La misère de la tra­di­tion est de s’appuyer sur la fai­blesse, qui engage le sou­ci de l’avenir. Le sou­ci de l’avenir exalte l’avarice ; il condamne l’imprévoyance, gas­pille. La fai­blesse pré­voyante s’oppose au prin­cipe de la jouis­sance de l’instant pré­sent. La morale tra­di­tion­nelle s’accorde avec l’avarice, elle voit dans la pré­fé­rence pour la jouis­sance immé­diate la racine du Mal. La morale avare fonde l’entente de la jus­tice et de la police. Si je pré­fère la jouis­sance, je déteste la répres­sion.

La lit­té­ra­ture et le mal [1957]
Gallimard Folio 2013
p. 106–107

GRAND-PEUR ET MISÈRE DU TROISIÈME REICH est main­te­nant par­ti à l’im­pres­sion. déjà, Lukàcs a salué LE MOUCHARD comme si j’é­tais un pécheur ren­tré dans le giron de l’ar­mée du salut. voi­là enfin qui est pris à même la vie ! on oublie vite qu’ils s’a­git d’un mon­tage de 27 scènes, d’un simple réper­toire de gestes, se taire, ins­pec­ter autour de soi, sur­sau­ter d’ef­froi, etc.

Journal de tra­vail [Arbeitsjournal, Suhrkamp, 1973]
trad. Philippe Ivernel
L’arche 1976
p. 19
15.8.38 gestuaire lukacs peur

j’a­vais envoyé au READER’S DIGEST (tirage 3 mil­lions 1/2 envi­ron) quelque chose sur hit­ler pour la série « le carac­tère le plus inou­bliable que j’aie ren­con­tré ». cela me revint promp­te­ment. feucht­wan­ger rap­porte que même tho­mas mann, même wer­fel très en vogue ici se sont vu retour­ner leurs contri­bu­tions. le maga­zine met une demi-dou­zaine d’ex­perts sur les envois. l’un véri­fie uni­que­ment si la chose est bien mar­ron, un deuxième si elle pue bien, un troi­sième si elle ne contient pas aus­si des frag­ments solides etc. ain­si véri­fie-t-on sévè­re­ment si c’est bien de la merde avant de la prendre. (l’ex­pert en sus­pense, l’ex­pert en carac­tères, l’ex­pert en « réa­li­tés vivantes » etc.)

ich hatte READERS DIGEST (auflage etwa 3V2 mil­lio­nen) zu ihrer serie >mein unver­geß­lichs­ter cha­rak­ter< etwas über hit­ler ein­ges­chickt. es kam prompt zurück, feucht­wan­ger berich­tet, daß auch tho­mas mann und der hier sehr erfol­greiche wer­fel ihre bei­träge zurü­cke­rhiel­ten, das maga­zin setzt ein halbes dut­zend exper­ten an die ein­sen­dun­gen. einer prüft nur, ob das ding auch braun ist, ein zwei­ter, ob es auch stinkt, ein drit­ter, ob es auch nicht feste bro­cken enthält usw. so streng wird es geprüft, ob es auch scheiße ist, bevor es genom­men wird, (expert für Spannung, expert für Charakterisierung, expert für >lebensnähe< usw.)

Journal de tra­vail [Arbeitsjournal, Suhrkamp, 1973, p. 420]
trad. Philippe Ivernel
L’arche 1976
21.4.42, trad. lég. modi­fiée

nous les alle­mands, nous avons un maté­ria­lisme dépour­vu de sen­sua­li­té. l’« esprit » cehz nous médite inva­ria­ble­ment sur l’es­prit. les corps et les objets res­tent, eux, sans esprit. dans les chan­sons à boire alle­mandes il n’est ques­tion que des effets spi­ri­tuels du vin, même dans les plus vul­gaires. rien ne filtre de l’o­deur des cuves. le monde pour nous n’a pas de saveur. dans l’a­mour, nous avons intro­duit une sorte de bon­ho­mie, le plai­sir sexuel a pour nous quelque chose de banal. si nous par­lons goût, nous pen­sons encore à des don­nées pure­ment spi­ri­tuelles, la langue est depuis long­temps hors jeu, c’est un vague sens des har­mo­ni­sa­tions. notez aus­si cette locu­tion « pure­ment spi­ri­tuel ». chez nous, l’es­prit se souille immé­dia­te­ment quand il touche à la matière. la matière, pour nous alle­mands, c’est plus ou moins de la merde. dans notre lit­té­ra­ture se res­sent par­tout cette méfiance envers la vita­li­té du corps. nos héros cultivent la socia­bi­li­té, mais ne mangent pas ; nos femmes ont des sen­ti­ments, mais pas de cul, en revanche nos vieillards parlent haut comme s’ils avaient encore toutes leurs dents.

