Lorsque le style de vie est tombé aussi bas que celui de la bourgeoisie tardive, tout ce à quoi une simple réforme architecturale peut encore prétendre, c’est d’afficher le vide de son âme au lieu de le dissimuler. Et c’est ce qui se passe dès qu’entre les fioritures et les sièges d’acier, entre les bureaux de poste style Renaissance et ceux en forme de caisses à œufs, l’imagination ne trouve pas de troisième possibilité. L’effet est d’autant plus glaçant que le phénomène nouveau n’offre plus aucun recoin où se réfugier et qu’il n’est qu’un kitsch de la lumière ; même si les débuts du mouvement furent propres, propres comme l’aspirateur à poussière. Ce furent Adolf Loos en Europe et Frank Lloyd Wright en Amérique qui partirent les premiers en guerre contre l’abus épigonal de l’ornement ; avec, certes, chez Wright, une haine marquée de la ville, sentiment sain en partie, mais dû aussi à des velléités anarchisantes, et avec, le désir de morceler les métropoles meurtrières en « home towns », en une « Broadacre City » où chacun aurait dix fois plus d’espace que de coutume. A l’inverse Le Corbusier prônait une « machine à habiter » hautement citadine ; avec Gropius et d’autres créateurs de moins grande envergure appartenant au Nouveau Réalisme, il incarne cette espère d’art d’ingénieur qui tout en se prétendant progressiste, sombre si vite dans la stagnation, et se voit si tôt voué à la ferraille. C’est pourquoi depuis plus d’une génération, ce style fait de meubles d’acier, de cubes de béton, de toits plats, reste hors de l’Histoire, suprêmement moderne et ennuyeux, apparemment audacieux et foncièrement plat, plein de haine envers les fleurs de rhétorique qu’il voit dans toute espèce d’ornement, et pourtant pris au piège de son schématisme plus encore que ne le furent jamais les tristes copies du dix-neuvième siècle. Jusqu’à ce que finalement cela conduise, en France, à cette phrase prononcée par un architecte du béton, et non des moindres puisqu’il s’agit de Perret : « L’ornement cache toujours un défaut de construction. » A côté de cela subsiste pourtant un désir mal avoué, et presque romantique, de classicisme, en partie à cause des formes géométriques, en partie aussi à cause du repos qui constitue le premier devoir du bourgeois, en partie enfin à cause d’un sentiment abstrait d’humanité. Le programme de Le Corbusier, « la cité radieuse », cherche partout à créer une sorte de Paris grec (« Les éléments urbanistiques constitutifs de la ville »), il voit dans l’Acropole l’œuvre d’une espèce d’esprit humain universel (« le marbre des temples porte la voix humaine »). Mais plus que jamais la Grèce devient ici abstraction pure, au même titre que « l’Etre humain » qui ne fait plus l’objet d’aucune différenciation et à la mesure duquel devaient se rapporter les éléments de construction de façon purement fonctionnelle. Même les plans d’urbanisme de ces inébranlables fonctionnalistes sont privés, abstraits ; « l’Être humain » y prend une telle place que dans ces maisons et ces villes les hommes de chair et d’os sont réduits à l’état de termites standardisés ou, à l’intérieur d’une « machine à habiter », à l’état de corps étrangers, encore trop organiques ; tout est coupé de l’homme réel, du chez soi, du bien-être, du Foyer (Heimat). Telle est la conséquence inévitable aussi longtemps qu’une architecture ne se préoccupe pas d’abord du sol malsain sur lequel elle doit s’édifier. Aussi longtemps qu’existent la « propreté » résultant de l’élimination et du manque d’idées, la sérénité résultant de la politique de l’autruche, quand ce n’est pas de la mystification, et aussi longtemps que le soleil d’argent qui veut briller partout n’est plus qu’une grande misère de chrome. Partout ici l’architecture est superficielle, perpétuellement fonctionnelle ; et aussi transparente soit-elle, elle ne laisse deviner aucune substance, aucun contenu qui puisse s’extérioriser dans le fleuron de l’ornement.
