Je suis vrai­ment LOCALISÉ par mes termes, et si je dis que je suis LOCALISÉ par mes termes, c’est que je ne les recon­nais pas comme valables dans ma pen­sée. Je suis vrai­ment para­ly­sé par mes termes, par une suite de ter­mi­nai­sons.

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« Le Pèse-Nerfs » L’Ombilic des Limbes [1925]
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p. 102

Dans le Traité du non-être de Gorgias, il s’agit, quelques décades après le Poème [de Parménide], d’un tout autre rap­port entre l’être et le dire. Gorgias mani­feste com­ment le poème est lui aus­si, lui d’abord, qu’il le sache et qu’il le veuille ou non, une per­for­mance dis­cur­sive : loin d’avoir à charge de dire une dona­tion ori­gi­naire, quelque « est » ou « il y a », il pro­duit bel et bien son objet, jusque dans et par la syn­taxe de ses phrases. L’être, de manière radi­ca­le­ment cri­tique par rap­port à l’ontologie, n’est pas ce que la parole dévoile mais ce que le dis­cours crée, « effet » du poème comme le héros « Ulysse » est un effet de l’Odyssée. Si la phi­lo­so­phie veut réduire la sophis­tique au silence, c’est sans doute parce qu’à l’inverse la sophis­tique pro­duit la phi­lo­so­phie comme un fait de lan­gage. Je pro­pose de nom­mer logo­lo­gie, d’un terme emprun­té à Novalis, cette per­cep­tion de l’ontologie comme dis­cours, cette insis­tance sur l’autonomie per­for­ma­tive du lan­gage et sur l’effet-monde qu’il pro­duit.

La sophis­tique est ce mou­ve­ment de pen­sée qui, à l’aube pré­so­cra­tique de la phi­lo­so­phie, sédui­sit et scan­da­li­sa la Grèce entière. Hegel qua­li­fie les pre­miers sophistes, dans l’Athènes de Périclès, de « maître de la Grèce » : au lieu de médi­ter sur l’être comme les Éléates, ou sur la nature comme les phy­si­ciens d’Ionie, ils choi­sissent d’être des édu­ca­teurs pro­fes­sion­nels, étran­gers iti­né­rants qui font com­merce de leur sagesse, de leur culture, de leurs com­pé­tences, comme les hétaïres de leurs charmes. Ce sont en même temps des hommes de pou­voir qui savent com­ment per­sua­der des juges, retour­ner une assem­blée, mener à bien une ambas­sade, don­ner ses lois à une cité nou­velle, for­mer à la démo­cra­tie, bref, faire œuvre poli­tique. Si bien que la sophis­tique n’est pas seule­ment le pavé qui casse les vitrines de la régu­la­tion phi­lo­so­phique du lan­gage ; ou alors il faut sin­gu­liè­re­ment rééva­luer le sens, l’intérêt, l’impact de la casse.

[…]

Choisir la sophis­tique pour objet de recherche ne relève […] pas, pas d’abord, pas seule­ment, d’un zèle anti­quaire pour des textes mal connus sur les­quels il y a phi­lo­lo­gi­que­ment et his­to­ri­que­ment beau­coup à faire. Pas non plus, du même coup, d’un inté­rêt pour la marge que consti­tuent ces textes presque bif­fés, inté­rêt qui de la marge ferait cré­neau, auto­ri­sant un pathos mili­tant en faveur de pen­seurs mau­dits, contre les exclu­sives et l’exclusion. Je ne pro­pose pas ici de « réha­bi­li­ta­tion », et sur­tout pas l’une de ces réha­bi­li­ta­tions qui se fondent de manière cir­cu­laire sur les amé­lio­ra­tions et les per­fec­tion­ne­ments qu’elles per­mettent d’introduire dans le cadre per­sis­tant de la plus tra­di­tion­nelle des his­toires.

