Tu fais de poé­tique et de joli des valeurs. Des valeurs affec­tives, esthé­tiques et morales. Des valeurs-refuges, dirais-je. […] Aujourd’hui, le recours à ces valeurs fan­tas­ma­tiques appa­raît clai­re­ment comme des impasses du lan­gage et une regres­sion de la pen­sée. Ce serait, en lit­té­ra­ture, l’équivalent de Philippe de Villiers en poli­tique. »

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« Les Dernières Nouvelles de la Cabane, bul­le­tin du 11 avril 1998 » Ma haie
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p. 440–441

All right. The pro­blem is that there is no new pro­blem. It must awa­ken from the sleep of being part of some other, old pro­blem, and by that time its new pro­ble­ma­ti­cal exis­tence will have alrea­dy begun, car­rying it for­ward into situa­tions with which it can­not cope, since no one reco­gnizes it and it does not even reco­gnize itself yet, or know what it is. It is like the begin­ning of a beau­ti­ful day, with all the birds sin­ging in the trees, rea­ding their joy and exci­te­ment into its record as it pro­gresses, and yet the pro­gress of any day, good or bad, brings with it all kinds of dif­fi­cul­ties that should have been fore­seen but never are, so that it final­ly seems as though they are what stifles it, in the majes­ty of a sun­set or mere­ly in gra­dual dull­ness that gets dim­mer and dim­mer until it final­ly sinks into flat, sour dark­ness. Why is this ? Because not one-tenth or even one one-hun­dredth of the ravi­shing pos­si­bi­li­ties the birds sing about at dawn could ever be rea­li­zed in the course of a single day, no mat­ter how cram­med with for­tu­nate events it might turn out to be. And this brings on inevi­table reproaches, unme­ri­ted of course, for we are all like chil­dren sul­king because they can­not have the moon ; and very soon the unrea­so­na­ble­ness of these demands is for­got­ten and overw­hel­med in a wave of melan­cho­ly of which it is the sole cause. Finally we know only that we are unhap­py but we can­not tell why. We for­get that it is our own chil­di­sh­ness that is to blame.

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« The Recital » Three poems
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Les phi­lo­sophes ont cou­tume de par­ler de la volon­té comme si c’é­tait la chose la mieux connue du monde ; Schopenhauer a même lais­sé entendre que la volon­té était la seule chose qui nous fût réel­le­ment connue, entiè­re­ment et tota­le­ment connue, sans sur­plus et sans reste ; mais il me semble tou­jours que Schopenhauer, dans ce cas comme dans d’autres, n’a fait que ce que font d’ha­bi­tude les phi­lo­sophes : il a adop­té et pous­sé à l’ex­trême un pré­ju­gé popu­laire. La volon­té m’ap­pa­raît avant tout comme une chose com­plexe, une chose qui n’a d’u­ni­té que son nom, et c’est dans cette uni­ci­té du nom que réside le pré­ju­gé popu­laire qui a trom­pé la vigi­lance tou­jours en défaut des phi­lo­sophes. Pour une fois, soyons donc plus cir­cons­pects, soyons moins phi­lo­sophes, disons que dans toute volon­té il y a d’a­bord une plu­ra­li­té de sen­ti­ments, le sen­ti­ment de l’é­tat dont on veut sor­tir, celui de l’é­tat où l’on tend, le sens de ces direc­tions elles-mêmes, « à par­tir d’i­ci », « pour aller là-bas », enfin une sen­sa­tion mus­cu­laire acces­soire qui même sans que nous remuions bras ni jambes, entre en jeu comme machi­na­le­ment sitôt que nous nous met­tons à vou­loir. De même que le sen­tir, et un sen­tir mul­tiple, est évi­dem­ment l’un des ingré­dients de la volon­té, elle contient aus­si un pen­ser ; dans tout acte volon­taire, il y a une pen­sée qui com­mande ; et qu’on ne croit pas pou­voir iso­ler cette pen­sée du vou­loir pour obte­nir un pré­ci­pi­té qui serait encore de la volon­té . En troi­sième lieu, la volon­té n’est pas uni­que­ment un com­plexe de sen­tir et de pen­ser, mais encore et avant tout un état affec­tif, l’é­mo­tion de com­man­der dont nous avons par­lé plus haut. Ce qu’on appelle le « libre arbitre » est essen­tiel­le­ment le sen­ti­ment de supé­rio­ri­té qu’on éprouve à l’é­gard d’un subal­terne. « Je suis libre, c’est à lui d’o­béir », voi­là ce qu’il y a au fond de toute volon­té, avec cette atten­tion ten­due, ce regard direct fixé sur une seule chose, ce juge­ment abso­lu : « A pré­sent, ceci est néces­saire, et rien d’autre », la cer­ti­tude qu’on sera obéi, et tout ce qui consti­tue encore l’é­tat d’âme de celui qui com­mande. Vouloir, c’est com­man­der en soi à quelque chose qui obéit ou dont on se croit obéi.
Mais que l’on consi­dère à pré­sent l’es­sence la plus sin­gu­lière de la volon­té, cette chose si com­plexe pour laquelle le vul­gaire n’a qu’un seul nom : s’il arrive que dans un cas don­né nous soyons à la fois celui qui com­mande et celui qui obéit, nous avons en obéis­sant l’im­pres­sion de nous sen­tir contraints, pous­sés, pres­sés de résis­ter, de nous mou­voir, impres­sions qui suivent immé­dia­te­ment la voli­tion ; mais dans la mesure où nous avons d’autre part l’ha­bi­tude de faire abs­trac­tion de ce dua­lisme, de nous trom­per à son sujet grâce au concept syn­thé­tique du « moi » toute une chaîne de conclu­sions erro­nées et par suite de fausses éva­lua­tions de la volon­té elle-même viennent encore s’ac­cro­cher au vou­loir. Si bien que celui qui veut, croit de bonne foi qu’il suf­fit de vou­loir pour agir.

