Une autre manière de lire, concur­rente, dans tous les sens du terme, puisque c’est de cette concur­rence, deve­nue concours, que résulte en par­tie ce que j’ai appe­lé dans Naissance du sujet le « chiasme de l’agence » (p. 50), est d’y voir la per­sonne s’emparer des insignes du sujet, en le vidant, lit­té­ra­le­ment, de sa sub­stance. Si l’on peut pen­ser la fonc­tion sujet sans la sub­stan­tia­li­té, si l’on peut se pas­ser de la sub­stance comme cau­tion onto­lo­gique de la pos­si­bi­li­té de « nous-même », de my own, si l’on peut se pas­ser de la sub­stance comme hypo­stase du moi, on peut aus­si bien se pas­ser du subiec­tum, du sujet ou du sup­pôt (de quelque nom qu’on l’appelle).
L’heure de la per­sonne a son­né. Et avec elle celle de ce que j’appellerai ici : la per­son­ni­fi­ca­tion du sujet. Le sujet per­son­ni­fié est une per­sonne qui a tout du sujet, qui bloque sur elle les deux dimen­sions recon­nues depuis Aristote au kate­go­rein : « accu­ser quelqu’un de quelque chose » et « attri­buer quelque chose à quelque chose », soit :

  • kate­go­rein(1) > accu­ser > impute : sujet d’imputation (l’homme indi­vi­duel, la per­sonne, le Self), Morale
  • kate­go­rein(2) > attri­buer > attri­bute : sujet d’attribution (l’homme, l’âme, l’esprit, le corps), Psychologie
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vol. 2 : La quête de l’identité
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Le pré­sent volume, consa­cré à la condi­tion du sujet, traite donc à la fois de ses infor­tunes et de ses pros­pé­ri­tés. D’un côté, disons dans une cer­taine tra­di­tion post­lo­ckéeenne, la recon­nais­sance de la néces­si­té d’un sujet des pen­sées et des actions creuse le lit de la per­sonne ; rem­pla­cé par la per­sonne, le sujet ne sur­vit, sous son propre nom, que comme ins­tru­ment d’a­na­lyse logique, balayé onto­lo­gi­que­ment en même temps que la sub­stance. Le triomphe de la per­sonne n’est cepen­dant pas total ou, plu­tôt, celui de l’hy­po­stase (tri­ni­taire) sur le sujet (aris­to­té­li­cien) ne passe pas par la seule exal­ta­tion de la per­sonne : d’un autre côté, disons dans une cer­taine tra­di­tion sco­las­tique culmi­nant chez Leibniz, l’hy­po­stase règne aus­si à tra­vers le « sup­pôt » (sup­po­si­tum), le sujet donc, res­tau­ré et exal­té à son tour, à la place de la per­sonne, dont il absorbe, récu­père et assi­mile l’en­semble des pré­di­cats les plus insignes.

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vol. 2 : La quête de l’identité
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Klosswski dit : ma syn­taxe, c’est la peau de Roberte, la peau enfer­mant le volume du corps sin­gu­lier por­tant un nom propre. Or cela, ce que dit Klossowki, n’est pas la per­ver­sion ? La dure­té, la ten­sion de la gram­maire et du lexique opèrent comme la pro­duc­tion d’un écran ten­du à rompre, cet écran se referme sur lui-même en un corps volu­mi­neux, le corps de Roberte, ce corps est atta­chable à un sujet qui vien­dra en occu­per l’intérieur. Et alors toute varia­tion fixe de la gram­maire, du lexique fera signe, fris­son, pas­sage d’intensité sur le corps propre de la vic­time. Cette varia­tion fixe n’est pas néces­sai­re­ment l’agression ou plu­tôt l’expérimentation sadienne, elle per­met toutes les expé­ri­men­ta­tions, la peau gram­ma­ti­cale rend la mon­naie de toutes les pièces qu’on y découpe, mon­naie déjà presque vivante. La ten­sion syn­taxique de Klossowski, ouvrant le théâtre de ce qu’il nomme le sup­pôt, le volume interne du sujet, n’est-elle pas la pré­pa­ra­tion à toute per­ver­sion ? Puisqu’elle consti­tue le sup­po­sé corps, le corps ima­gi­naire qui ser­vi­ra de repère pour un usage vain, des­truc­teur des émo­tions intenses ?

