La haine de l’art (la haine de la mort informe, de la brume sans effet, qu’il semble porter), la haine que l’art peut se vouer s’il stylise le chaos malgré lui, s’il met en forme la dispersion, n’est pas le propre de l’art. Une exception le prouve : le poème. La haine de la poésie, si le terme de haine attire, est le propre de la poésie ; elle se défie nativement de son « esthétique », de son charme vorace, du procès de formalisation, de mise en forme signifiante. La méfiance peut avoir nom Dionysos. Et c’est une haine double : a) pour la forme médusante et l’art poétique, le fixatif impliqué dans la formation de la forme ; et b) pour le sens déformant, qui embrume ou endort la possibilité d’un art poétique, d’un geste apollinien.
Lu
Cette idée d’un système clos est fantasmatique. C’est le fantasme du capital, bien sûr ! C’est pour ça que, simultanément, le Kapital est foncièrement impérialiste : non pas simplement au sens où il a besoin d’écraser des peuples à sa périphérie, mais il a besoin d’une périphérie en général, et il a besoin de la pomper, et ce, sans le dire, i.e. de faire des prélèvements d’énergie où que ce soit dans le système solaire, dans l’air et dans l’eau, de faire entrer dans son propre circuit en faisant croire au miracle de la croissance autonome de ce circuit. Ce qui est frappant, c’est que dans le sens de la sortie, dans le sens de la jouissance, il va aussi y avoir quelque chose : la perversion, c’est le détournement par rapport au circuit de la reproduction.
Cette génitalité dont parle Freud, où on passe des pulsions partielles dans un parcours réputé normal, de l’état pervers polymorphe de l’enfant jusqu’à la génitalité … En fait, c’est Freud lui-même qui nous a donné le matériel pour penser cela non pas comme un parcours normal, mais comme une espèce de conflit, de lutte, pour obtenir un corps génital érotique. En fait, ce corps érotique génital, c’est celui qui est exigé par la reproduction, c’est à dire par l’instance capitaliste pour notre société. Freud nous donne encore les moyens de penser ce qu’est la jouissance, en tant qu’elle échappe à cela, et il nous donne à le penser sous le nom de pulsion de mort. Ce qui veut dire que, dans la jouissance, il y a toujours une composante de régime par laquelle il y a justement une sorte d’ »excès de jouissance », comme dit Nietzsche. Il y a, en somme, dépense d’énergie d’une forme qui était celle du germen, dans une forme perdue, disons chaleur, si vous voulez, sperme dans l’anus, sperme sur la terre ; forme dégradée, irreversible. Déchets, pollution. Avec la perversion, on a l’évidence de l’autre chose de la jouissance, qui, justement, n’est pas érotique au sens de la circulation de l’énergie dans des formes qui sont, en définitive, réputées toujours commutables, mais au contraire, par rapport à ce circuit là, les moments où ça sort, où c’est la consumation, et où, donc, ça ne revient pas. Ce n’est plus du revenu.
La perversion, comme dit Klossowski, est « hors de prix » ; en fait de valeur. À la limite, comme il le dit, un phantasme sadien, ça coûte une population entière, ça s’achète au prix que coûterait la survie d’une population.
Mais après avoir ainsi exposé la motivation manifeste de cette figure du « double », nous sommes forcés de nous avouer que rien de tout ce que nous avons dit ne nous explique le degré extraordinaire d’inquiétante étrangeté qui lui est propre. Notre connaissance des processus psychiques pathologiques nous permet même d’ajouter que rien de ce que nous avons trouvé ne saurait expliquer l’effort de défense qui projette le double hors du mot comme quelque chose d’étranger. Ainsi le caractère d’inquiétante étrangeté inhérent au double ne peut provenir que de ce fait : le double est une formation appartenant aux temps psychiques primitifs, temps dépassés où il devait sans doute alors avoir un sens plus bienveillant. Le double s’est transformé en image d’épouvante à la façon dont les dieux, après la chute de la religion à laquelle ils appartenaient, sont devenus des démons. (Heine, Die Götter in Exil, Les dieux en exil.)