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t. 1
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trad.  Geneviève Blanquis
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§ 19

Le poète fait sem­blant de connaître à fond les dif­fé­rentes pro­fes­sions, comme par exemple celle de géné­ral, de tis­se­rand, de marin et toutes les choses qui les concernent. Il se com­porte comme s’il savait. En expli­quant les des­ti­nées et les actes humains, il a l’air d’avoir été pré­sent, lorsque fut tis­sée la trame du monde : en ce sens c’est un impos­teur. Il accom­plit ses dupe­ries devant des igno­rants — c’est pour­quoi elles lui réus­sissent : ceux-ci le louent de son savoir réel et pro­fond et l’induisent enfin à croire qu’il connaît véri­ta­ble­ment les choses aus­si bien que les spé­cia­listes, qui les connaissent et les exé­cutent, et même aus­si bien que la grande Araignée du monde. L’imposteur finit donc par être de bonne foi et par croire en sa véra­ci­té. Les hommes sen­sibles vont même jusqu’à lui dire en plein visage qu’il pos­sède la véri­té et la véri­di­ci­té supé­rieures, — car il arrive par­fois à ceux-ci d’être momen­ta­né­ment fati­gués de la réa­li­té ; ils prennent alors le rêve poé­tique pour un relai bien­fai­sant, une nuit de repos, salu­taire au cer­veau et au cœur. Ce que le poète voit en rêve leur paraît main­te­nant d’une valeur supé­rieure parce que, comme je l’ai dit, ils en éprouvent un sen­ti­ment bien­fai­sant, et tou­jours les hommes ont cru que ce qui sem­blait être plus pré­cieux était ce qu’il y avait de plus vrai, de plus réel. Les poètes qui ont conscience de ce pou­voir, à eux propre, s’appliquent avec inten­tion à calom­nier ce que l’on appelle géné­ra­le­ment réa­li­té et à lui don­ner le carac­tère de l’incertitude, de l’apparence, de l’inauthenticité, de ce qui s’égare dans le péché, la dou­leur et l’illusion ; ils uti­lisent tous les doutes au sujet des limites de la connais­sance, tous les excès du scep­ti­cisme, pour dra­per autour des choses le voile de l’incertitude : afin que, après qu’ils ont accom­pli cet obs­cur­cis­se­ment, l’on inter­prète, sans hési­ta­tion, leurs tours de magie et leurs évo­ca­tions comme la voie de la « véri­té vraie ») de la « réa­li­té réelle ».