Citations
Un des contes marins les plus vivants du Moyen Age, met exclusivement le cap sur cette île : il s’agit de l’expédition maritime de saint Brandan. On a sur le navigateur lui-même, saint Brandan, des renseignements historiques : il était l’abbé-évêque d’un couvent irlandais et vivait au sixième siècle. C’était le temps des ermites de la mer, c’est-à-dire des moines qui fuyaient sur des îles désertes (comme les moines égyptiens fuyaient dans le désert) pour s’y consacrer tout entiers à la contemplation. C’est ainsi que les îles Faerae et les îles Shetland furent découvertes, et il se peut que certains événements réels soient à la base de la légende du voyage de saint Brandan. Mais bien plus riche est la nostalgie utopique d’un on-ne-sait-où qui l’anime, lui et sa légende, bien plus exubérant y est le rêve d’une enclave de bonheur qui n’aurait pas été entraînée dans la chute générale. La version de la légende que donne la Navigatio Sancti Brendani date du onzième siècle, mais la légende est en réalité beaucoup plus ancienne. Elle s’est développée à partir d’un sermon du neuvième siècle, connut ultérieurement un grand nombre de versions différentes, fut traduite dans presque toutes les langues européennes, et tint en éveil pendant des siècles l’idée d’une île paradisiaque (cf. Babcock, Legendary Islands of the Atlantic. 1922. p. 34 sqq.). Le contenu en est un mélange d’histoire religieuse et d’épopée ; une nuit. Brandan entend la voix d’un ange lui dire : « Dieu t’a donné ce que tu cherchais, la terre promise. » Il équipe un bateau, fait voile quinze jours durant vers l’ouest de l’Irlande, trouve un palais plein de riches mets mais dont les hôtes sont invisibles, poursuit sa route pendant sept mois dans une direction non précisée et trouve une île couverte d’innombrables troupeaux de moutons. Au moment où l’équipage veut faire rôtir un de ces moutons, l’île sombre dans la mer : c’était le dos d’une gigantesque baleine dont le feu avait interrompu la sieste. Après toute une série d’aventures où pullulent les poissons venimeux, les serpents de mer crachant le feu, et les oiseaux diaboliques, et où apparaissent même des voies d’accès à l’enfer, Brandan, arrivé très loin dans l’Atlantique, rencontre dans une île un vieil ermite qui connaît le chemin de la terre promise. Apparaît alors un prédécesseur de Brandan, Meruoc, qui avait entrepris avant lui le voyage vers l’île promise ; Brandan réussit à se cacher si bien qu’il peut vivre dans « la première terre d’Adam et d’Eve », c’est-à-dire, au paradis terrestre, en dépit de la malédiction. Un autre signe attestant l’approche du paradis est l’Insula uvarum, l’île du vin et de Bacchus, sur laquelle les marins passent quarante jours, après quoi ils chargeront encore leur vaisseau de grappes de raisin avant de poursuivre leur route. Brandan atteint l’île promise où vivent des saints qui l’attendent, il réveille un mystérieux géant qui dormait dans une caverne : les portes du paradis terrestre, qui s’étend au-delà de l’océan Atlantique des ténèbres, sont ouvertes. Après sept années Brandan et son équipage de moines reviennent par les Orcades, et font le récit de leur découverte de la « Terre promise des saints », cette Inde couverte de vignes et située à l’ouest, ou au-delà de l’ouest… Voilà pour le plus célèbre des contes de marins du Moyen Age chrétien, et l’on crut fermement pendant des siècles à la réussite de saint Brandan. La plupart des villes hanséatiques célébraient la fête du saint ; de 1476 à 1523 la légende des Fortunatae insulae Brantani et de leur découverte fut imprimée treize fois en Allemagne ; un chercheur américain, C. Selmer, a même voulu voir un rapport entre le nom de Brandenburg et les cultes de saint Brandan. L’île utopique est reprise sur la plupart des cartes du Moyen Age et elle apparaît encore en 1569 sur la carte de Mercator ; bien plus, au seizième siècle elle fut cédée le plus sérieusement du monde par le gouvernement portugais à l’aventurier Luis Perdigon, qui se prépara tout aussi sérieusement à la conquérir. Et en 1721 encore, une expédition partit de Santa Cruz, dans l’île espagnole de Ténériffe, afin de trouver la Ila de San Borondon. Ce