte ici aussi de l’opposition actif : moyen. Mais, cette fois, c’est par les formes du même verbe et dans la même expression sémantique que le contraste s’établit. L’actif alor n’est plus seulement l’absence du moyen, c’est bien un actif, une production d’acte, révélant plus clairement encore la position extérieure du sujet relativement au procès ; et le moyen servira à définir le sujet comme intérieur au procès : xx xxx, “il porte des dons” : xx, xxx, “il portent des dons qui l’impliquent lui-même” (= il emporte des dons qu’il a reçus); – xx xxx xxx, “poser des lois” : xxx xxx, “poser des lois en s’y incluant” (= se donner des lois) ; – xxx xx xxx “il détache le cheval”; xx xx xx, ”il détache le cheval en s’affectant par là-même” (d’où il ressort que ce cheval est le sien); – xxx xx, “il produit la guerre” (= il en donne l’occasion ou le signal) : xxx xxx, “il fait la guerre où il prend part”), etc. On peut diversifier le jeu de ces oppositions autant qu’on le voudra, et le grec en a usé avec une extraordinaire souplesse ; elles reviennent toujours en définitive à situer des positions du sujet vis-à-vis du procès, selon qu’il y est extérieur ou intérieur, à le qualifier en tant qu’agent, selon qu’il effectue, dans l’actif, où qu’il effectue en s’affectant, dans le moyen. Il semble que cette formulation réponde à la fois à la signification des formes et aux exigences d’une définition, en même temps qu’elle nous dispense de recourir à la notion, fuyante et d’ailleurs extra-linguistique, d’”intérêt” du sujet dans le procès.
Cette réduction à un critère purement linguistique du contenu de l’opposition entraîne plusieurs conséquences.
[…] Même le linguiste peut avoir l’impression qu’une pareille distinction (actif : moyen, ndr) reste incomplète, boiteuse, un peu bizarre, gratuite en tout cas, en regard de la symétrie réputée intelligible et satisfaisante entre l’”actif” et le “passif”. Mais, si l’on convient de substituer aux termes “actif” et “moyen” les notions de “diathèse externe” et de “diathèse interne”, cette catégorie retrouve plus facilement sa nécessité dans le groupe de celles que porte la forme verbale.
[…] Ainsi s’organise “en langue” et “en parole” une catégorie verbale dont on a tenté d’esquisser, à l’aide de critères linguistiques, la structure et la fonction sémantiques, en partant des oppositions qui les manifestent. Il est dans la nature des faits linguistiques, puisqu’ils sont des signes, de se réaliser en oppositions et de ne signifier que par là.
Il n’y a pas donc pas de raison de mettre en doute l’efficacité de certaines pratiques magiques. Mais on voit, en même temps, que l’efficacité de la magie implique la croyance en la magie, et que celle-ci se présente sous trois aspects complémentaires : il y a, d’abord, la croyance du sorcier dans l’efficacité de ses techniques ; ensuite, celle du malade qu’il soigne, ou de la victime qu’il persécute, dans le pouvoir du sorcier même ; enfin, la confiance et les exigences de l’opinion collective, qui forment à chaque instant une sorte de champ de gravitation au sein duquel se définissent et se situent les relations entre le sorcier et ceux qu’il ensorcelle. Aucune des trois parties en cause n’est évidemment à même de former une représentation claire de l’activité du sympathique, et des troubles que Cannon a appelés homéostatiques. Quand le sorcier prétend extraire par succion, du corps de son malade, un objet pathologique dont la présence expliquerait l’état morbide, et produit un caillou qu’il avait dissimulé dans sa bouche, comment cette procédure se justifie-t-elle à ses yeux ? Comment un innocent accusé de sorcellerie parvient-il à se disculper si l’imputation est unanime, puisque la situation magique est un phénomène de consensus ? Enfin, quelle part de crédulité, et quelle part de critique, interviennent dans l’attitude du groupe vis-à-vis de ceux auxquels il accorde des privilèges correspondants, mais dont il exige aussi des satisfactions adéquates ? Commençons par examiner ce dernier point.