Journal de tra­vail [Arbeitsjournal, Suhrkamp, 1973]
trad. Philippe Ivernel
L’arche 1976
p. 17–18
12.8.38

ÉPILOGUE : LA QUESTION DE LA CÉLÉBRITÉ

Voici clô­tu­rées ces quelques recherches artis­tiques et phi­lo­so­phiques menées autour du concept du « tout public ». Le lec­teur atten­tif aura sans aucun doute pu déce­ler sous l’apparente fri­vo­li­té de ces textes la gra­vi­té des ques­tions qui les animent. Ces ques­tions s’agencent, bien sûr, toutes autour du concept-clé de ce livre : le « tout public ». Cette exi­gence-limite, cet impos­sible, cet impé­ra­tif posé qui est de s’adresser à toutes les sortes de public, à tout genre de public, amène à mon avis inévi­ta­ble­ment à s’interroger sur un concept qui lui est cor­ré­la­tif, ou qui en tout cas en consti­tue le ver­so : le concept de « célé­bri­té ».

La ques­tion du jour, qu’en ce moment je me pose et vou­drais par­ta­ger aujourd’hui, c’est, du Coup : com­ment devient-on célèbre, quels sont les trucs et astuces pour deve­nir célèbre ?

Eh bien je dois dire que cette ques­tion tombe plu­tôt bien, plu­tôt au poil dans ia mesure où là main­te­nant, pile au moment où j’écris ceci, eh bien je me sens assez célèbre je dois dire. C’est vrai­ment un hasard assez heu­reux, j’écris ce texte sur com­ment être célèbre et paf, n’advient-il pas que jus­te­ment je me sens célèbre à fond ? Incroyable. Du coup, c’est sans dif­fi­cul­té que je vais pou­voir spé­cu­ler sur cette ques­tion, ça va venir tout seul tout seul vous allez voir. Je vais tout sim­ple­ment sur­fer sur l’agencement de mes affects du moment et ça suf­fi­ra ample­ment pour vous pondre une grande théo­rie géné­rale sur la célé­bri­té qui tient bien la route. De mon côté, qu’en est-il ? On plante le décor : je suis assis non­cha­lam­ment, à poil, à l’aise, dans un jacuz­zi, il fait chaud, il y à de la vapeur par­tout autour de moi, je suis dans un centre ther­mal j’écris ceci dans mon cahier, tout va bien. Je spé­cule sur a célé­bri­té. Autour de moi, d’autres corps nus, jeunes, beaux, alan­guis, qui dis­cutent entre eux. Atmosphère pai­sible au pos­sible. On sent bien du coup comme le corps se décharge des ten­sions : super agréable, je vais mettre ça dans mon texte sur la célé­bri­té. En effet là main­te­nant je me dis qu’avant de don­ner des trucs infaillibles pour être connu, il faut que j’explique le méca­nisme de la célé­bri­té, tous les rouages qui se mettent en place et s’agencent lorsqu’on se met à deve­nir célèbre.

Il faut savoir par exemple qu’être célèbre c’est une odeur : on recon­naît quelqu’un de célèbre à ce que son corps dégage dans l’odeur. Pas une ques­tion de par­fum bien sûr, vrai­ment une ques­tion d’odeur cor­po­relle spé­ci­fique à la célé­bri­té. D’où vient l’odeur de la célé­bri­té ? me deman­dé-je ici, ici et cou­ché nu dans ce jacuz­zi, me sen­tant célèbre et en com­pa­gnie de gens célèbres. Eh bien l’odeur de la célé­bri­té vient d’une cer­taine façon d’être, d’une cer­taine manière d’être : lorsqu’on est connu, célèbre, on se met à s’agencer le corps de telle façon qu’il soit en inter­con­nexion directe et constante avec un maxi­mum d’autres corps. Une fois que tu es célèbre, tu es celui dont le corps est sen­ti, éprou­vé et vu par un maxi­mum d’autre corps, c’est ça les pré­mices de base, les pré­mices de base de l’odeur de la célé­bri­té : l’odeur de la célé­bri­té vient de ce que le corps connu l’est du fait qu’il s’agence ses par­ties en fonc­tion de celui des autres. L’odeur de cet agen­ce­ment c’est les pré­mices de la célé­bri­té.

Ça n’a l’air de rien comme ça mais en fait c’est extrê­me­ment com­plexe comme réa­li­té, car c’est une réa­li­té qui mobi­lise tout le cos­mos. Si vous vou­lez deve­nir célèbres, écris-je dans mon cahier, ici, nu dans ce super centre ther­mal en com­pa­gnie de plein de gens célèbres et nus comme moi, affa­lés dans ce jacuz­zi obs­cè­ne­ment chaud, si vous vou­lez deve­nir célèbres, chers lec­teurs et lec­trices, eh bien il fau­dra d’abord bien bien com­prendre la théo­rie géné­rale de la célé­bri­té, qui est une théo­rie extrê­me­ment com­plexe qui passe donc notam­ment par toute une théo­rie de l’odeur, mais éga­le­ment toute une théo­rie cos­mique évi­dem­ment.