La sin­gu­la­ri­té de la sophis­tique est en effet d’être déjà, comme fait d’histoire, un effet de struc­ture : la pra­tique réelle de ceux qui se sont appe­lés et qu’on a appe­lé « sophistes » sert à dési­gner en phi­lo­so­phie l’une des moda­li­tés pos­sibles du non-phi­lo­so­pher. […]

Fait d’histoire, effet de struc­ture : le point de sou­dure, qui consti­tue l’objet sophis­tique, est un arte­fact pla­to­ni­cien, le pro­duit des dia­logues. L’essence de l’artefact est tout sim­ple­ment de faire du sophiste l’alter ego néga­tif du phi­lo­sophe : son mau­vais autre. Ils se res­semblent, depuis la remarque de l’Étranger dans le Sophiste (231 a), « comme le loup res­semble au chien, le plus sau­vage au plus appri­voi­sé ». Rien qu’avec le jeu des cas, nous com­pre­nons que la res­sem­blance est « le plus glis­sant des genres », car dans l’échange des répliques entre Théétète et Socrate, quoiqu’on ne s’en avise guère d’habitude, le datif met bel et bien le sophiste en posi­tion de chien, et le phi­lo­sophe donc en posi­tion de loup. Ils se res­semblent tel­le­ment que, même en y met­tant les deux mains, à chaque fois qu’on croit attra­per l’un, c’est l’autre qu’on tient : la maïeu­tique cathar­tique de Socrate, sa pra­tique de la réfu­ta­tion, voi­là qu’elles relèvent de la genei gen­naia sophis­ti­kê (231 b : « l’authentique et vrai­ment noble sophis­tique », tra­duit-on en igno­rant l’insistance qui enra­cine le jume­lage) ; inver­se­ment, lorsque à la fin du dia­logue il s’agit de réca­pi­tu­ler toutes les dicho­to­mies, voi­là que la der­nière arbo­res­cence nous livre du même côté, face au déma­gogue, le dou­blet « sage ou sophiste ? » (268 b10) ; et la déci­sion n’est empor­tée que par une thèse : « mais nous avons posé, dit Théétète, qu’il ne sait point ». Reste que le « sophiste », « imi­ta­teur du sage », en est un paro­nyme ni plus ni moins que le « phi­lo­sophe » lui-même.

De l’ensemble des dia­logues de Platon se dégage la figure désor­mais tra­di­tion­nelle de la sophis­tique. Elle est décon­si­dé­rée sur tous les plans;ontologique : le sophiste ne s’occupe pas de l’être, mais se réfu­gie dans le non-être et l’accident ; logique : il ne recherche pas la véri­té ni la rigueur dia­lec­tique, mais seule­ment l’opinion, la cohé­rence appa­rente, la per­sua­sion, et la vic­toire dans la joute ora­toire ; éthique, péda­go­gique, poli­tique : il n’a pas en vue la sagesse et la ver­tu, pas plus pour l’individu que pour la cité, mais il vise le pou­voir per­son­nel et l’argent ; lit­té­raire même, puisque les figures de son style ne sont que les bour­sou­flures d’un vide ency­clo­pé­dique. À mesure la sophis­tique à l’aune de l’être et de la véri­té, il faut la condam­ner comme pseu­do-phi­lo­so­phie : phi­lo­so­phie des appa­rences et appa­rence de la phi­lo­so­phie.

« L’ontologie et la phé­no­mé­no­lo­gie […] carac­té­risent la phi­lo­so­phie elle-même selon son objet et sa méthode », écrit Heidegger au § 7 de Être et Temps, au moment d’élaborer le « concept pro­vi­soir de phé­no­mé­no­lo­gie ». C’est cette déter­mi­na­tion-là de la phi­lo­so­phie, et du monde, que le concept opé­ra­toire de sophis­tique oblige à rejouer, en invi­tant à consi­dé­rer comme un constitué/constituant de la phi­lo­so­phie « nor­male » en sa grande tra­di­tion un visage de l’Antiquité que cette tra­di­tion même nous rend étran­ger et hos­tile.

