Une lec­ture phi­lo­so­phique du Capital est donc tout le contraire d’une lec­ture inno­cente. C’est une lec­ture cou­pable, mais qui n’ab­sout pas sa faute dans son aveu. Au contraire, elle reven­dique sa faute comme une « bonne faute », et la défend en démon­trant sa néces­si­té. C’est donc une lec­ture d’ex­cep­tion qui se jus­ti­fie elle-même comme lec­ture, en posant à toute lec­ture cou­pable, la ques­tion même qui démasque son inno­cence, la simple ques­tion de son inno­cence : qu’est-ce que lire ?

[…]

S’il n’est pas de lec­ture inno­cente, c’est que toute lec­ture ne fait que réflé­chir dans sa leçon et dans ses règles la vraie res­pon­sable : la concep­tion de la connais­sance qui, sou­te­nant son objet, la fait ce qu’elle est. Nous l’avons aper­çu à pro­pos de la lec­ture “expres­sive” cette lec­ture à ciel et à visage ouverts de l’essence dans l’existence : et nous avons soup­çonne der­rière cette pré­sence totale, où l’opacité se réduit à rien, la ténèbre du phan­tasme reli­gieux de la trans­pa­rence épi­pha­nique.

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« Du « Capital » à la phi­lo­so­phie de Marx » Lire le Capital
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vol. 1
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p. 12, 38

La crainte qu’éprouve le fils authen­tique de la civi­li­sa­tion moderne à l’idée de s’éloigner des faits qui sont déjà sché­ma­ti­que­ment pré­for­més par les conven­tions domi­nantes de la science, du com­merce et de la poli­tique, est la même que la crainte qu’inspire la dévia­tion sociale. Ces conven­tions défi­nissent éga­le­ment le concept de clar­té – [de la langue comme de la pen­sée] – auquel l’art, la lit­té­ra­ture et la phi­lo­so­phie doivent s’adapter aujourd’hui. Tandis que ce concept réprouve tout trai­te­ment néga­tif que [cette pen­sée] inflige aux faits ou aux formes domi­nantes comme obs­cur et com­pli­qué, [ou au mieux comme bar­bare, (lan­des­fremd)] pour le décla­rer fina­le­ment tabou, il condamne l’esprit à une céci­té crois­sante. Cette situa­tion sans issue se carac­té­rise par le fait que le réfor­ma­teur le plus hon­nête qui recom­mande une nou­veau­té en se ser­vant d’un lan­gage déva­lué, ren­force, en adop­tant l’appareil caté­go­riel pré­fa­bri­qué et la mau­vaise phi­lo­so­phie qui se cache der­rière lui, le pou­voir de l’ordre exis­tant qu’il vou­drait pour­tant bri­ser.

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La dia­lec­tique de la rai­son [Dialektik der Aufklärung, 1944]
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trad.  Éliane Kaufholz
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p. 16–17
, tra­duc­tion modi­fiée et amen­dée

Pour en reve­nir au règne arach­néen, il ne fau­drait pas croire que toutes les arai­gnées tissent une toile, loin de là ; l’a­rai­gnée à boule d’Australie s’ac­croche à un fil hori­zon­tal et tourne cir­cu­lai­re­ment une patte, à laquelle prend un autre fil dont l’ex­tré­mi­té porte une gout­te­lette gluante où viennent se prendre les insectes. Et ça n’est là qu’un exemple de la diver­si­té des pièges dont l’a­rach­néen peut dis­po­ser. On sait qu’il en est de même pour ce qui concerne cette espèce nôtre ; cer­tains indi­vi­dus pro­cèdent comme l’a­rai­gnée à boule et le même indi­vi­du peut à cer­tains moments de son exis­tence tra­mer la toile et, à d’autre, manier la boule gluante.

Les Poésies et, de façon moins visible mais ana­logue, tout texte moderne se consti­tuent comme une tota­li­sa­tion des dis­cours pré­sup­po­sés et de leur appro­pria­tion, aus­si bien que du com­men­taire « méta­lin­guis­tique » de celle-ci comme de ceux-là. Mais cette uni­fi­ca­tion visant une sorte de Livre unique qui sera un Livre géné­ra­li­sé, c’est-à-dire le pas­sage des actes dis­cur­sifs au Livre, en même temps que la trans­for­ma­tion du Livre en une série infi­nie d’actes illo­cu­toires, est une uni­fi­ca­tion fic­tion­nelle : fic­tive.