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« Opinions et Sentences mêlées » Humain trop humain
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trad.  Henri Albert
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p. 36–38 § 32

Dans ces voyages, que le grand Moniteur offi­ciel et les petits Moniteurs pri­vés de Bonaparte ne pou­vaient moins faire que de célé­brer comme des tour­nées triom­phales, il était constam­ment accom­pa­gné d’af­fi­liés de la socié­té du Dix-Décembre . Cette socié­té avait été fon­dée en 1849. Sous le pré­texte de fon­der une socié­té de bien­fai­sance, on avait orga­ni­sé le lum­pen­pro­lé­ta­riat pari­sien en sec­tions secrètes, mis à la tête de cha­cune d’entre elles des agents bona­par­tistes, la socié­té elle-même étant diri­gée par un géné­ral bona­par­tiste. A côté de « roués » rui­nés, aux moyens d’exis­tence dou­teux et d’o­ri­gine éga­le­ment dou­teuse, d’a­ven­tu­riers et de déchets cor­rom­pus de la bour­geoi­sie, on y trou­vait des vaga­bonds, des sol­dats licen­ciés, des for­çats sor­tis du bagne, des galé­riens en rup­ture de ban, des filous, des char­la­tans, des laz­za­ro­ni, des pick­po­ckets, des esca­mo­teurs, des joueurs, des sou­te­neurs, des tenan­ciers de mai­sons publiques, des por­te­faix, des écri­vas­siers, des joueurs d’orgue, des chif­fon­niers, des rémou­leurs, des réta­meurs, des men­diants, bref, toute cette masse confuse, décom­po­sée, flot­tante, que les Français appellent la bohême. C’est avec ces élé­ments qui lui étaient proches que Bonaparte consti­tua le corps de la socié­té du Dix-Décembre. « Société de bien­fai­sance », en ce sens que tous les membres, tout comme Bonaparte, sen­taient le besoin de se venir en aide à eux-mêmes aux dépens de la nation labo­rieuse. Ce Bonaparte, qui s’ins­ti­tue le chef du lum­pen­pro­lé­ta­riat , qui retrouve là seule­ment, sous une forme mul­ti­pliée, les inté­rêts qu’il pour­suit lui-même per­son­nel­le­ment, qui, dans ce rebut, ce déchet, cette écume de toutes les classes de la socié­té, recon­naît la seule classe sur laquelle il puisse s’ap­puyer sans réserve, c’est le vrai Bonaparte, le Bonaparte sans phrase. Vieux roué retors, il consi­dère la vie des peuples, leur acti­vi­té civique comme une comé­die au sens le plus vul­gaire du mot, comme une mas­ca­rade, où les grands cos­tumes, les grands mots et les grandes poses ne servent qu’à mas­quer les canaille­ries les plus mes­quines. C’est ain­si que, lors de son voyage à Strasbourg, un vau­tour suisse appri­voi­sé repré­sente l’aigle napo­léo­nien. Pour son entrée à Boulogne, il affuble d’u­ni­formes fran­çais quelques laquais de Londres, char­gés de repré­sen­ter l’ar­mée. Dans sa socié­té du Dix-Décembre, il ras­semble 10 000 gueux, char­gés de repré­sen­ter le peuple, tout comme Klaus Zettel repré­sente le lion. A un moment où la bour­geoi­sie elle-même jouait la comé­die la plus ache­vée, mais le plus sérieu­se­ment du monde, sans enfreindre aucune des exi­gences les plus pédan­tesques de l’é­ti­quette dra­ma­tique fran­çaise, alors qu’elle était elle-même à demi rou­lée, à demi convain­cue par la solen­ni­té de ses propres actions d’Etat, c’é­tait l’a­ven­tu­rier qui devait l’emporter, lui qui pre­nait la comé­die tout sim­ple­ment pour une comé­die. C’est seule­ment quand il s’est débar­ras­sé de son solen­nel adver­saire, quand il prend lui-même son rôle impé­rial au sérieux et s’i­ma­gine, parce qu’il arbore le masque napo­léo­nien, repré­sen­ter le véri­table Napoléon, qu’il devient lui-même la vic­time de sa propre concep­tion du monde, le grave poli­chi­nelle qui ne prend plus l’his­toire pour une comé­die, mais sa propre comé­die pour l’his­toire. Ce que les ate­liers natio­naux avaient été pour les ouvriers socia­listes, ce que les gardes mobiles avaient été pour les répu­bli­cains bour­geois, la socié­té du Dix-Décembre, qui consti­tuait son par­ti spé­cial, le fut pour Bonaparte. Dans ses voyages, les sec­tions de cette socié­té, mas­sées aux sta­tions de che­min de fer, avaient pour mis­sion de lui impro­vi­ser un public, de simu­ler l’en­thou­siasme popu­laire, de hur­ler « Vive l’empereur ! », d’in­sul­ter et de ros­ser les répu­bli­cains, natu­rel­le­ment sous la pro­tec­tion de la police. Lors de ses retours à Paris, elles étaient char­gées de for­mer l’a­vant-garde, de pré­ve­nir ou de dis­per­ser les contre-mani­fes­ta­tions. La socié­té du Dix-Décembre lui appar­te­nait, elle était son œuvre, sa pen­sée la plus propre. Ce qu’il s’ap­pro­prie, c’est la force des cir­cons­tances qui le lui donne, ce qu’il fait, ce sont les cir­cons­tances qui le font pour lui, ou bien il se contente sim­ple­ment de copier les actions des autres. Mais lui, par­lant publi­que­ment devant les citoyens et dans le lan­gage offi­ciel de l’ordre, de la reli­gion, de la famille, de la pro­prié­té, ayant der­rière lui la socié­té secrète des Schufterle et des Spiegelberg, la socié­té du désordre, de la pros­ti­tu­tion et du vol, c’est Bonaparte lui-même, il est bien là auteur ori­gi­nal, et l’his­toire de la socié­té du Dix-Décembre est bien sa propre his­toire.