qui reste curieux dans tout cela, c’est l’enchevêtrement de la légende et de la tradition originaire d’un milieu utopique non chrétien, tout à fait étranger à l’île des Bienheureux. Que l’on y trouve des emprunts à la littérature populaire arabe de la même époque, n’a rien de surprenant ; la baleine qui plonge dans la mer lorsqu’on allume un feu sur son dos, apparaît dans le conte de Sindbad sous la forme d’une pieuvre monstrueuse. Mais d’autre part toute l’érudition classique des couvents irlandais consistait entre autres choses à recueillir les légendes maritimes antiques et à les rassembler, ce que Plutarque avait été le seul à faire. Il s’agit des légendes relatives à l’île des Bienheureux apparaissant comme île de Saturne (île de Cronos) et située dans la « mer Cronique » autour des îles britanniques. Plutarque rappelle ces légendes aussi bien dans son traité « Sur le visage qui est dans la lune » que dans son entretien intitulé : « Sur la cessation des oracles ». Nous avons déjà signalé que les Colonnes d’Hercule s’étaient d’abord appelées « Colonnes de Saturne », c’est-à-dire de Cronos ; or dans un texte où il parle de Saturne et de l’Age d’or, Plutarque décrit des îles saintes, situées à proximité des îles britanniques et dans lesquelles habitent les âmes des héros, tout particulièrement dans celles « où le souffle de l’air est doux et où sommeille Cronos-Saturne, enfermé dans une caverne profonde, sous la garde de Briarée » (Briarée, puissant dieu marin aux cent bras, était comme Cronos un des fils d’Uranus). Or ce Saturne endormi reparaît dans le voyage de saint Brandan en la personne du géant que le saint réveille dans sa caverne, et de toute manière les « prodiges de la mer Cronique » se reproduisaient dans l’île de l’Age d’or. Mais à la longue la mer britannique ne put plus être conservée comme emplacement du paradis terrestre ; un climat plus doux et une mer plus aisément praticable finirent par l’emporter sur elle. C’est ainsi que l’île de saint Brandan n’a cessé depuis le quatorzième siècle de glisser toujours plus au sud, en direction des îles Canaries. Sur son célèbre globe terrestre, dessiné en 1492, Martin Behaïm déplace l’île à ce point vers le sud, qu’elle en vient presque à se trouver à la latitude du cap Vert : « C’est l’île, dit-il, dans laquelle saint Brandan a accosté en 565 et qu’il a trouvée pleine de choses merveilleuses. » A ce sujet Alexandre de Humboldt remarque avec une froide précision (Kritische Untersuchungen. 1852.1, p. 410) que le déplacement constant de cette île introuvable alla de pair avec les progrès des sciences de la navigation, progrès dus au commerce dans le bassin méditerranéen. En même temps toutefois venait s’ajouter le tabou propre au paradis perdu : celui qui ne le rend accessible, dans la légende de saint Brandan. qu’aux seuls saints : l’île de saint Brandan devint ainsi non seulement une île errante de la cartographie, mais aussi une île en soi indéterminable qui. en tant que telle, ne peut jamais être aperçue que de loin. Cette croyance était en partie étayée par des observations faites à partir des îles Canaries : on s’imaginait là-bas voir de temps à autre une terre montagneuse à l’horizon, en direction du sud-ouest, sans qu’on eût d’ailleurs jamais réussi à l’atteindre. Comme le note Humboldt, l’historien des îles Canaries Viera a transmis d’amples informations au sujet de toutes les tentatives qui furent entreprises de 1487 à 1759 pour accoster dans l’île que l’on croyait apercevoir à l’horizon. On aperçut aussi le mirage plus au nord, en divers endroits, ainsi que des Açores ; Colomb connaissait les récits relatifs à cette île, presque quarante ans avant son voyage, comme il l’indique dans son journal en 1492. Dès l’instant de la première observation, on conclut à l’apparition de l’île de saint Brandan ; l’inaccessibilité de la terre entrevue ne réussit pas à détruire la ferme croyance que l’on avait de son existence, mais semblait au contraire la confirmer. Ajoutons que le pendant de cette île se retrouve en Chine, où la légende donne sur elle encore plus de détails, ce qui prouve que l’île évanescente des Bienheureux, cette terre du bonheur ou