Tout le cor­pus pré­cé­dant le texte agit donc comme une pré­sup­po­si­tion géné­ra­li­sée ayant valeur juri­dique : il est une loi qui s’exerce par le fait même de sa for­mu­la­tion, puisque ce qu’elle com­mande c’est l’intervention tex­tuelle elle-même. […] Tout texte est d’emblée sous la juri­dic­tion des autres dis­cours. […] Le nou­veau texte vise à s’approprier le rôle juri­dique, à la pos­sé­der.

Nous avons de nom­breux exemples d’hommes qui ont atteint une maî­trise totale sur des par­ties du corps habi­tuel­le­ment indé­pen­dantes de la volon­té. De cette manière, cha­cun devien­dra son propre méde­cin et déve­lop­pe­ra un sen­ti­ment du corps com­plet, cer­tain et exact, l’homme devien­dra véri­ta­ble­ment indé­pen­dant de la nature, peut- être même en mesure de res­tau­rer des membres per­dus, de se tuer par un simple acte de volon­té, et ain­si il attein­dra un vrai savoir sur le corps, l’âme, le monde, la vie, la mort et le monde spi­ri­tuel. Alors, il ne dépen­dra peut-être que de lui d’a­ni­mer quelque matière, il for­ce­ra ses sens à pro­duire la forme qu’il dési­re­ra, vivant véri­ta­ble­ment dans son monde. Il sera en état de se sépa­rer de son corps s’il le désire, il ver­ra, enten­dra, sen­ti­ra ce qu’il vou­dra, comme il vou­dra et selon la com­bi­nai­son qu’il sou­hai­te­ra.

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« Fragments logo­lo­giques »
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trad.  Laurent Margantin

Presque chaque homme est déjà artiste à un degré infime – il voit ce qu’il tire de lui-même et non ce qui lui vient du dehors – il sent ce qu’il tire de lui-même et non ce qui lui vient du dehors. La grande dif­fé­rence consiste en ceci : l’ar­tiste a ani­mé dans ses organes le germe de la vie auto­poé­tique – il a aug­men­té l’ex­ci­ta­bi­li­té de ceux-ci dans leur lien avec l’es­prit, et il est ain­si en mesure de dif­fu­ser à tra­vers ces mêmes organes les idées qu’il désire – sans sol­li­ci­ta­tion exté­rieure – de les uti­li­ser tels des outils en vue des modi­fi­ca­tions du monde réel de son choix.

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« Fragments logo­lo­giques »
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trad.  Laurent Margantin

De la même façon que le peintre voit les objets visibles avec d’autres yeux que ceux de l’homme com­mun – le poète découvre les évé­ne­ments du monde exté­rieur et inté­rieur d’une tout autre manière que les hommes ordi­naires. Mais en véri­té l’art du peintre est aus­si auto­nome que celui du musi­cien, et dépend tota­le­ment de condi­tions a prio­ri.

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« Fragments logo­lo­giques »
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trad.  Laurent Margantin

Pendant que la phi­lo­so­phie aug­mente les forces de l’individu à tra­vers le Système et l’Etat, en lui com­mu­ni­quant les forces de l’hu­ma­ni­té et de l’u­ni­vers, et en trans­for­mant ain­si la tota­li­té en organe de l’individu, et l’individu en organe de la tota­li­té, la poé­sie réa­lise la même opé­ra­tion au niveau de la vie. L’individu vit dans la tota­li­té et la tota­li­té dans l’individu. La poé­sie engendre la sym­pa­thie supé­rieure et la coac­ti­vi­té, la com­mu­nion intime du fini et de l’in­fi­ni.

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« Fragments logo­lo­giques »
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trad.  Laurent Margantin

La poé­sie élève chaque indi­vi­du à la tota­li­té à tra­vers une opé­ra­tion de connexion qui lui est propre – et si la phi­lo­so­phie, par sa juris­pru­dence, pré­pare le monde à l’influence des idées, alors la poé­sie est pour ain­si dire la clé de la phi­lo­so­phie, son but et sons sens. Car la poé­sie fonde la belle socié­té – la famille uni­ver­selle – la belle ordon­nance de l’u­ni­vers.

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« Fragments logo­lo­giques »
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trad.  Laurent Margantin