[Suit l’histoire d’un sorcier qui disparaît, qu’on retrouve et qui raconte qu’un orage l’a emporté puis ramené. Des doutes dans la communauté quant à la sincérité du sorcier (il aurait en réalité voulu prendre contact avec un autre groupe, constitué en partie d’anciens compagnons, et aurait inventé l’histoire de l’orage comme supercherie) circulent obliquement, sans jamais que la version de l’orage ne soit publiquement, frontalement remise en cause. L‑S écrit :]On eût, pourtant, beaucoup étonné les sceptiques en invoquant une supercherie si vraisemblable, et dont ils analysaient eux-mêmes les mobiles avec beaucoup de finesse psychologique et de sens politique, pour mettre en cause la bonne foi et l’efficacité du sorcier. Sans doute, il n’avait pas volé sur les ailes du tonnerre jusqu’au rio Ananaz, et tout n’était que mise en scène. Mais ces choses auraient pu se produire, elles s’étaient effectivement produites dans d’autres circonstances, elles appartenaient au domaine de l’expérience. Qu’un sorcier entretienne des relations intimes avec les forces surnaturelles, c’est là une certitude ; que, dans tel cas particulier, il ait prétexté son pouvoir pour dissimuler une activité profane [ici, politique, se substituant au chef politique], c’est le domaine de la conjecture et l’occasion d’appliquer la critique historique. Le point important est que les deux éventualités ne sont pas mutuellement exclusives, pas plus que ne le sont, pour nous, l’interprétation de la guerre comme dernier sursaut de l’indépendance nationale, ou comme le résultat des machinations des marchands de canons. Les deux explications sont logiquement incompatibles, mais nous admettons que l’une ou l’autre puisse être vraie, selon les cas ; comme elles sont également plausibles, nous passons aisément de l’une à l’autre, selon l’occasion et le moment [le moment du vote ne serait-il pas l’occasion où s’exprime la version oblique, secrète, conspirée, où s’exprime moins la confiance que le je-ne-suis-pas-dupe ?], et, pour beaucoup, elles peuvent obscurément coexister dans la conscience.
Ces interprétations divergentes, quelle que puisse être leur origine savante, ne sont pas évoquées par la conscience individuelle au terme d’une analyse objective, mais plutôt comme des données de complément, réclamées par des attitudes très floues et non élaborées qui, pour chacun de nous, ont un caractère d’expérience. Ces expériences restent, cependant, intellectuellement informes et affectivement intolérables, à moins de s’incorporer tel ou tel schème flottant dans la culture du groupe et dont l’assimilation permet seule d’objectiver des états subjectifs, de formuler des impressions informulables, et d’intégrer des expériences inarticulées en système.
Grâce à lui [le garçon, ndr], la sorcellerie, les idées qui s’y rattachent, échappent à leur mode pénible d’existence dans la conscience, comme ensemble diffus de sentiments et de représentations mal formulés, pour s’incarner en être d’expérience. L’accusé, préservé comme témoin, apporte au groupe une satisfaction de vérité, infiniment plus dense et plus riche que la satisfaction de justice qu’eût procurée son exécution. Et finalement, par sa défense ingénieuse, rendant son auditoire progressivement conscient du caractère vital offert par la vérification de son système (puisqu’aussi bien, le choix n’est pas entre ce système et un autre, mais entre le système magique et pas de système du tout, c’est-à-dire le désarroi) l’adolescent est parvenu à se transformer, de menace pour la sécurité physique de son groupe, en garant de sa cohérence mentale.
Mais la défense n’est-elle vraiment qu’ingénieuse ? Tout porte à croire qu’après avoir tâtonné pour trouver une échappatoire, l’accusé participe avec sincérité et – le mot n’est pas trop fort – ferveur, au jeu dramatique qui s’organise entre ses juges et lui. On le proclame sorcier ; puisqu’il y en a, il pourrait l’être. Et comment connaîtrait-il d’avance les signes qui lui révéleraient sa vocation ? Peut-être sont-ils là, présents dans cette épreuve et dans les convulsions de la fillette transportée au tribunal. Pour lui aussi, la cohérence du système, et le rôle qui lui est assigné pour l’établir, n’ont pas une valeur moins essentielle que la sécurité personnelle qu’il risque dans l’aventure. On le voit donc construire progressivement le personnage qu’on lui impose, avec une mélange de roublardise et de bonne foi : puisant largement dans ses connaissances et dans ses souvenirs, improvisant aussi, mais surtout, vivant son rôle et cherchant, dans les manipulations qu’il ébauche et dans le rituel qu’il bâtit de pièces et de morceaux, l’expérience d’une mission dont l’éventualité, au moins, est offerte à tous. Au terme de l’aventure, que reste-t-il des ruses du début, jusqu’à quel point notre héros n’est-il pas devenu dupe de son personnage, mieux encore : dans quelle mesure n’est-il pas effectivement devenu un sorcier ? “Plus le garçon parlait”, nous dit-on de sa confession finale “et plus profondément il s’absorbait dans son sujet. Par moments, son visage s’illuminait de la satisfaction résultant de l’emprise conquis sur son auditoire.” Que la fillette guérisse après l’administration du remède, et que les expériences vécues au cours d’une épreuve si exceptionnelle s’élaborent et s’organisent, il n’en faudrait sans doute pas davantage pour que les pouvoirs surnaturels, déjà reconnus par le groupe, soient confessés définitivement par leur innocent détenteur.