Le point de bas­cule est très clai­re­ment consti­tué par la rap­port au lan­gage. Nietzsche le répète après Novalis : « Celui qui trouve le lan­gage inté­res­sant en soi est un autre que celui qui n’y recon­naît que le moyen de pen­sées inté­res­santes. » Mais trou­ver le lan­gage « inté­res­sant en soi », tous les poètes et tous les phi­lo­sophes (jusqu’à indis­tinc­te­ment Heidegger et Quine) le font aus­si. La ques­tion est de savoir com­ment le lan­gage est inté­res­sant, ou de quel « en soi », de quelle auto­no­mie il s’agit. J’ai rete­nu pour en dési­gner la manière le terme « logo­lo­gie », mode­lé sur celui d’« onto­lo­gie ». C’est de façon non conjonc­tu­relle un dis­cours second ou cri­tique. La scène ori­gi­naire Gorgias/Parménide montre le levier : il s’agit de faire entendre l’énonciation sous l’énoncé, donc de rap­por­ter l’objectivité de la chose, fût-ce l’être même, à la per­for­mance du dis­cours – façon somme toute radi­cale d’entendre « l’homme-mesure ».

« La pré­ten­tion la plus illi­mi­tée de pou­voir tout, comme rhé­teurs ou comme sty­listes, tra­verse toute l’Antiquité, d’une manière pour nous incon­ce­vable », écrit encore Nietzsche, dans son « Cours sur l’histoire de l’éloquence grecque ». Vrai deux fois : c’est bien constam­ment avec la rhé­to­rique qu’il a fal­lu trai­ter dans ce tra­vail, et cet « incon­ce­vable » est expli­ci­te­ment lié aux exclu­sives contre le régime sophis­tique de dis­cours. Où l’on retrouve, de manière non for­tuite, la tra­di­tion du grand mépris au sein même des arts de la parole : on pré­fère avec Kant, divi­sant les beaux-arts, la poé­sie (« l’art de conduire un libre jeu de l’imagination comme une acti­vi­té de l’entendement »), qui en donne plus qu’elle ne pro­met, à l’éloquence (« l’art d’effectuer une tâche qui revient à l’entendement comme s’il s’agissait d’un libre jeu de l’imagination ») qui en donne moins ; et, au sein de l’éloquence, l’art de bien dire à l’art de per­sua­der, qui est un « art de trom­per ». La logo­lo­gie consti­tue ain­si quelque chose comme l’ontologie de la rhé­to­rique et l’apa­tê, où Kant ne voit que l’art de trom­per, est le sen­ti­ment, l’affect qui la signale.

« Autre chose est de s’exprimer sur l’étant par le récit et la nar­ra­tion, autre chose est de sai­sir l’étant dans son être », pour­suit Heidegger, pour excu­ser par avance la lour­deur et l’absence de grâce de ses propres ana­lyses : « Que l’on com­pare donc les pas­sages onto­lo­giques du Parménide de Platon ou le 4e cha­pitre du VIIe libre de la Métaphysique d’Aristote aux par­ties nar­ra­tives de Thucydide,e t l’on ver­ra à quel point était inouï le lan­gage que les phi­lo­sophes grecs ont impo­sé à leurs contem­po­rains » (ibid., p. 57). C’est l’évidence même. Pourtant, la dis­tinc­tion, sous-jacente à cette remarque, entre la phi­lo­so­phie et les autres types de textes (l’his­to­ria : récit et his­toire), ou entre usage phi­lo­so­phique et usage lit­té­raire de la langue, est elle aus­si, et de manière liée, mise en cause par la sophis­tique. Tout tient là à la mise en série de la pre­mière et de la seconde sophis­tiques. Il y va de la pos­si­bi­li­té d’échapper à la régu­la­tion aris­to­té­li­cienne du lan­gage et de l’art, quand même on ne pour­rait le faire qu’en man­quant sans ver­gogne les cibles mesu­rées du vrai, du bien, peut-être du beau, en fai­sant flèche de tous les pas­sages à la limite, homo­ny­mie, signi­fiant, palimp­seste, pour fina­le­ment consi­dé­rer comme notre pre­mier monde non plus la nature mais la culture, un monde pro­duit. Dans un frag­ment post­hume de 1888, Nietzsche écrit encore ceci : « Parménide a dit : ‘On ne pense pas ce qui n’est pas’ – nous sommes à l’autre extrême et disons : ‘Ce qui peut être pen­sé doit cer­tai­ne­ment être une fic­tion’ ». Je résu­me­rai le tout ain­si : la démys­ti­fi­ca­tion de la dona­tion onto­lo­gique pro­duit un décloi­son­ne­ment des genre du logos.