On se rend compte immé­dia­te­ment que, dans un pays comme la France, où le pou­voir exé­cu­tif dis­pose d’une armée de fonc­tion­naires de plus d’un demi-mil­lion de per­sonnes et tient, par consé­quent, constam­ment sous sa dépen­dance la plus abso­lue une quan­ti­té énorme d’in­té­rêts et d’exis­tences, où l’Etat enserre, contrôle, régle­mente, sur­veille et tient en tutelle la socié­té civile, depuis ses mani­fes­ta­tions d’exis­tence les plus vastes jus­qu’à ses mou­ve­ments les plus infimes, de ses modes d’exis­tence les plus géné­raux jus­qu’à la vie pri­vée des indi­vi­dus, où ce corps para­site, grâce à la cen­tra­li­sa­tion la plus extra­or­di­naire, acquiert une omni­pré­sence, une omni­science, une capa­ci­té de mou­ve­ment et un res­sort accru, qui n’a d’a­na­logue que l’é­tat de dépen­dance abso­lue, la dif­for­mi­té inco­hé­rente du corps social, on com­prend donc que, dans un tel pays, l’Assemblée natio­nale, en per­dant le droit de dis­po­ser des postes minis­té­riels, per­dait éga­le­ment toute influence réelle, si elle ne sim­pli­fiait pas en même temps l’ad­mi­nis­tra­tion de l’Etat, ne rédui­sait pas le plus pos­sible l’ar­mée de fonc­tion­naires et ne per­met­tait pas, enfin, à la socié­té civile et à l’o­pi­nion publique de créer leurs propres organes, indé­pen­dants du pou­voir gou­ver­ne­men­tal.