du Graal réservée au seul méritant, constitue sinon une fable itinérante, du moins un archétype très répandu, dépassant les limites du temps et de l’espace. La géographie moralisée chinoise mentionne l’existence des îles bienheureuses dans le golf de Pechili ; les aperçoit-on de loin, elles ressemblent à des nuages ; s’en approche-t-on, le vaisseau est repoussé par les vents ; réussit-on malgré tout à les atteindre, elles disparaissent dans la mer ; quant aux navigateurs qui ne sont pas appelés à y aborder, ils rentrent physiquement amoindris. Au quinzième siècle, l’île présumée de Brandan ne fit plus l’objet de supputations théologiques. mais elle restait l’île que l’on n’aperçoit que de loin et la terre enchantée qui ne cesse de surgir derrière l’horizon. La légende se maintint, alors que depuis longtemps déjà, les regards glissaient vers l’orient, là où la Bible situait le paradis terrestre. Vers l’est géographique aussi, et non plus seulement vers cet orient dont la connotation était magique — comme chez saint Brandan — vers l’Asie d’où étaient venus les trois Rois mages. Et où ce que l’on entendait par île de saint Brandan ne serait plus un îlot isolé, mais — selon une légende tout aussi tenace — un Etat tout entier, patrie de la félicité. C’est ainsi que la promesse de saint Brandan se vit transposée dans tout son éclat sur le continent asiatique, dans un gigantesque royaume, inaccessible lui aussi, bien que pour d’autres raisons, et sur lequel nous allons maintenant tourner nos regards : le royaume de Saturne et du Christ, celui du « Prêtre-Jean ».
Du reste ni les marchands ni les chevaliers ne se souciaient de se retirer dans une île isolée. Ce qu’ils recherchaient, c’étaient des trésors et de vastes terres productrices d’étain, or ce n’est pas dans un quelconque royaume des morts qu’on pouvait trouver les uns et les autres, mais sur la route du Saint-Sépulcre, et au-delà. Quelques décennies après la prise de Jérusalem, la puissance franque y était dangereusement menacée, la deuxième croisade avait échoué, une troisième fut préparée dans l’inquiétude et l’incertitude. C’est dans cette atmosphère que, vers 1165, tombèrent trois mystérieuses missives prétendument expédiées d’Asie par un puissant souverain chrétien. Il se faisait modestement appeler le Prêtre-Jean, vantait dans un style altier et grandiloquent la puissance et les prodiges de son Etat, le plus grand de la terre. D’après les lettres son royaume s’étendait à l’est « jusqu’au lever du soleil », et à l’ouest jusqu’à la tour de Babel. La puissance énorme d’un nouvel allié semblait ainsi se dresser contre les Sarrasins, véritable don du ciel, constituant un second front à l’est. Les lettres étaient adressées au pape Alexandre III, à l’empereur Frédéric Barberousse et à l’empereur byzantin Manuel ; les deux empereurs semblent s’être défiés du message, le pape un peu moins, puisqu’il y répondit, quoiqu’un peu tardivement peut-être. Au Prêtre-Jean, seigneur des Indes et maître d’un royaume qui, comme le disait le message, entourait le paradis terrestre, il envoya un émissaire spécial, puisqu’il s’agissait de son médecin personnel Philippe, grand connaisseur de l’Orient ; une délégation se mit en route vers ce qui n’était qu’un fantôme. Le texte de la réponse du pape est conservé, il est daté du 27 septembre 1177 à Venise, douze ans après l’arrivée du message venu de l’Inde ; ces dates montrent que le crédit assez réduit que le pape avait d’abord accordé à l’existence du prêtre-roi, avait crû en même temps que grandissait la menace des Sarrasins. Pour le peuple, le Prêtre-Jean était une certitude depuis longtemps déjà ; sa lettre avait été largement répandue grâce à un grand nombre de copies ; elle fut traduite en français, en allemand, eh hébreu, et toute l’Europe s’inclina devant le nouvel espoir offert par l’Asie. La réponse du pape était adressée au « Carissimo in Christo filio, illustri et magnifîco Indorum régi, sacerdotum sanctis-simo » ; mais Philippe, qui devait transmettre la lettre, n’eut même pas l’occasion de rapporter que le prodigieux royaume restait introuvable, car il ne revint pas à Rome : l’expédition disparut sans laisser de traces.