Le sérieux ne réside pas ici dans la fré­né­sie avec laquelle ce sup­pôt s’attache à son phan­tasme impul­sion­nel, mais dans la force irré­duc­tible avec laquelle les impul­sions main­tiennent le sup­pôt dans son phan­tasme, pour se mani­fes­ter en le dévo­rant.

S’il n’y a pas de « cohé­rence » ni d’ « inco­hé­rence » dans l’activité pul­sion­nelle — mais que l’on puisse en par­ler, c’est grâce à cette autre force pul­sion­nelle qu’est aus­si l’intellect. Il y a désor­mais une cohé­rence de l’impulsion et du sup­pôt dont le sup­pôt admet qu’il est lui-même la fin, en tant qu’il subit la contrainte de cette impul­sion. Et il y a, d’autre part, une cohé­rence entre le sup­pôt et cette autre impul­sion qu’est l’intel­lect, en tant qu’elle assure la cohé­rence du sup­pôt en tant que sup­pôt. Entre sa propre cohé­rence ain­si assu­rée et la cohé­rence de l’impulsion avec le sup­pôt, il y a une totale dis­cor­dance. Tantôt l’impulsion n’existe, semble-t-il, que parce que la répul­sion intel­lec­tuelle s’exerce à tra­vers le sup­pôt pour conser­ver le sup­pôt, tan­tôt cette répul­sion se retourne contre l’intellect qui dénonce cette impul­sion. L’intellect n’est donc rien que l’envers de toute autre impul­sion, l’envers de toute cohé­rence entre l’impulsion et le sup­pôt, donc inco­hé­rence par rap­port à la cohé­rence du sup­pôt avec lui-même. Mais parce que l’intellect est l’envers de l’impulsion, il est, comme répul­sion, la pen­sée de cette impul­sion même, cette pen­sée qui, par rap­port à celle-ci, consti­tue le sup­pôt en dehors de cette cohé­rence avec l’impulsion en tant que fin. Le sup­pôt, à chaque fois qu’il pense cette impul­sion, fait de sa répul­sion cette impul­sion pen­sée comme à l’égard de toute force pul­sion­nelle. Mais cette cohé­rence du sup­pôt avec lui-même n’est contrai­gnante que parce qu’elle répond à sa conser­va­tion : l’intellect appa­raît de la sorte comme moyen, en tant qu’il assure l’iden­ti­té dans la cohé­rence, en tant que fin. De là que la condi­tion impul­sion­nelle et répul­sion­nelle rend cette iden­ti­té intel­lec­tuelle fra­gile, dès qu’une cohé­rence peut s’établir entre le sup­pôt et une impul­sion autre comme fin. Car si cette cohé­rence est res­sen­tie plus contrai­gnante pour le sup­pôt que celle de son intel­lect (soit que ce der­nier reste sans force, soit que, au contraire, il se conçoive plei­ne­ment comme répul­sion) le sup­pôt rejette ce tuteur qui ne le conserve que dans un état sté­rile : tan­dis qu’il est à l’aise dans le mou­ve­ment pul­sion­nel — si fan­tas­tique que soit la cohé­rence qu’il croit y trou­ver. Toutefois, s’il se sent à l’aise face au phan­tasme qui en résulte, il veut à son tour l’exprimer et ne le peut qu’en fonc­tion de l’intellect : il lui faut en par­ler comme d’une idée et admettre qu’elle serait valable aus­si pour un autre intel­lect. Le phan­tasme, au fond de la « fausse » idée, ne la rend fausse que parce qu’il doit emprun­ter la voie de sa propre répul­sion — soit l’intellect — pour qu’il soit seule­ment pen­sable par un autre intel­lect.
Comment, en effet, la cohé­rence du sup­pôt avec une impul­sion déter­mi­née — dès lors que cette cohé­rence en quelque sorte adul­tère à l’égard de l’intellect met en cause le sup­pôt en tant que sup­pôt — peut-elle se trans­mettre en tant qu’idée à un autre intel­lect ? Idée veut dire que l’intellect la conçoive — la recons­truise — avant même de la juger vraie ou fausse. Ne faut-il pas que, jus­te­ment alors au moment de sa trans­mis­sion, elle réveille l’autre intel­lect en tant que pul­sion (adhé­sion) ou répul­sion (néga­tion, désap­pro­ba­tion) — et remette aus­si­tôt en branle ce qui, dans l’autre, consti­tue sa cohé­rence en tant que sup­pôt ? Ne faut-il pas qu’elle ramène sa propre orga­ni­sa­tion au niveau de la résis­tance ou de la non-résis­tance ?