Et voici, pour la première fois, notre héros vacillant. Si peu d’illusions qu’il ait entretenues jusqu’à présent sur sa technique, il en a trouvé une encore plus fausse, encore plus mystificatrice, encore plus malhonnête, que la sienne. Car lui, au moins, donne quelque chose à sa clientèle : il lui présente la maladie sous une forme visible et tangible, tandis que ses confrères étrangers ne montrent rien du tout, et prétendent seulement avoir capturé le mal. Et sa méthode obtient des résultats, tandis que l’autre est vaine. Ainsi, notre héros se trouve aux prises avec un problème qui n’est peut-être pas sans équivalent dans le développement de la science moderne : deux systèmes, dont on sait qu’ils sont également inadéquats, offrent cependant, l’un par rapport à l’autre, une valeur différentielle, et cela, à la fois au point de vue logique et au point de vue expérimental. Par rapport à quel système de références les jugera-t-on ? Celui des faits, où ils se confondent, ou le leur propre, où ils prennent des valeurs inégales, théoriquement et pratiquement ?
[Quesalid poursuit se succès et humilie d’autres chamans aux techniques différentes. Le spectacle du corps expulsé est dramatiquement plus efficace. Il fonctionne, et de nombreux chamans s’enfuient de leurs villages après avoir été discrédités par Quesalid.]Et Quesalid poursuit sa carrière, riche de secrets, démasquant les imposteurs et plein de mépris pour la profession : “Une fois seulement ai-je vu un chaman qui traitait les malades par succion ; et je n’ai jamais pu découvrir s’il était un vrai chaman, ou un simulateur. Pour cette raison seulement, je crois qu’il était chaman : il ne permettait pas à ceux qu’il avait guéris de le payer. En vérité, je ne l’ai jamais vu rire une seule fois.” L’attitude du début s’est donc sensiblement modifiée : le négativisme radical du libre-penseur a fait place à des sentiments plus nuancés. Il y a de vrais chamans. Et lui-même ? Au terme du récit, on ne sait pas ; mais il est clair qu’il exerce son métier avec conscience, qu’il est fier de ses succès et qu’il défend chaleureusement, contre toutes les écoles rivales, la technique du duvet ensanglanté dont il semble avoir complètement perdu de vue la nature fallacieuse, et dont il s’était tant gaussé au début.
[…]
Cette affabulation d’une réalité elle-même inconnue, faite de procédures et de représentations, est gagée sur une triple expérience : celle du chaman lui-même qui, si sa vocation est réelle (et même si elle ne l’est pas, du seul fait de l’exercice) éprouve des états spécifiques, de nature psychosomatique ; celle du malade, qui ressent ou non une amélioration ; enfin, celle du public qui participe lui aussi à la cure, et dont l’entraînement qu’il subit, et la satisfaction intellectuelle et affective qu’il retire, déterminent une adhésion collective qui inaugure elle-même un nouveau cycle.
Ces trois éléments de ce qu’on pourrait appeler le complexe chamanistique sont indissociables. Mais on voit qu’ils s’organisent autour de deux pôles, formés, l’un par l’expérience intime du chaman, l’autre par le consensus collectif. Il n’y a pas de raison de douter, en effet, que les sorciers, ou au moins les plus sincères d’entre eux, ne croient en leur mission, et que cette croyance ne soit fondée sur l’expérience d’états spécifiques. […]
Mais il y a aussi des arguments linguistiques, plus convaincants parce qu’indirects : dans le dialecte wintu de la Californie, il existe cinq modes verbaux qui correspondent à une connaissance acquise par la vue, par impression corporelle, par inférence, par raisonnement et par ouï-dire. Tous les cinq constituent la catégorie de la connaissance, par opposition à la conjecture qui s’exprime différemment. Très curieusement, les relations avec le monde surnaturel s’expriment par le moyen des modes de la connaissance, et parmi eux, ceux de l’impression corporelle (c’est-à-dire de l’expérience la plus intuitive), de l’inférence et du raisonnement. Ainsi, l’indigène qui devient chaman à la suite d’une crise spirituelle conçoit grammaticalement son état comme une conséquence qu’il doit inférer du fait, formulé comme une expérience immédiate, qu’il a obtenu le commandement d’un esprit, lequel entraîne la conclusion déductive qu’il a dû accomplir un voyage dans l’au-delà, à la fin duquel – expérience immédiate – il s’est retrouvé parmi les siens.