L’Inde, c’était pour le Moyen Age un concept bien vaste ; comme chez Pline déjà, elle s’étendait jusqu’au golfe du Tonkin, englobait même quelquefois l’Afrique orientale et l’Abyssinie, Marco Polo parie aussi d’un souverain perse, roi des Indes. Mais l’Inde s’affirma surtout comme incarnation du mystère, comme patrie d’ineffables prodiges géographiques ; la nature semblait y être purifiée de toute banalité, les rouages de la nature débarrassés de tout grain de sable. L’impossible, qu’il soit de nature grotesque ou au contraire utopique, semblait y être devenu réalité, comme dans ces tapisseries du Moyen Age qui représentent une licorne au milieu de forêts enchantées. On croyait à l’existence de montagnes qui auraient été déplacées derrière l’Indus et dont les pierres étaient des émeraudes, la poussière du musc ; les fruits qu’y portaient certains arbres étaient des oiseaux, tandis que sur d’autres poussaient des têtes humaines qui pleuraient et riaient. Au douzième siècle circulait un manuscrit attribué à saint Jérôme, qui parlait des pierres précieuses, de leurs vertus curatives et d’autres propriétés miraculeuses, et ce livre débute de façon très caractéristique par la description d’un voyage en Inde, après la traversée de la mer Rouge (dont les multiples dangers remplacent ceux de l’épouvantable Atlantique); ce voyage se poursuit jusque dans un univers des plus fantastiques, atteint après toute une année de voyage, la patrie de l’escarboucle, des montagnes d’or gardées par des griffons, de la grande fourmi mangeuse d’hommes, qui pendant la nuit déterre de l’or, des arbres qui poussent dans la mer, de la pluie de cuivre (cf. Thorndike, A History of Magic and Experimental Science, II, 1929, p. 238 sqq.). La source principale de la légende de l’Inde n’était autre, comme nous l’avons dit, que la traduction et le remaniement médiéval du roman d’Alexandre, dû au Pseudo-Callisthène ; et contrairement à la renaissance de l’Inde au dix-neuvième siècle, les informations que contenait ce roman ne se référaient absolument pas à Bouddha et à l’ascèse, mais aux monstruosités et aux extases de la quantité de mondes et de divinités dont la légende hindoue est si riche. Tout cela était venu se joindre à la légende d’Alexandre, pour former quelque chose d’exorbitant, situé en dehors de tous les sentiers connus du monde. La lettre du prêtre-roi elle-même s’appuyait, croyait-on, sur la Nativitas et Victoria Alexandri Magni du prêtre Léon, datant de 950 environ, mais surtout sur une lettre qu’Alexandre aurait écrite à Aristote (cf. Kleine Texte zum Alexanderroman, édité par Pfister, 1910, p. 21 sqq.) dans laquelle les avatars prodigieux de Rama devenaient un phénomène quotidien pour tous les Macédoniens. Léon parlait du voyage aérien d’Alexandre, de son expédition dans les profondeurs maritimes, il racontait aussi l’histoire des arbres oraculaires de l’Inde, d’un arbre de la lune qui parlait grec, et d’un arbre du soleil qui parlait indien ; toutes ces histoires fantastiques furent groupées autour de l’expédition du roi en Orient. On retrouve beaucoup de réminiscences de tout cela dans la lettre du prêtre-roi, car un grand nombre de ces histoires reparaissent dans ce qui est un véritable arsenal de rêves et de contes de fées géographiques défiant le quotidien. On y cite des hommes qui conjurent les dragons de l’air, les sellent, les brident et font de longues chevauchées sur leur dos, on y fait l’éloge de pierres prodigieuses, qui réchauffent ou rafraîchissent selon les besoins et éclairent la nuit tous les objets à cinq milles à la ronde, de pierres qui transforment de l’eau non bénite