Elle vient de tra­hir les Troyens en pro­met­tant à Ulysse de ne rien révé­ler du plan des Achéens, mais aus­si­tôt après, elle tra­hit à nou­veau dans l’autre sens : tour­nant autour du che­val où elle sait qu’ils se sont enfer­més, elle invente le plus bou­le­ver­sant des stra­ta­gèmes pour que les chefs grecs, Ulysse et Ménélas en tête, ne puissent résis­ter à se décou­vrir. Le stra­ta­gème que l’Hélène d’Homère, en sa double tra­hi­son, invente pour faire sor­tir les rois grecs du ventre de leur che­val est une his­toire invrai­sem­blable, disent en géné­ral les homé­ro­logues, donc inter­po­lée, et le vers 279 est affec­té des cro­chets droits qui sont la guillo­tine phi­lo­lo­gique. En fait, cette his­toire ne se laisse inter­pré­ter que dans notre pers­pec­tive, mais alors, elle est d’une péné­tra­tion bou­le­ver­sante, obli­geant à repen­ser le phra­ma­kon, pour aller au-delà du beha­viou­risme et d’une concep­tion phi­lo­so­phique de la rhé­to­rique, et débou­cher rhé­to­ri­que­ment sur la logo­lo­gie.

On tient là en effet, au livre IV de l’Odysée, le texte, en tout cas l’un des textes, qui sert d’ancêtre ou de palimp­seste à l’usage que fait la pre­mière sophis­tique, puis Platon, puis, via Euripide et Isocrate, la seconde sophis­tique elle-même, du fameux terme phar­ma­kon. Hélène verse à Télémaque en larmes un phar­ma­kon, égyp­tien bien sûr, pour qu’il cesse de pleu­rer et se lais­ser aller « au plai­sir du dis­cours » (v. 239). Elle est alors non seule­ment phar­ma­cienne, qui donne le remède, mais elle incarne aus­si la drogue elle-même, comme on voit dans le bref récit que pro­pose aus­si­tôt Ménélas (v. 271–289). Le blond Ménélas, après avoir lui aus­si goû­té de cette drogue, raconte, s’adressant à Hélène : « Pas trois fois tu fis le tour de l’embuscade creuse en la tou­chant tout autour. Tu appe­las nom par nom les chefs des Danéens, imi­tant de ta voix la voix des épouses de tous les Argiens. » Et les guer­riers n’y pou­vait tenir se levaient pour sor­tir et pour répondre lorsque Ulysse, expert en ruse et en dis­cours, le seul à pou­voir la recon­naître, les retint, allant jusqu’à bâillon­ner un récal­ci­trant de ses propres mains.