Le mot, dès qu’il signi­fie une émo­tion, la fait pas­ser pour iden­tique à l’émotion éprou­vée, qui n’est forte qu’au moment où il n’y avait pas de mot. L’émotion signi­fiée, plus faible que l’émotion insi­gni­fiante.
Ainsi, à chaque fois qu’intervient la dési­gna­tion com­mu­ni­ca­tive dans un échange de paroles avec les autres (sujets), il y a déca­lage entre ce qui a été éprou­vé et ce qui a été expri­mé.
Cette expé­rience déter­mine sciem­ment tout rap­port de Nietzsche avec son entou­rage : ses amis ne réflé­chissent pas sur la genèse émo­tion­nelle d’une pen­sée. Et quand Nietzsche les invite à pen­ser avec lui, c’est à sen­tir d’abord, donc à sa propre émo­tion préa­lable, qu’il les convie.
Mais ce déca­lage de la dési­gna­tion et de l’émotion dési­gnée, dans la consti­tu­tion du sens (de l’émotion) — donc ce mou­ve­ment du mot vers l’émotion et de celle-ci au choix du mot — donc l’expression en elle-même émo­tion — tout ceci n’importe que rela­ti­ve­ment à un sup­pôt exer­çant cette opé­ra­tion, ne se main­te­nant dans sa conti­nui­té que dans cet aller-venir — et l’exerçant tant par rap­port à soi que par rap­port à autrui. Nietzsche ne cesse de se pré­oc­cu­per de ce phé­no­mène, sous-jacent à son contact avec les indi­vi­dus plus ou moins proches de son entou­rage : le sup­pôt se défait et se reforme selon la récep­ti­vi­té des autres sup­pôts — sup­pôts de la com­pré­hen­sion : celle-ci par ses fluc­tua­tions ne va pas sans modi­fier le sys­tème de dési­gna­tion : dès que cesse le besoin de dési­gner l’émotion aux autres (sus­cep­tibles de l’éprouver), l’émotion ne se désigne plus que par elle-même — dans le sup­pôt : ou bien par un code de dési­gna­tion dès qu’elle est pen­sée comme dési­gnable, code dont dépend le sup­pôt — ou bien par des états indé­si­gnables donc comme de l’indésignable : hausse ou chute (eupho­rie — dépres­sion) où le sup­pôt se défait et se reforme contra­dic­toi­re­ment : car il dis­pa­raît dans l’euphorie et se reforme dans la dépres­sion comme n’étant sup­pôt que par absence ou inca­pa­ci­té d’euphorie.
Les consé­quences qu’il a tirées pour lui-même de situa­tions sem­blables se forment selon le schème d’arguments sui­vants : d’abord que ce sont nos besoins qui inter­prètent le monde : chaque impul­sion, sorte de besoin de domi­ner, a sa propre pers­pec­tive qu’elle n’a de cesse d’imposer aux autres impul­sions ; que de cette plu­ra­li­té de pers­pec­tives il résulte non seule­ment que tout n’est jamais qu’interprétations, mais que le sujet lui-même qui inter­prète en est une. De là que l’intelligibilité de tout ce qui se peut seule­ment pen­ser (à savoir que nous ne for­mons aucune pen­sée si ce n’est par astreinte aux règles du lan­gage ins­ti­tu­tion­nel) découle de la morale gré­gaire de la véra­ci­té — en ce sens que le prin­cipe de véra­ci­té à lui seul en est un gré­gaire : « Tu dois être recon­nais­sable, expri­mer ton inti­mi­té par des signes pré­cis et constants — autre­ment tu seras dan­ge­reux ; et si tu es méchant, la facul­té de te dis­si­mu­ler sera ce qu’il y a de pire pour le trou­peau ; nous mépri­sons l’être secret, incon­nais­sable. — Par consé­quent, l’exigence de véra­ci­té pré­sup­pose la connais­sa­bi­li­té et la per­sis­tance de la per­sonne. »

