La confu­sion entre l’expérience (l’expe­ri­men­tum d’Aristote) et l’expérimentation est l’expression ultime de cette dérive. Ni Albert ni Frédéric ne sont les créa­teurs de la méthode expé­ri­men­tale. C’est au nom du concept aris­to­té­li­cien de l’expérience que l’empereur s’écarte d’Aristote.

« Nous ne sui­vons pas en tout le prince des phi­lo­sophes, car il s’est rare­ment – pour ne pas dire jamais – per­son­nel­le­ment exer­cé à la chasse avec des oiseaux, alors que nous nous y sommes au contraire tou­jours com­plu et exer­cé. Au vrai, beau­coup de ce qu’il raconte dans son Livre des ani­maux, il dit lui-même que d’autres l’ont dit ain­si avant lui. Mais ce que cer­tains ont dit, il ne l’a lui-même jamais vu, et l’on peut dou­ter que ceux qu’il cite l’aient eux-mêmes vu. La cer­ti­tude de la foi ne peut être le fruit d’un ouï-dire. »

Le rejet de la fides ex audi­tu au béné­fice de l’expérience per­son­nelle, qui seule per­met de com­prendre, ne nous arrache pas à la concep­tion aris­to­té­li­cienne de la science : par-delà sa signi­fi­ca­tion reli­gieuse, le terme fides a aus­si un sens phi­lo­so­phique direc­te­ment héri­té d’Aristote : la sai­sie immé­diate des don­nées. Frédéric ne plaide donc pas contre l’aristotélisme, il jus­ti­fie la liber­té qu’il prend par rap­port à une auto­ri­té fon­dée sur une expé­rience de deuxième main. Homme d’expérience, autre­ment dit expert en un art – la fau­con­ne­rie –, Frédéric n’est donc pas un expé­ri­men­ta­teur. S’il quitte les limites de son art, il rede­vient un ques­tion­neur.

À pro­pos des cal­cu­la­tores anglais :
En intro­dui­sant les notions de gran­deur inten­sive et de pro­por­tion dans le champ de la phy­sique, en mathé­ma­ti­sant les qua­li­tés, en sys­té­ma­ti­sant la pra­tique du rai­son­ne­ment ima­gi­naire – cette esquisse médié­vale de « l’expérience de pen­sée » – ils n’en ont pas moins, sans le vou­loir, puis­sam­ment contri­bué au déve­lop­pe­ment de la phi­lo­so­phie telle que nous l’entendons aujourd’hui.

Avec son sque­lette tor­tu­ré de ques­tions et d’articles, la somme donne une impres­sion de mor­cel­le­ment infi­ni – sin­gu­lière syn­thèse d’un savoir qui se com­pose en mul­ti­pliant les détails et les appen­dices, telle une mélo­die qui hési­te­rait entre cent thèmes direc­teurs et qui, en les essayant tous suc­ces­si­ve­ment, voire simul­ta­né­ment, fini­rait par empor­ter dans un fra­cas pitoyable le chef, les musi­ciens et tout l’auditorium. Avec ses sur­charges, ses pro­lon­ge­ments arti­fi­ciels, ses tâton­ne­ments et ses ânon­ne­ments qui emplissent le texte com­men­té d’une foule hasar­deuse de rap­pro­che­ments et de com­parses (qui semblent n’avoir là rien d’autre à faire que de com­plé­ter un tableau d’ensemble où se ren­contrent et se che­vauchent les cita­tions pres­ti­gieuses et les auto­ri­tés muettes), avec sa tech­nique d’exégèse qui paraît atteindre sa per­fec­tion lorsqu’elle a rom­pu le fil des pen­sées ori­gi­nales et fait écla­ter le réfé­rent tex­tuel dans le ver­tige ou la fatui­té d’une culture pré­ten­du­ment totale, le com­men­taire d’Aristote est pour nous comme l’expression com­plète et, par là même, déci­si­ve­ment rebu­tante d’une méthode de lec­ture dont l’unique fina­li­té serait d’essayer toutes les manières pos­sibles de contraindre un ori­gi­nale à sin­ger ses copies.