Car il est bien évident n’est-ce pas que dans là mesure où l’odeur de la célé­bri­té passe par tel agen­ce­ment de corps, eh bien il faut se poser la ques­tion des par­ties cor­po­relles agen­cées par cet agen­ce­ment. Cette ques­tion-là de l’agencement des par­ties cor­po­relles nous ramène en deux temps trois mou­ve­ments à spé­cu­ler à l’infiniment petit qui com­pose nos par­ties cor­po­relles : notre corps est un agen­ce­ment d’une mul­ti­pli­ci­té infi­nie de par­ties infi­ni­ment petites, agen­cées de telle et telle et telle manière qui font que, au final, elles pro­duisent l’odeur de la célé­bri­té et qu’on se retrouve célèbre ou non. Irréfutable, n’est-ce pas ?

Irréfutable et en même temps hyper angois­sant bien sûr, puisque si on réflé­chit bien, si on pousse la logique plus loin, on se rend compte qu’être célèbre c’est vrai­ment une ques­tion cos­mique en fait. En effet que se passe-t-il ? Je suis là, cou­ché dans mon jacuz­zi, dans l’eau et la vapeur chaude, tout va bien, je spé­cule par rap­port à l’infinité de mes par­ti­cules cor­po­relles tout en regar­dant autour de moi les ravis­sants corps nus qu’il y a ici autour et là : coup de théâtre. Coup de théâtre puisque en pous­sant la logique de l’infiniment petit à son comble, for­cé­ment on se retrouve à pal­per l’abysse infran­chis­sable exis­tant entre chaque par­ti­cule for­mant notre corps. Abysse infi­ni­ment grand évi­dem­ment, puisque sépa­rant des par­ti­cules cor­po­relles infi­ni­ment petites. Voilà l’affaire : être là et célèbre, être là avec un corps célèbre, Un corps agen­cé de telle façon qu’il soit connec­té à un maxi­mum d’autres corps, c’est agen­cer des abysses cos­miques selon un style très par­ti­cu­lier qui excite les abysses cos­miques d’autrui : très impres­sion­nant. Inéluctable, 100 % logique, 100 % prou­vé scien­ti­fi­que­ment : pour être célèbre, il faut se connec­ter cor­po­rel­le­ment de façon telle au cos­mos que nos par­ti­cules cor­po­relles s’agencent entre elles d’une façon qui soit hyper bien en connexion exci­tée avec le cos­mos inté­rieur d’un maxi­mum d’autres corps.

Donc être célèbre est très angois­sant car ça démul­ti­plie les abysses : on se retrouve avec son abysse inté­rieur connec­té à une mul­ti­pli­ci­té d’autres abysses inté­rieurs com­plè­te­ment incon­nus. En même temps c’est ça la clé du suc­cès : celui qui veut deve­nir célèbre, eh bien rien à faire, c’est la carte de l’interconnexion des cos­mos inté­rieurs qu’il doit jouer et exci­ter, c’est iné­luc­table. Sans agen­ce­ment de cos­mos, pas de suc­cès.

Voilà. Le cadre théo­rique est posé, et main­te­nant il faut que je vous explique, depuis ce centre ther­mal où je me trouve ici, nu et affable, la théo­rie du jacuz­zi, qui est la théo­rie infaillible qui vous per­met­tra d’être célèbre.

Voici la théo­rie du jacuz­zi : qui veut être connu a le fan­tasme du regard des autres qui lui coule des­sus, c’est du nar­cis­sisme qui passe par le regard de l’autre, de n’importe quel autre. Vouloir être connu c’est vou­loir être tou­ché ou tou­ché du regard ou sen­ti ou enten­du ou goû­té par n’importe quel autre, quel qu’il soit : c’est l’abstraction du regard, du tou­cher, de l’ouïe, des sens de l’autre, ce sont les sens de l’immense mul­ti­pli­ci­té des autres qui te coulent des­sus à l’échelle indus­trielle, com­plè­te­ment abs­traits de leurs corps sin­gu­liers. La théo­rie du jacuz­zi dit que pour être connu, pour assou­vir ce fan­tasme de l’industrialisation et de l’abstraction des sens des autres, rien de tel qu’un bon jacuz­zi : en effet la sen­sa­tion de la célé­bri­té, la sen­sa­tion d’avoir le cos­mos inté­rieur tou­ché, pal­pé, cares­sé par le cos­mos inté­rieur d’une tri­po­tée d’inconnus, est en fait tout à fait com­pa­rable à la sen­sa­tion éprou­vée dans un bon jacuz­zi bien rem­pli de gens nus.

Tu rêves d’être connu ? Facile : fais comme moi, pointe-toi dans un jacuz­zi, tout le monde fait sem­blant de rien, d’un air enten­du sou­dain on par­tage de l’intimité comme ça, boum sans pré­ve­nir, mine de rien, natu­rel­le­ment, tout lé monde par­tage : être connu c’est se par­ta­ger avec les autres. Se par­ta­ger avec les autres, être géné­reux de l’intime. C’est, tu vois, être dans le monde comme dans un grand jacuz­zi.

« Épilogue : la ques­tion de la célé­bri­té »
Tout public
Les petits matins 2011