En février 1849, on orga­ni­sa des ban­quets de récon­ci­lia­tion. On esquis­sa un pro­gramme com­mun, on créa des comi­tés élec­to­raux com­muns, et l’on pré­sen­ta des can­di­dats com­muns. On enle­va aux reven­di­ca­tions sociales du pro­lé­ta­riat leur pointe révo­lu­tion­naire, et on leur don­na une tour­nure démo­cra­tique. On enle­va aux reven­di­ca­tions démo­cra­tiques de la petite bour­geoi­sie leur forme pure­ment poli­tique, et on fit res­sor­tir leur pointe socia­liste. C’est ain­si que fut créée la social-démo­cra­tie.
[…] Il ne fau­drait pas par­ta­ger cette concep­tion bor­née que la petite bour­geoi­sie a pour prin­cipe de vou­loir faire triom­pher un inté­rêt égoïste de classe. Elle croit au contraire que les condi­tions par­ti­cu­lières de sa libé­ra­tion sont les condi­tions géné­rales en dehors des­quelles la socié­té moderne ne peut être sau­vée et la lutte des classes évi­tée. Il ne faut pas s’i­ma­gi­ner non plus que les repré­sen­tants démo­crates sont tous des shop­kee­pers (bou­ti­quiers) ou qu’ils s’en­thou­siasment pour ces der­niers. Ils peuvent, par leur culture et leur situa­tion per­son­nelle, être sépa­rés d’eux par un abîme. Ce qui en fait les repré­sen­tants de la petite bour­geoi­sie, c’est que leur cer­veau ne peut dépas­ser les limites que le petit bour­geois ne dépasse pas lui-même dans sa vie, et que, par consé­quent, ils sont théo­ri­que­ment pous­sés aux mêmes pro­blèmes et aux mêmes solu­tions aux­quelles leur inté­rêt maté­riel et leur situa­tion sociale poussent pra­ti­que­ment les petits bour­geois. Tel est, d’une façon géné­rale, le rap­port qui existe entre les repré­sen­tants poli­tiques et lit­té­raires d’une classe et la classe qu’ils repré­sentent.
[…] Mais le démo­crate, parce qu’il repré­sente la petite bour­geoi­sie, par consé­quent une classe inter­mé­diaire, au sein de laquelle s’é­moussent les inté­rêts de deux classes oppo­sées, s’i­ma­gine être au-des­sus des anta­go­nismes de classe. Les démo­crates recon­naissent qu’ils ont devant eux une classe pri­vi­lé­giée, mais eux, avec tout le reste de la nation, ils consti­tuent le peuple. Ce qu’ils repré­sentent, c’est le droit du peuple ; ce qui les inté­resse, c’est l’in­té­rêt du peuple. Ils n’ont donc pas besoin, avant d’en­ga­ger une lutte, d’exa­mi­ner les inté­rêts et les posi­tions des dif­fé­rentes classes. Ils n’ont pas besoin de peser trop minu­tieu­se­ment leurs propres moyens. Ils n’ont qu’à don­ner le signal pour que le peuple fonce avec toutes ses res­sources inépui­sables sur ses oppres­seurs. Mais si, dans la pra­tique, leurs inté­rêts appa­raissent sans inté­rêt, et si leur puis­sance se révèle comme une impuis­sance, la faute en est ou aux sophistes cri­mi­nels qui divisent le peuple indi­vi­sible en plu­sieurs camps enne­mis, ou à l’ar­mée qui est trop abru­tie et trop aveu­glée pour consi­dé­rer les buts de la démo­cra­tie comme son propre bien, ou encore, c’est qu’un détail d’exé­cu­tion a tout fait échouer, ou, enfin, c’est qu’un hasard impré­vu a fait perdre cette fois la par­tie. En tout cas, le démo­crate sort de la défaite la plus hon­teuse tout aus­si par qu’il était inno­cent lors­qu’il est entré dans la lutte, avec la convic­tion nou­velle qu’il doit vaincre, non pas parce que lui et son par­ti devront aban­don­ner leur ancien point de vue, mais parce que, au contraire, les condi­tions devront mûrir.