On sait aus­si qu’une thèse n’est pas un livre, c’est l’accomplissement lit­té­raire d’un rite de pas­sage, les minutes d’un pro­cès d’amphithéâtre dont la prin­ci­pale sin­gu­la­ri­té est qu’elles sont rédi­gées par l’accusé lui-même durant les années qui pré­cèdent son juge­ment. On sait aus­si qu’un livre peut naître d’une thèse : il suf­fit que le cou­pable efface les traces, qu’il par­vienne à maquiller la ser­vi­tude de son tra­vail en un libre diver­tis­se­ment ou, inver­se­ment, qu’il sache don­ner à l’intériorisation de la contrainte admi­nis­tra­tive la force sty­lis­tique de l’obligation inté­rieure.

Dans un sen­sible de langue, nous tra­çons ce qui se dicte insen­si­ble­ment sous le nom de phi­lo­so­phie (à charge d’effacer le tra­ce­ment), pour le meilleur et le pire. Le pire se nomme d’un côté le poé­tisme, le goût de l’horizon comme hori­zon, ou du champ comme champ (le goût du phra­se­ment dans le tra­cé), et le phi­lo­so­phisme, de l’autre côté, pur goût de l’effacement de l’horizon ou du champ des mots qui s’imposent à la pen­sée, oubli que l’effacement du tra­cé est une dif­fi­cile condi­tion du phi­lo­so­pher en langue.

L’axiome unique de la poé­sie est : “Tout ce qui par­ti­cipe de l’être (…) a un nom. Le dif­fi­cile est de l’inventer.” Ce n’est pas pour rien que la poé­sie uti­lise, pour cette inven­tion inouïe, les res­sources maxi­males de la dif­fé­rence, y com­pris sonore, entre noms de la langue héri­tée. » L’axiome que for­mule Badiou dans L’antiphilosophie de Wittgenstein (2009) éta­blit que « la poé­sie est une pen­sée » par la nomi­na­tion. « Il faut réin­tro­duire la nomi­na­tion dans la pen­sée », contre Wittgenstein. Le poème n’est pas « une ins­tance ver­bale du silence ». Cela revient, pour la poé­sie, à enter Joyce (le nom déter­mi­nant la phrase) sur Beckett (la phrase pro­dui­sant son silence contre l’invention des noms). Greffe dont le phi­lo­sophe pressent la richesse.

Qu’il y ait de la pen­sée ou de la véri­té for­mée dans le poème jus­ti­fie la recons­ti­tu­tion en sa sépa­ra­tion et sa concep­tua­li­sa­tion rela­tives. La recons­ti­tu­tion poé­tique peut affec­ter la recons­ti­tu­tion phi­lo­so­phique, pour­vu que celle-ci se déploie dans son ordre déci­deur, c’est-à-dire en inté­rio­ri­té conti­nuée, fidèle au pro­cès du poème. D’où un manuel ouvert. Il y a une inté­rio­ri­té de la phi­lo­so­phie à ses moda­li­tés, dont l’art poé­tique ne traite pas.

[La langue] n’est pas une oeuvre (ergon), mais une acti­vi­té (ener­geia).

[Die Sprache] ist kein Werk (Ergon), son­dern eine Thätigkeit (Energeia).

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« Über die Verschiedenheit des Menschlichen Sprachbaues und Ihren Einfluss auf die Geistige Entwicklung des Menschengeschlechts » Werke [Werke]
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vol. 3
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p. 418

Ce qui le prouve c’est la néces­si­té de phan­ta­sier pour intel­li­ger, soit que, comme le veulent les Platoniciens, l’action d’intelliger soit l’action de phan­ta­sier, — soit que, sans être la même opé­ra­tion que l’opération intel­li­gente, l’opération de phan­ta­sier soit requise pour exé­cu­ter l’action d’intelliger.

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trad.  Institut supé­rieur de phi­lo­so­phie de Louvain
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En eux-mêmes les noms et les verbes sont sem­blables à la notion qui n’a ni com­po­si­tion, ni divi­sion : tels sont l’homme, le blanc, quand on n’y ajoute rien, car ils ne sont encore ni vrais, ni faux. En voi­ci une preuve : bouc-cerf signi­fie bien quelque chose, mais il n’est encore ni vrai, ni faux, à moins d’a­jou­ter qu’il est ou qu’il n’est pas, abso­lu­ment par­lant ou avec réfé­rence au temps.