La voix d’Hélène a tout pou­voir sur les guer­riers non seule­ment parce qu’elle les atteint au cœur de leur sin­gu­la­ri­té en les appe­lant de leur nom, comme les Sirènes « Ulysse », mais aus­si parce que en tant que son, elle sait faire être ce qui n’est pas. Le son, ce « plus imper­cep­tible corps » comme dit Gorgias dans l’Éloge, est ce qu’il y a de plus démiur­gique dans le dis­cours, ce qui a véri­ta­ble­ment de l’effet, de l’efficacité, ce qui pro­duit la fic­tion, ou, selon la très judi­cieuse ortho­graphe laca­nienne, la « fixion ». Hélène est l’équivalent géné­ral de toutes les femmes, comme le dis­cours est l’équivalent géné­ral de toutes les choses ; maî­tresse du son, elle les vaut toutes ; et puisque c’est en Hélène qu’on peut entendre toutes les femmes, il va de soi qu’à l’inverse, l’inconscient, nou­veau doc­teur Faust, pour­ra « voir Hélène en toute femme », ou qu’Hélène serait un nom propre pour la/une femme.

L’accent est mis sur le rôle pro­téi­forme, le rôle d’équivalent géné­ral, de mon­naie sonore, du logos-phar­ma­kon. Il en désigne pas ce qui est là dans l’adéquation phi­lo­so­phique, mais il délivre du pré­sent pour faire exis­ter à sa place l’objet du désir. C’est véri­ta­ble­ment et de façon non for­tuite, comme le phar­ma­kon de Theuth, comme l’écriture, un péché contre le pré­sent. Gorgias, dans la suite de l’Éloge (§ 11), insiste bien là-des­sus : c’est du temps, en tant qu’il n’est jamais pré­sent, que le dis­cours tire sa puis­sance. « Si tous sur tout pos­sé­daient la mémoire de ce qui est pas­sé et pré­voyaient pré­sent et futur, le dis­cours, tout en res­tant le même, ne ferait pas illu­sion de la même façon. Mais en réa­li­té il n’y a pas moyen de se sou­ve­nir du pas­sé, ni de scru­ter le pré­sent, ni de deve­nir l’avenir » [ou, texte plus fort mais encore moins cer­tain : « pour qui ne se sou­vient pas du pas­sé […], le dis­cours est plein de res­sources].

Délivrer du pré­sent, telle sera la fonc­tion même, à l’autre bout de la chaîne tem­po­relle, que Philostrate assigne à ses Vies de sophistes, dans la dédi­cace qu’il fait à Antonius Gordianus. Il com­pare son œuvre au cra­tère d’Hélène rem­pli de drogues égyp­tiennes, et assure qu’elle déli­vre­ra le consul romain de son sou­ci (phron­tis­ma), de la charge de l’actuel (480).

De la notion de phar­ma­kon sur­git ain­si bien autre chose qu’une rhé­to­rique beha­viou­riste et une stra­té­gie dis­cur­sive. L’opposition ne se situe plus seule­ment entre « par­ler à » et « par­ler de », mais c’est le « par­ler de » qui se trouve lui-même fis­su­ré, dédou­blé. C’est ici, et pas seule­ment dans la des­crip­tion de tel ou tel sophisme ou para­lo­gisme, qu’il est avan­ta­geux d’évoquer la dis­tinc­tion entre sens et réfé­rence. La vec­tion ont­lo­gique est d’écraser le sens dans la réfé­rence qui le régit ; les choses com­mandent aux mots, d’où la néces­si­té de dis­si­per l’homonymie, et c’est pour­quoi le lan­gage peut ser­vir d’orga­non. Avec la phar­ma­kon au contraire, la rela­tion de suture est inverse, c’est le sens qui com­mande la réfé­rence, le mot pro­duit la chose. Le phar­ma­kon d’Hélène fait com­prendre, comme le Traité et comme l’Éloge [de Gorgias], que le logos ne signi­fie pas la phu­sis (ce n’est pas la réfé­rence qui donne le sens ou encore les sophistes ne sont pas des météo­ro­logues, des phy­sio­logues, des ono­to­logues, la sophis­tique n’est pas une science de la nature), et que les mots n’expriment pas davan­tage le monde inté­rieur du sujet par­lant, les pathê­ma­ta tês psu­khês (le sens n’est pas l’impression sen­so­rielle ou l’image ver­bale, la sophis­tique n’est pas une psy­cho­lo­gie) : il est lié au plai­sir des dis­cours, au plai­sir de par­ler.