Passions sans véri­té, véri­tés sans pas­sion ; héros sans héroïsme, his­toire sans évé­ne­ments ; déve­lop­pe­ment dont la seule force motrice semble être le calen­drier, fati­gant par la répé­ti­tion constante des mêmes ten­sions et des mêmes détentes ; anta­go­nismes qui ne semblent s’ai­gui­ser pério­di­que­ment d’eux-mêmes que pour pou­voir s’é­mous­ser et s’é­crou­ler sans se résoudre ; efforts pré­ten­tieu­se­ment éta­lés et craintes bour­geoises devant le dan­ger de la fin de monde, et, en même temps, de la part des sau­veurs du monde, les intrigues et les comé­dies de cours les plus mes­quines dont le lais­ser-aller rap­pelle moins l’é­poque actuelle que les temps de la Fronde ; tout le génie offi­ciel de la France condam­né au néant par l’im­bé­cil­li­té astu­cieuse d’un seul indi­vi­du, la volon­té de la nation, chaque fois qu’elle se mani­feste dans le suf­frage uni­ver­sel, cher­chant son expres­sion adé­quate chez les enne­mis invé­té­rés des inté­rêts des masses, jus­qu’à ce qu’elle la trouve enfin dans la volon­té obs­ti­née d’un fli­bus­tier.

Quand, opé­rant sur des réa­li­tés, pommes, poires, fraises, amandes, je me forme l’i­dée géné­rale de « fruit » ; quand, allant plus loin, je m’i­ma­gine que mon idée abs­traite « le fruit », déduite des fruits réels, est un être qui existe en dehors de moi et, bien plus, consti­tue l’es­sence véri­table de la poire, de la pomme, etc., je déclare — en lan­gage spé­cu­la­tif — que « le fruit » est la « sub­stance » de la poire, de la pomme, de l’a­mande, etc. Je dis donc que ce qu’il y a d’es­sen­tiel dans la poire ou la pomme, ce n’est pas d’être poire ou pomme. Ce qui est essen­tiel dans ces choses, ce n’est pas leur être réel, per­cep­tible aux sens, mais l’es­sence que j’en ai abs­traite et que je leur ai attri­buée, l’es­sence de ma repré­sen­ta­tion : « le fruit ». Je déclare alors que la pomme, la poire, l’a­mande, etc., sont de simples formes d’exis­tence, des modes « du fruit ». […] Les divers fruits pro­fanes sont diverses mani­fes­ta­tions vivantes du « fruit unique » ; ce sont des cris­tal­li­sa­tions que forme « le fruit » lui-même. C’est ain­si, par exemple, que dans la pomme « le fruit » se donne une exis­tence de pomme, dans la poire une exis­tence de poire. Il ne faut donc plus dire, comme quand on consi­dé­rait la sub­stance : la poire est « le fruit », la pomme est « le fruit », l’a­mande est « le fruit » ; mais bien : « le fruit » se pose comme poire, « le fruit » se pose comme pomme, « le fruit » se pose comme amande, et les dif­fé­rences qui séparent pommes, poires, amandes, ce sont les auto­dif­fé­ren­cia­tions « du fruit », et elles font des fruits par­ti­cu­liers des chaî­nons dif­fé­rents dans le pro­cès vivant « du fruit ». « Le fruit » n’est donc plus une uni­té vide, indif­fé­ren­ciée ; il est l’u­ni­té en tant qu’u­ni­ver­sa­li­té, en tant que « tota­li­té » des fruits qui forment une « série orga­ni­que­ment arti­cu­lée ». Dans chaque terme de cette série, « le fruit » se donne une exis­tence plus déve­lop­pée, plus pro­non­cée, pour finir, en tant que « réca­pi­tu­la­tion » de tous les fruits, par être en même temps l’u­ni­té vivante qui tout à la fois contient, dis­sout en elle-même cha­cun d’eux et les engendre, de la même façon que toutes les par­ties du corps se dis­solvent sans cesse dans le sang et sont sans cesse engen­drées à par­tir du sang.
On le voit : alors que la reli­gion chré­tienne ne connaît qu’une incar­na­tion de Dieu, la phi­lo­so­phie spé­cu­la­tive a autant d’in­car­na­tions qu’il y a de choses ; c’est ain­si qu’elle pos­sède ici, dans chaque fruit, une incar­na­tion de la sub­stance, du fruit abso­lu. Pour le phi­lo­sophe spé­cu­la­tif, l’in­té­rêt prin­ci­pal consiste donc à engen­drer l’exis­tence des fruits réels pro­fanes et à dire d’un air de mys­tère qu’il y a des pommes, des poires, des amandes et des rai­sins de Corinthe.