Et maintenant avale ta loi.
Lu
La vie est de brûler des questions.
Je suis vraiment LOCALISÉ par mes termes, et si je dis que je suis LOCALISÉ par mes termes, c’est que je ne les reconnais pas comme valables dans ma pensée. Je suis vraiment paralysé par mes termes, par une suite de terminaisons.
Dans le Traité du non-être de Gorgias, il s’agit, quelques décades après le Poème [de Parménide], d’un tout autre rapport entre l’être et le dire. Gorgias manifeste comment le poème est lui aussi, lui d’abord, qu’il le sache et qu’il le veuille ou non, une performance discursive : loin d’avoir à charge de dire une donation originaire, quelque « est » ou « il y a », il produit bel et bien son objet, jusque dans et par la syntaxe de ses phrases. L’être, de manière radicalement critique par rapport à l’ontologie, n’est pas ce que la parole dévoile mais ce que le discours crée, « effet » du poème comme le héros « Ulysse » est un effet de l’Odyssée. Si la philosophie veut réduire la sophistique au silence, c’est sans doute parce qu’à l’inverse la sophistique produit la philosophie comme un fait de langage. Je propose de nommer logologie, d’un terme emprunté à Novalis, cette perception de l’ontologie comme discours, cette insistance sur l’autonomie performative du langage et sur l’effet-monde qu’il produit.
La sophistique est ce mouvement de pensée qui, à l’aube présocratique de la philosophie, séduisit et scandalisa la Grèce entière. Hegel qualifie les premiers sophistes, dans l’Athènes de Périclès, de « maître de la Grèce » : au lieu de méditer sur l’être comme les Éléates, ou sur la nature comme les physiciens d’Ionie, ils choisissent d’être des éducateurs professionnels, étrangers itinérants qui font commerce de leur sagesse, de leur culture, de leurs compétences, comme les hétaïres de leurs charmes. Ce sont en même temps des hommes de pouvoir qui savent comment persuader des juges, retourner une assemblée, mener à bien une ambassade, donner ses lois à une cité nouvelle, former à la démocratie, bref, faire œuvre politique. Si bien que la sophistique n’est pas seulement le pavé qui casse les vitrines de la régulation philosophique du langage ; ou alors il faut singulièrement réévaluer le sens, l’intérêt, l’impact de la casse.
[…]Choisir la sophistique pour objet de recherche ne relève […] pas, pas d’abord, pas seulement, d’un zèle antiquaire pour des textes mal connus sur lesquels il y a philologiquement et historiquement beaucoup à faire. Pas non plus, du même coup, d’un intérêt pour la marge que constituent ces textes presque biffés, intérêt qui de la marge ferait créneau, autorisant un pathos militant en faveur de penseurs maudits, contre les exclusives et l’exclusion. Je ne propose pas ici de « réhabilitation », et surtout pas l’une de ces réhabilitations qui se fondent de manière circulaire sur les améliorations et les perfectionnements qu’elles permettent d’introduire dans le cadre persistant de la plus traditionnelle des histoires.
La singularité de la sophistique est en effet d’être déjà, comme fait d’histoire, un effet de structure : la pratique réelle de ceux qui se sont appelés et qu’on a appelé « sophistes » sert à désigner en philosophie l’une des modalités possibles du non-philosopher. […]
Fait d’histoire, effet de structure : le point de soudure, qui constitue l’objet sophistique, est un artefact platonicien, le produit des dialogues. L’essence de l’artefact est tout simplement de faire du sophiste l’alter ego négatif du philosophe : son mauvais autre. Ils se ressemblent, depuis la remarque de l’Étranger dans le Sophiste (231 a), « comme le loup ressemble au chien, le plus sauvage au plus apprivoisé ». Rien qu’avec le jeu des cas, nous comprenons que la ressemblance est « le plus glissant des genres », car dans l’échange des répliques entre Théétète et Socrate, quoiqu’on ne s’en avise guère d’habitude, le datif met bel et bien le sophiste en position de chien, et le philosophe donc en position de loup. Ils se ressemblent tellement que, même en y mettant les deux mains, à chaque fois qu’on croit attraper l’un, c’est l’autre qu’on tient : la maïeutique cathartique de Socrate, sa pratique de la réfutation, voilà qu’elles relèvent de la genei gennaia sophistikê (231 b : « l’authentique et vraiment noble sophistique », traduit-on en ignorant l’insistance qui enracine le jumelage) ; inversement, lorsque à la fin du dialogue il s’agit de récapituler toutes les dichotomies, voilà que la dernière arborescence nous livre du même côté, face au démagogue, le doublet « sage ou sophiste ? » (268 b10) ; et la décision n’est emportée que par une thèse : « mais nous avons posé, dit Théétète, qu’il ne sait point ». Reste que le « sophiste », « imitateur du sage », en est un paronyme ni plus ni moins que le « philosophe » lui-même.