en lait ou en vin, de pierres qui amassent les poissons, apprivoisent les animaux sauvages, embrasent de gigantesques feux, éteignent de gigantesques feux. La lettre du Prêtre-Jean (dont on possède encore l’exemplaire destiné à l’empereur Manuel) ajoute à tout cela des créatures prodigieuses parfaitement incompréhensibles, renchérissant sur l’absurdité tout comme sur la fascination : « Moi, le Prêtre-Jean, Seigneur des Seigneurs, je surpasse tout ce qui évolue sous le ciel en vertu, en richesse et en puissance. Septante-deux rois Nous paient tribut… Notre magnificence règne sur les trois Indes, et Nos terres s’étendent jusqu’à l’Inde de l’autre côté, là où repose le corps du saint apôtre Thomas… Notre pays est la patrie et la demeure des éléphants, des dromadaires, des chameaux, du meta collinarum (!), du came-temnus (!). du tinserete (!), des panthères, des onagres, des lions blancs et des lions rouges, des ours blancs, des mérules blanches, des cigales, des griffons muets, des tigres, des lamies, des hyènes, des chevaux sauvages, des ânes sauvages, des bœufs sauvages et des hommes sauvages, des hommes à cornes et des hommes borgnes, des hommes avec des yeux devant et derrière, des centaures, des faunes, des satyres, des pygmées, des géants hauts de quarante aunes, des cyclopes et des femmes de même acabit, de l’oiseau nommé Phoenix » (Oppert, Der Priesterkonig Johannes, in Geschichte und Sage, 1864. p. 36 sqq.). Ainsi tout le lot prodigieux d’animaux et de pierres dont parlent les livres médiévaux se trouve-t-il transposé du côté de l’Inde, dans le royaume du Prêtre-Jean, même les ours blancs du Grand Nord, dont on n’avait appris l’existence en Europe qu’au onzième siècle ; en revanche, l’éléphant blanc, que l’on rencontre réellement en Inde, n’est pas mentionné,
Dans l’appendice spéculatif de son Histoire naturelle et Théorie du ciel, Kant voulait voir dans les planètes les plus éloignées un monde très avancé. D’après lui les régions « réellement bienheureuses » ne se trouveraient pas, comme Mars et la terre, à une distance moyenne du soleil, mais dans le vaste éloignement des planètes extérieures. Il distingue de la sorte Jupiter et Saturne : la densité décroissante de la matière dans les deux planètes, l’éloignement du soleil semblaient constituer pour le philosophe les fondements d’un monde pour ainsi dire plus pur. Semblable attitude laisse indéniablement transparaître l’idolâtrie du Nord, où Jupiter et Saturne prennent en quelque sorte la place de la Germania de Tacite. Une variante de l’utopie de Thulé y est reconnaissable aussi dans une certaine mesure : non pas dans le style d’Ossian, mais sous la forme d’une Stoa déplacée dans l’arctique, d’une Stoa superarctique. L’aversion authentiquement kantienne pour la mollesse et le zéphyr, les sens qui fondent, le climat subtropical, l’absence de tout devoir émigre ainsi dans son super-Kônigsberg planétaire. Et Kant risque même l’analogie suivante : « De Mercure jusqu’à Saturne ou peut-être même au-delà (si tant est qu’il y ait d’autres planètes), la perfection du monde spirituel aussi bien que du monde matériel des différentes planètes s’accroît et progresse proportionnellement à leur éloignement du soleil » (Werke. Hartenstein, I, p. 338). Le Kant de la période précritique imaginait ainsi un pendant des plus extravagants à la formule newtonienne de la diminution de la pesanteur selon le carré de la distance ; ce qui veut dire que la diminution de l’attraction gravitationnelle correspondrait à l’attraction croissante de la pureté, conformément au rêve de l’opposition entre la pesanteur et la lumière spirituelle.