De la sorte, en réa­li­sant un aspect de son pro­jet, l’industrialisme, aujourd’hui deve­nu une tech­nique, forme exac­te­ment l’inverse de son pos­tu­lat : ce n’est ni le triomphe des cas sin­gu­liers, ni le triomphe des médiocres, mais sim­ple­ment une nou­velle forme tota­le­ment a‑morale de la gré­ga­ri­té — sup­pôt unique à défi­nir l’existence : non pas le sur­hu­main, mais la sur­gré­ga­ri­té, — le Maître de la Terre.

Ainsi la puis­sance à l’œuvre dans la pro­pa­ga­tion de l’espèce, consi­dé­rée désor­mais en tant que sup­pôt unique de l’existence, aurait atteint à un état d’équilibre : en tant que celui-ci se véri­fie­rait par la fixi­té de l’espèce. Mais (comme Nietzsche l’a démon­tré selon la théo­rie de l’énergie) la puis­sance répugne à tout état d’équilibre et le rompt par son aug­men­ta­tion : de même, en tant que pro­pa­ga­tion, excède-t-elle aus­si l’espèce humaine, en tant que sup­pôt unique de l’exis­tence : et c’est en l’excédant que la puis­sance fait de l’espèce une mons­truo­si­té pul­lu­lante : à ce stade, l’espèce n’est plus maî­tresse de son des­tin : c’est en vain que la puis­sance cher­che­rait à s’épuiser en un nou­veau sup­pôt, et ain­si il lui faut reve­nir tou­jours au même, jusqu’à la totale usure de ce der­nier. A cette repro­duc­tion absurde, s’oppose l’absurdité de l’Éternel Retour, encore qu’il s’agisse du même Cercle vicieux. La déva­lo­ri­sa­tion totale par la pro­pa­ga­tion de l’espèce, en tant que sup­pôt usur­pa­teur de l’existence, ne trouve sa contre­par­tie que dans le cas sin­gu­lier : en lui, la puis­sance excé­den­taire trouve son image, l’image du hasard : car le cas sin­gu­lier ne se défi­nit que néga­ti­ve­ment par rap­port à la gré­ga­ri­té et posi­ti­ve­ment à l’égard de la puis­sance : le cas sin­gu­lier n’est pas héré­di­taire, ne trans­met pas son ori­gi­na­li­té : il est au contraire une menace pour l’espèce en tant qu’espèce : par rap­port à lui la gré­ga­ri­té n’est, en effet, que pur maté­riel vivant, propre à une éla­bo­ra­tion du hasard.

Au fur et à mesure que l’humanité cherche la consis­tance dans et par la seule conser­va­tion, elle tombe d’autant plus dans l’inconsistance : l’augmentation du nombre des sup­pôts de l’existence est pro­por­tion­nelle à la dimi­nu­tion de la puis­sance de cha­cun. Si déjà la puis­sance est vio­lence de l’absurde, tant s’en faut qu’au niveau de la gré­ga­ri­té elle trouve dans le sup­pôt indi­vi­duel une signi­fi­ca­tion quel­conque de l’espèce : donc plus elle s’augmente, plus elle se per­pé­tue pour rien. Car, dans son ensemble, elle ne sau­rait se com­por­ter comme un sup­pôt unique de l’existence, qui ren­drait compte de la sin­gu­la­ri­té de cha­cun.