C’est en effet dans l’attitude du groupe, bien plutôt que dans le rythme des échecs et des succès, qu’il faut chercher la raison véritable de l’effondrement des rivaux de Quesalid. Eux-mêmes le soulignent, quand ils se plaignent d’être devenus la risée de tous, quand ils mettent en avant leur honte, sentiment social par excellence. L’échec est secondaire, et on perçoit, dans tous leurs propos, qu’ils le conçoivent comme une fonction d’un autre phénomène : l’évanouissement du consensus social, reconstitué à leurs dépens autour d’un autre praticien et d’un autre système. Le problème fondamental est donc celui du rapport entre un individu et le groupe, ou, plus exactement, entre un certain type d’individus et certaines exigences du groupe.
En soignant son malade, le chaman offre à son auditoire un spectacle. Quel spectacle ? Au risque de généraliser imprudemment certaines observations, nous dirons que ce spectacle est toujours celui d’une répétition, par le chaman, de “l’appel” c’est-à-dire la crise initiale qui lui a apporté la révélation de son état [l’émeute comme répétition de l’Appel, hm]. Mais le mot de spectacle ne doit pas tromper : le chaman ne se contente pas de reproduire ou de mimer certains événements ; il les revit effectivement dans toute leur vivacité, leur originalité, leur violence. Et puisque, au terme de la séance, il revient à l’état normal, nous pouvons dire, empruntant à la psychanalyse un terme essentiel, qu’il abréagit. On sait que la psychanalyse appelle abréaction ce moment décisif de la cure où le malade revit intensément la situation initiale qui est à l’origine de son trouble, avant de le surmonter définitivement. En ce sens, le chaman est un abréacteur professionnel.
Nous avons recherché ailleurs les hypothèses théoriques qu’il serait nécessaire de formuler, pour admettre que le mode d’abréaction particulier à chaque chaman, ou tout au moins chaque école, puisse induire symboliquement, chez le malade, une abréaction de son trouble propre. Si, toutefois, la relation essentielle est celle entre le chaman et le groupe, il faut aussi poser la question à un autre point de vue, qui est celui du rapport entre pensées normale et pathologique. Or, dans toute perspective non scientifique (et aucune société ne peut se targuer de n’y point participer), pensée pathologique et pensée normale ne s’opposent pas, elles se complètent. En présence d’un univers qu’elle est avide de comprendre, mais dont elle ne parvient pas à dominer les mécanismes, la pensée normale demande toujours leur sens aux choses, qui le refusent ; au contraire, la pensée dite pathologique déborde d’interprétations et de résonances affectives, dont elle est toujours prête à surcharger une réalité autrement déficitaire. Pour l’une, il y a du non vérifiable expérimentalement, c’est-à-dire de l’exigible ; pour l’autre, des expériences sans objet, soit du disponible. Empruntant le langage des linguistes, nous dirons que la pensée normale souffre toujours d’un déficit de signifié, tandis que la pensée dite pathologique (au moins dans certaines de ses manifestations) dispose d’une pléthore de signifiant. Par la collaboration collective à la cure chamanistique, un arbitrage s’établit entre ces deux situations complémentaires. Dans le problème de la maladie, que la pensée normale ne comprend pas, le psychopathe est invité par le groupe à investir une richesse affective, privée par elle-même de point d’application. Un équilibre apparaît entre ce qui est vraiment, sur le plan psychique, une offre et une demande ; mais à deux conditions : il faut que, comme le malade, et le sorcier, le public participe, au moins dans une certaine mesure, à l’abréaction, cette expérience vécue d’un univers d’effusions symboliques dont le malade, parce que malade, et le sorcier, parce que psychopathe – c’est-à-dire disposant l’un et l’autre d’expériences non intégrables autrement – peuvent lui laisser, de loin, entrevoir “les illuminations”. En l’absence de tout contrôle expérimental, qui n’est pas nécessaire et n’est même pas demandé, c’est cette expérience seule, et sa richesse relative dans chaque cas, qui peut permettre le choix entre plusieurs systèmes possibles, et entraîner l’adhésion à telle école ou à tel praticien.
À la différence de l’explication scientifique, il ne s’agit donc pas de rattacher des états confus et inorganisés, émotions ou représentations, à une cause objective, mais de les articuler sous forme de totalité ou de système, le système valant précisément dans la mesure où il permet la précipitations, ou la coalescence, de ces états diffus (pénibles aussi, en raison de leur discontinuité) ; et ce dernier phénomène est attesté à la conscience par une expérience originale, qui ne peut être saisie du dehors.
Il est vrai qu’en cure chamanique, le sorcier parle, et fait abréaction pour le malade qui se tait, tandis qu’en psychanalyse, c’est le malade qui parle, et fait abréaction contre le médecin qui l’écoute.