De l’ensemble des dialogues de Platon se dégage la figure désormais traditionnelle de la sophistique. Elle est déconsidérée sur tous les plans;ontologique : le sophiste ne s’occupe pas de l’être, mais se réfugie dans le non-être et l’accident ; logique : il ne recherche pas la vérité ni la rigueur dialectique, mais seulement l’opinion, la cohérence apparente, la persuasion, et la victoire dans la joute oratoire ; éthique, pédagogique, politique : il n’a pas en vue la sagesse et la vertu, pas plus pour l’individu que pour la cité, mais il vise le pouvoir personnel et l’argent ; littéraire même, puisque les figures de son style ne sont que les boursouflures d’un vide encyclopédique. À mesure la sophistique à l’aune de l’être et de la vérité, il faut la condamner comme pseudo-philosophie : philosophie des apparences et apparence de la philosophie.
« L’ontologie et la phénoménologie […] caractérisent la philosophie elle-même selon son objet et sa méthode », écrit Heidegger au § 7 de Être et Temps, au moment d’élaborer le « concept provisoir de phénoménologie ». C’est cette détermination-là de la philosophie, et du monde, que le concept opératoire de sophistique oblige à rejouer, en invitant à considérer comme un constitué/constituant de la philosophie « normale » en sa grande tradition un visage de l’Antiquité que cette tradition même nous rend étranger et hostile.
Le point de bascule est très clairement constitué par la rapport au langage. Nietzsche le répète après Novalis : « Celui qui trouve le langage intéressant en soi est un autre que celui qui n’y reconnaît que le moyen de pensées intéressantes. » Mais trouver le langage « intéressant en soi », tous les poètes et tous les philosophes (jusqu’à indistinctement Heidegger et Quine) le font aussi. La question est de savoir comment le langage est intéressant, ou de quel « en soi », de quelle autonomie il s’agit. J’ai retenu pour en désigner la manière le terme « logologie », modelé sur celui d’« ontologie ». C’est de façon non conjoncturelle un discours second ou critique. La scène originaire Gorgias/Parménide montre le levier : il s’agit de faire entendre l’énonciation sous l’énoncé, donc de rapporter l’objectivité de la chose, fût-ce l’être même, à la performance du discours – façon somme toute radicale d’entendre « l’homme-mesure ».
« La prétention la plus illimitée de pouvoir tout, comme rhéteurs ou comme stylistes, traverse toute l’Antiquité, d’une manière pour nous inconcevable », écrit encore Nietzsche, dans son « Cours sur l’histoire de l’éloquence grecque ». Vrai deux fois : c’est bien constamment avec la rhétorique qu’il a fallu traiter dans ce travail, et cet « inconcevable » est explicitement lié aux exclusives contre le régime sophistique de discours. Où l’on retrouve, de manière non fortuite, la tradition du grand mépris au sein même des arts de la parole : on préfère avec Kant, divisant les beaux-arts, la poésie (« l’art de conduire un libre jeu de l’imagination comme une activité de l’entendement »), qui en donne plus qu’elle ne promet, à l’éloquence (« l’art d’effectuer une tâche qui revient à l’entendement comme s’il s’agissait d’un libre jeu de l’imagination ») qui en donne moins ; et, au sein de l’éloquence, l’art de bien dire à l’art de persuader, qui est un « art de tromper ». La logologie constitue ainsi quelque chose comme l’ontologie de la rhétorique et l’apatê, où Kant ne voit que l’art de tromper, est le sentiment, l’affect qui la signale.
« Autre chose est de s’exprimer sur l’étant par le récit et la narration, autre chose est de saisir l’étant dans son être », poursuit Heidegger, pour excuser par avance la lourdeur et l’absence de grâce de ses propres analyses : « Que l’on compare donc les passages ontologiques du Parménide de Platon ou le 4e chapitre du VIIe libre de la Métaphysique d’Aristote aux parties narratives de Thucydide,e t l’on verra à quel point était inouï le langage que les philosophes grecs ont imposé à leurs contemporains » (ibid., p. 57). C’est l’évidence même. Pourtant, la distinction, sous-jacente à cette remarque, entre la philosophie et les autres types de textes (l’historia : récit et histoire), ou entre usage philosophique et usage littéraire de la langue, est elle aussi, et de manière liée, mise en cause par la sophistique. Tout tient là à la mise en série de la première et de la seconde sophistiques. Il y va de la possibilité d’échapper à la régulation aristotélicienne du langage et de l’art, quand même on ne pourrait le faire qu’en manquant sans vergogne les cibles mesurées du vrai, du bien, peut-être du beau, en faisant flèche de tous les passages à la limite, homonymie, signifiant, palimpseste, pour finalement considérer comme notre premier monde non plus la nature mais la culture, un monde produit. Dans un fragment posthume de 1888, Nietzsche écrit encore ceci : « Parménide a dit : ‘On ne pense pas ce qui n’est pas’ – nous sommes à l’autre extrême et disons : ‘Ce qui peut être pensé doit certainement être une fiction’ ». Je résumerai le tout ainsi : la démystification de la donation ontologique produit un décloisonnement des genre du logos.