Le monde entier pourrait être entièrement remodelé si les puissances d’en haut le trouvaient opportun, et retourné sur l’envers comme meules de foin pendant la moisson, de haut en bas ou de bas en haut : comme nous retournons les pommes sur elles-mêmes devant le feu, ainsi le monde tourne sur son axe ; ce qui est actuellement sous le Pôle se retrouverait sous la ligne de l’équinoxe, et ce qui est en zone torride basculerait dans le cercle arctique ou antarctique, pour être à tour de rôle réchauffé par le Soleil ; ou s’il y a une infinité de mondes, et que chaque étoile fixe soit un soleil entouré de ses planètes (comme Bruno et Campanella en concluent), trois ou quatre mondes se télescoperaient en un seul, ou alors un monde éclaterait en quatre nouveaux, comme il plairait à ces puissances.
La solitude volontaire est souvent compagne de Mélancolie : telle une sirène, un aiguillon ou un sphinx, elle vous entraîne doucement vers ce gouffre sans retour. Le Pois la désigne comme une cause première. Au commencement, il est fort agréable aux tempéraments mélancoliques de rester au lit des jours entiers et de garder la chambre, de se promener solitaires dans un bosquet désert entre un bois et une pièce d’eau ou au bord d’un ruisseau, ou encore de méditer sur le sujet charmant et plaisant qui saura le mieux les toucher ; amabilis insania –[aimable folie et mentis gratissimus error –[erreur des plus délectables dit Horace : quel délice incomparable que de mélancoliser, de construire des châteaux en Espagne, de se sourire à soi-même en jouant une infinité de rôles que l’on croit fermement incarner ou que l’on voit jouer et interpréter !
Si un homme s’offense, qu’il jette le gant, je n’en ai cure. Je ne te dois rien (lecteur), je n’attends de toi aucune faveur, je suis indépendant, je n’ai pas peur.
Non, je me rétracte, ce n’est pas vrai, cela me touche, j’ai peur, je confesse ma faute, je reconnais ma très grave offense :
Motos praestat –[Apaisons d’abord la mer agitée, je suis allé trop loin, j’ai parlé sottement et trop vite, de manière malavisée, absurde, j’ai fait l’anatomie de ma propre folie. Et voilà que, soudainement, j’ai l’impression de m’éveiller comme après un rêve ; j’ai eu une crise de délire, de fantasmes, je battais la campagne, j’ai insulté la plupart des hommes, j’en ai maltraité certains, offensé d’autres, je me suis fait du tort à moi-même ; et maintenant que j’ai recouvré la raison et que j’entrevois mon erreur, je m’écrie avec Orlando, Solvite me –[Pardonnez-moi, pardonnez, o boni –[ô mes bons amis, le passé, et je ferai amende honorable dans le futur ; je vous promets un discours plus sobre dans le traité qui suit.
Si par faiblesse, folie, passion, mécontentement, ignorance, j’ai parlé de travers, que cela soit oublié et pardonné. Je reconnais que Tacite dit vrai, Asperae facetiae –[une plaisanterie amère laisse derrière elle un arrière-goût. Et comme le faisait remarquer l’honorable Francis Bacon : si les hommes craignent l’esprit du satiriste, lui craint leur mémoire. Je peux à juste titre craindre le pire et, bien que j’espère n’avoir offensé personne, j’implorerai néanmoins votre pardon en empruntant les mots de Médée :
Illud jam voce –
Dans mes dernières paroles, voici ce que je désire : Que ce que j’ai dit sous le coup de la passion ou de mon ire
Puisse être oublié, et que l’on garde de nous,
À l’avenir, un souvenir plus doux.
