La haine de l’art (la haine de la mort informe, de la brume sans effet, qu’il semble por­ter), la haine que l’art peut se vouer s’il sty­lise le chaos mal­gré lui, s’il met en forme la dis­per­sion, n’est pas le propre de l’art. Une excep­tion le prouve : le poème. La haine de la poé­sie, si le terme de haine attire, est le propre de la poé­sie ; elle se défie nati­ve­ment de son « esthé­tique », de son charme vorace, du pro­cès de for­ma­li­sa­tion, de mise en forme signi­fiante. La méfiance peut avoir nom Dionysos. Et c’est une haine double : a) pour la forme médu­sante et l’art poé­tique, le fixa­tif impli­qué dans la for­ma­tion de la forme ; et b) pour le sens défor­mant, qui embrume ou endort la pos­si­bi­li­té d’un art poé­tique, d’un geste apol­li­nien.

Contre un Boileau
Fayard 2015
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Cette idée d’un sys­tème clos est fan­tas­ma­tique. C’est le fan­tasme du capi­tal, bien sûr ! C’est pour ça que, simul­ta­né­ment, le Kapital est fon­ciè­re­ment impé­ria­liste : non pas sim­ple­ment au sens où il a besoin d’é­cra­ser des peuples à sa péri­phé­rie, mais il a besoin d’une péri­phé­rie en géné­ral, et il a besoin de la pom­per, et ce, sans le dire, i.e. de faire des pré­lè­ve­ments d’éner­gie où que ce soit dans le sys­tème solaire, dans l’air et dans l’eau, de faire entrer dans son propre cir­cuit en fai­sant croire au miracle de la crois­sance auto­nome de ce cir­cuit. Ce qui est frap­pant, c’est que dans le sens de la sor­tie, dans le sens de la jouis­sance, il va aus­si y avoir quelque chose : la per­ver­sion, c’est le détour­ne­ment par rap­port au cir­cuit de la repro­duc­tion.

« Dialogue »
1973
lien capitalisme clos croissance fantasme hégémonie impérialisme jouissance périphérie pervers reproduction

Cette géni­ta­li­té dont parle Freud, où on passe des pul­sions par­tielles dans un par­cours répu­té nor­mal, de l’é­tat per­vers poly­morphe de l’en­fant jus­qu’à la géni­ta­li­té … En fait, c’est Freud lui-même qui nous a don­né le maté­riel pour pen­ser cela non pas comme un par­cours nor­mal, mais comme une espèce de conflit, de lutte, pour obte­nir un corps géni­tal éro­tique. En fait, ce corps éro­tique géni­tal, c’est celui qui est exi­gé par la repro­duc­tion, c’est à dire par l’ins­tance capi­ta­liste pour notre socié­té. Freud nous donne encore les moyens de pen­ser ce qu’est la jouis­sance, en tant qu’elle échappe à cela, et il nous donne à le pen­ser sous le nom de pul­sion de mort. Ce qui veut dire que, dans la jouis­sance, il y a tou­jours une com­po­sante de régime par laquelle il y a jus­te­ment une sorte d’  »excès de jouis­sance », comme dit Nietzsche. Il y a, en somme, dépense d’éner­gie d’une forme qui était celle du ger­men, dans une forme per­due, disons cha­leur, si vous vou­lez, sperme dans l’a­nus, sperme sur la terre ; forme dégra­dée, irre­ver­sible. Déchets, pol­lu­tion. Avec la per­ver­sion, on a l’é­vi­dence de l’autre chose de la jouis­sance, qui, jus­te­ment, n’est pas éro­tique au sens de la cir­cu­la­tion de l’éner­gie dans des formes qui sont, en défi­ni­tive, répu­tées tou­jours com­mu­tables, mais au contraire, par rap­port à ce cir­cuit là, les moments où ça sort, où c’est la consu­ma­tion, et où, donc, ça ne revient pas. Ce n’est plus du reve­nu.

« Dialogue »
1973
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La per­ver­sion, comme dit Klossowski, est « hors de prix » ; en fait de valeur. À la limite, comme il le dit, un phan­tasme sadien, ça coûte une popu­la­tion entière, ça s’a­chète au prix que coû­te­rait la sur­vie d’une popu­la­tion.

« Dialogue »
1973
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Mais après avoir ain­si expo­sé la moti­va­tion mani­feste de cette figure du « double », nous sommes for­cés de nous avouer que rien de tout ce que nous avons dit ne nous explique le degré extra­or­di­naire d’in­quié­tante étran­ge­té qui lui est propre. Notre connais­sance des pro­ces­sus psy­chiques patho­lo­giques nous per­met même d’a­jou­ter que rien de ce que nous avons trou­vé ne sau­rait expli­quer l’ef­fort de défense qui pro­jette le double hors du mot comme quelque chose d’é­tran­ger. Ainsi le carac­tère d’in­quié­tante étran­ge­té inhé­rent au double ne peut pro­ve­nir que de ce fait : le double est une for­ma­tion appar­te­nant aux temps psy­chiques pri­mi­tifs, temps dépas­sés où il devait sans doute alors avoir un sens plus bien­veillant. Le double s’est trans­for­mé en image d’é­pou­vante à la façon dont les dieux, après la chute de la reli­gion à laquelle ils appar­te­naient, sont deve­nus des démons. (Heine, Die Götter in Exil, Les dieux en exil.)

« L’inquiétante étran­ge­té »
[« Das Unheimliche », 1919]
démon dieux double épouvante primitif unheimlisch