Sur le non-étant ou sur la nature : le titre conser­vé par Sextus Empiricus au trai­té de Gorgias est pro­vo­cant. C’est le titre même don­né aux écrits de presque tous les phi­lo­sophes pré-socra­tiques qui com­po­sèrent un trai­té Sur la nature. Mais c’en est aus­si l’exact ren­ver­se­ment puisque tous ces phy­si­ciens, ou phy­sio­logues, et entre tous Parménide, dési­gnent par nature, comme Heidegger ne cesse de le sou­li­gner, ce qui croît et vient ain­si à la pré­sence : l’étant. Ainsi l’identité de l’intitulé accom­pagne le ren­ver­se­ment le plus extrême : par­ler de la nature, ce n’est pas, comme ils croient tous, par­ler de l’étant, mais bien plu­tôt trai­ter du non-étant ; c’est ce qui n’est pas qui est à même de pous­ser. Le Traité de Gorgias, en cela para­dig­ma­tique de la sophis­tique, se laisse entendre seule­ment comme un dis­cours second cri­tique d’un dis­cours pre­mier déjà tenu, en l’occurrence le Poème de Parménide, gros de toute l’ontologie pla­to­ni­co-aris­to­té­li­cienne sur laquelle nous vivons.

« Rien n’est. » « Si c’est, c’est incon­nais­sable » (ou, dans la ver­sion de Sextus, « ce ne peut être appré­hen­dé par l’homme »). « Si c’est et si c’est connais­sable, ce ne peut être mon­tré aux autres » (ou : « for­mu­lé et expli­qué à son pro­chain »). Après le titre, c’est le geste dis­cur­sif de Gorgias qui s’inscrit en faux contre l’épanouissement du poème. Au lieu de l’autodéploiement du « est » dans la plé­ni­tude sphé­rique de son iden­ti­té pré­sente et pré­sen­tée (fr. 1 à 8), au lieu peut-être de sa perte à tra­vers le monde des hommes et leurs opi­nions et de son regain dans un cos­mos enri­chi tout plein de pen­sée (fr. 16, et l’ordre tout hégé­lien des frag­ments pro­po­sés par les édi­teurs), au lieu donc de la « nature » comme pro­grès, cumul iden­ti­taire, simple ou dia­lec­tique, le trai­té pré­sente une struc­ture de recul qui dépense d’emblée la thèse maxi­male, puis s’amenuise selon les carac­té­ris­tiques de l’antilogie, de la défense, du dis­cours encore et tou­jours second. Freud l’a magis­tra­le­ment répé­té – on résiste dif­fi­cile à le répé­ter encore – A a emprun­té à B un chau­dron de cuivre ; lorsqu’il le rend, B se plaint de ce que le chau­dron a un grand trou qui le met hors d’usage. Voici la défense de A : 1. Je n’ai jamais emprun­té de chau­dron à B. 2. Il avait un trou quand je l’ai emprun­té. 3. J’ai ren­du le chau­dron intact.

Après le titre et la série, c’est enfin cha­cune des trois thèses de Gorgias qui se pré­sente à son tour comme un ren­ver­se­ment iro­nique ou gros­sier du Parménide sco­laire dont tout un cha­cun, de Platon jusqu’à nos jours, a dû rete­nir : d’abord qu’il y a de l’être puisque l’être est et le non-être n’est pas ; ensuite que cet être est par essence incon­nais­sable, puisque être et pen­ser sont une seule et même chose ; moyen­nant quoi la phi­lo­so­phie, et plus par­ti­cu­liè­re­ment cette phi­lo­so­phie pre­mière qu’on nom­ma méta­phy­sique, a pu s’engager tout natu­rel­le­ment sur son che­min : connaître l’être en tant qu’être, et se mon­nayer en doc­trines, dis­ciples et écoles. Être, connaître, trans­mettre : n’est pas, n’est pas connais­sable, n’est pas trans­mis­sible.