Je demande instamment à chaque homme en particulier, comme Scaliger le fit avec Cardan, de ne pas s’offenser. Je conclurai en le citant : Si me cognitum haberes –[si tu connaissais ma modestie et ma naïveté, tu me pardonnerais aisément ce qui est ici malvenu de ma part ou mal reçu de la tienne. Si, en disséquant cette sombre humeur, ma main a dérapé, si, comme un apprenti peu habile, j’incise trop profond, je coupe à travers la peau et, sans m’en rendre compte, la fais saigner, ou si je fais une entaille à côté, pardonne une main peu agile, un scalpel peu précis : il est très difficile de garder un ton uniforme, une méthode constante, sans faire parfois un écart. Difficile est –[il est ardu de ne pas écrire une satire car il y a tant de diversions, tant de perturbations internes qui nous dérangent, et parfois les meilleurs peuvent se tromper ; aliquando bonus –[parfois l’excellent Homere fait une sieste, il est impossible de ne pas aller trop loin lorsqu’il y a tant de choses à dire ; opere in longo –[durant un si long travail, un court repos est permis. Mais qu’ai-je besoin de dire tout cela ? J’espère qu’il n’y aura aucune matière à offense ; s’il y en a, Nemo aliquid recognoscat –[Que nul ne prenne ces choses personnellement, il ne s’agit que de fictions. Si quiconque est offensé, je renierai tout, c’est là mon dernier refuge, je me rétracterai, je démentirai tout ce que j’ai dit, et je m’excuserai avec autant de facilité qu’il m’accuse ; mais, gentil lecteur, je crois en ta bienveillante approbation et en tes bonnes grâces. C’est, par conséquent, avec un espoir et une confiance renforcés que je commence.
Faites donc vos objections et ergotez autant que vous voudrez, je me défendrai de tout derrière le bouclier de Démocrite, son remède guérira tout, où et à quelque moment que vous frappiez. Democritus dixit – Démocrite répondra. Ceci fut écrit par un esprit léger, dans une période festive, durant nos Saturnales ou fêtes de Dionysos, dans ces moments, selon Macrobe, nullum libertati periculum est – [où il n’y avait pas de danger à agir librement et où les serviteurs de la Rome antique avaient le loisir de faire et de dire tout ce qu’ils voulaient. Quant à moi, c’est alors que nos compatriotes faisaient des sacrifices à la déesse Vacuna et buvaient assis autour d’un feu de joie que j’ai écrit et publié ce οΰτις ελεγεν – où rien n’a été dit, ou neminis nihil –[ce rien destiné à personne. Le temps, le lieu, les personnes et toutes les circonstances me servent d’excuse ; et pourquoi donc ne pourrais-je pas être d’humeur festive avec d’autres, dire ce que je pense librement ? Si vous me refusez cette liberté, pour ces raisons mêmes, je la prendrai. Je le redis : je la prendrai.
En conclusion, puisqu’il est avéré que le monde entier est mélancolique, ou fou, qu’il est idiot, tout comme chacun des membres qui le composent, ma tâche est maintenant terminée, et j’estime avoir suffisamment illustré mon propos initial. Je n’ai à présent plus rien à dire. His sanam mentem Democritus –[Démocrite leur souhaite de devenir sains d’esprit, et je ne peux que leur souhaiter, ainsi qu’à moi-même, un bon médecin, et à nous tous un esprit meilleur.
Et bien que, pour les raisons susmentionnées, j’eusse juste cause d’aborder ce sujet, afin de mettre au jour ces formes spécifiques de délire, afin que les hommes puissent reconnaître leurs imperfections, et s’efforcent de réformer ce qui ne va pas, j’ai pourtant une intention plus sérieuse désormais ; et, afin d’éviter toute digression importune, je ne dirai plus rien de ceux qui sont imparfaitement mélancoliques, métaphoriquement fous, ou légèrement fous, ou qui sont par nature stupides, colériques, saouls, idiots, sots, moroses, orgueilleux, vaniteux, ridicules, insensés, obstinés, impudents, extravagants, secs, gâteux, ennuyeux, désespérés, écervelés, etc., fous, déments, imbéciles, anormaux, au point qu’aucun nouvel hôpital ne pourrait les accueillir, aucun remède les aider […]
Jamais il n’y a eu autant de sujets risibles qu’aujourd’hui, jamais autant de fous ni d’insensés. Actuellement, il n’y aurait pas assez d’un Démocrite pour accomplir sa tâche, qui est de rire ; nous avons désormais besoin d’un Démocrite pour rire de Démocrite […]