Or cette série de ren­ver­se­ments n’intervient pas dans l’extérieur comme un tour de passe-passe arbi­traire. Au contraire, elle tient au Poème lui-même et s’effectue de par sa seule répé­ti­tion, par sa prise au mot. Comme le consta­te­ra à son tour l’Étranger du Sophiste à pro­pos de l’interdit par­mé­ni­déen, c’est en effet l’énoncé qui est à lui-même son propre démen­ti. Tout le tra­vail de Gorgias consiste à rendre mani­feste que le poème onto­lo­gie est déjà en soi un dis­cours sophis­tique, et même, la phi­lo­so­phia per­en­nis tout entière est là pour en témoi­gner, le plus effi­cace de tous les dis­cours sophis­tiques pos­sibles. En d’autres termes, la sophis­tique est une autre sorte de poé­sie, poé­sie de gram­mai­rien peut-être, qui s’efforce de dévoi­ler les méca­nismes de la grâce effi­cace du lan­gage.

[La démons­tra­tion de Gorgias] tient au poème lui-même et s’effectue de par sa seule répé­ti­tion, par sa prise au mot. Comme le consta­te­ra à son tour l’étranger du Sophiste à pro­pos de l’interdit par­mé­ni­déen, c’est en effet l’énoncé qui est à lui-même son propre démen­ti. Tout le tra­vail de Gorgias consiste à rendre mani­feste que le poème onto­lo­gique est déjà en soi un dis­cours sophis­tique, et même, la phi­lo­so­phia per­en­nis tout entière est là pour en témoi­gner, le plus effi­cace de tous les dis­cours pos­sibles.

Le « vir­tuose », sorte de Bouvard-en-Pécuchet du XVIIIe, est le contraire de l’homme de science. C’est ini­tia­le­ment un « col­lec­tion­neur » d’ob­jets d’art, le terme n’ayant en ce sens rien de péjo­ra­tif, puis, avec la créa­tion de la Royal Society, un col­lec­tor in science en même temps qu’un expé­ri­men­ta­teur du dimanche. C’est ce type social de l’a­ma­teur de curio­si­tés, pas­sion­né par toutes sortes d’ex­pé­riences inutiles « upon Files, Maggots, Eels in Vinegar, and the Blue upon Pumbs », qui est ridi­cu­li­sé sous les traits de Sir Nicholas Gimcrack, dans la pièce de Thomas Shadwell, The Virtuoso, créée au Dorset Theater en 1676. Le vir­tuose, dont la maxime pour­rait être une des répliques de la pièce : « So it be know­ledge, ’tis no mat­ter of what ! » est la cible favo­rite des Scriblériens. La scène la plus piquante du Virtuoso est dans doute celle où Gimcrack est décou­vert sur une table de labo­ra­toire essayant d’ap­prendre à nager en imi­tant les mou­ve­ments d’une gre­nouille dans un bocal. À la fin ques­tion : avez-vous déjà essayé dans l’eau ?, le vir­tuose répond qu’il est hydro­phobe. Et d’a­jou­ter : « I content myself with the spe­cu­la­tive part of swim­ming ; I care note for the prac­ti­cal. I sel­dom bring any­thing to use… Knowledge is my ulti­mate end. » Puisqu’on a évo­qué Bouvard et Pécuchet, on rap­pel­le­ra que Les Écarts de la Nature, ou Recueil des prin­ci­pales mons­truo­si­tés que la Nature pro­duit dans le genre ani­mal, de Regnault (1745), figure par­mi les notes de lec­ture de Flaubert.

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vol. 2 : La quête de l’identité
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p. 449
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