Elle vient de trahir les Troyens en promettant à Ulysse de ne rien révéler du plan des Achéens, mais aussitôt après, elle trahit à nouveau dans l’autre sens : tournant autour du cheval où elle sait qu’ils se sont enfermés, elle invente le plus bouleversant des stratagèmes pour que les chefs grecs, Ulysse et Ménélas en tête, ne puissent résister à se découvrir. Le stratagème que l’Hélène d’Homère, en sa double trahison, invente pour faire sortir les rois grecs du ventre de leur cheval est une histoire invraisemblable, disent en général les homérologues, donc interpolée, et le vers 279 est affecté des crochets droits qui sont la guillotine philologique. En fait, cette histoire ne se laisse interpréter que dans notre perspective, mais alors, elle est d’une pénétration bouleversante, obligeant à repenser le phramakon, pour aller au-delà du behaviourisme et d’une conception philosophique de la rhétorique, et déboucher rhétoriquement sur la logologie.
On tient là en effet, au livre IV de l’Odysée, le texte, en tout cas l’un des textes, qui sert d’ancêtre ou de palimpseste à l’usage que fait la première sophistique, puis Platon, puis, via Euripide et Isocrate, la seconde sophistique elle-même, du fameux terme pharmakon. Hélène verse à Télémaque en larmes un pharmakon, égyptien bien sûr, pour qu’il cesse de pleurer et se laisser aller « au plaisir du discours » (v. 239). Elle est alors non seulement pharmacienne, qui donne le remède, mais elle incarne aussi la drogue elle-même, comme on voit dans le bref récit que propose aussitôt Ménélas (v. 271–289). Le blond Ménélas, après avoir lui aussi goûté de cette drogue, raconte, s’adressant à Hélène : « Pas trois fois tu fis le tour de l’embuscade creuse en la touchant tout autour. Tu appelas nom par nom les chefs des Danéens, imitant de ta voix la voix des épouses de tous les Argiens. » Et les guerriers n’y pouvait tenir se levaient pour sortir et pour répondre lorsque Ulysse, expert en ruse et en discours, le seul à pouvoir la reconnaître, les retint, allant jusqu’à bâillonner un récalcitrant de ses propres mains.
La voix d’Hélène a tout pouvoir sur les guerriers non seulement parce qu’elle les atteint au cœur de leur singularité en les appelant de leur nom, comme les Sirènes « Ulysse », mais aussi parce que en tant que son, elle sait faire être ce qui n’est pas. Le son, ce « plus imperceptible corps » comme dit Gorgias dans l’Éloge, est ce qu’il y a de plus démiurgique dans le discours, ce qui a véritablement de l’effet, de l’efficacité, ce qui produit la fiction, ou, selon la très judicieuse orthographe lacanienne, la « fixion ». Hélène est l’équivalent général de toutes les femmes, comme le discours est l’équivalent général de toutes les choses ; maîtresse du son, elle les vaut toutes ; et puisque c’est en Hélène qu’on peut entendre toutes les femmes, il va de soi qu’à l’inverse, l’inconscient, nouveau docteur Faust, pourra « voir Hélène en toute femme », ou qu’Hélène serait un nom propre pour la/une femme.
L’accent est mis sur le rôle protéiforme, le rôle d’équivalent général, de monnaie sonore, du logos-pharmakon. Il en désigne pas ce qui est là dans l’adéquation philosophique, mais il délivre du présent pour faire exister à sa place l’objet du désir. C’est véritablement et de façon non fortuite, comme le pharmakon de Theuth, comme l’écriture, un péché contre le présent. Gorgias, dans la suite de l’Éloge (§ 11), insiste bien là-dessus : c’est du temps, en tant qu’il n’est jamais présent, que le discours tire sa puissance. « Si tous sur tout possédaient la mémoire de ce qui est passé et prévoyaient présent et futur, le discours, tout en restant le même, ne ferait pas illusion de la même façon. Mais en réalité il n’y a pas moyen de se souvenir du passé, ni de scruter le présent, ni de devenir l’avenir » [ou, texte plus fort mais encore moins certain : « pour qui ne se souvient pas du passé […], le discours est plein de ressources].
Délivrer du présent, telle sera la fonction même, à l’autre bout de la chaîne temporelle, que Philostrate assigne à ses Vies de sophistes, dans la dédicace qu’il fait à Antonius Gordianus. Il compare son œuvre au cratère d’Hélène rempli de drogues égyptiennes, et assure qu’elle délivrera le consul romain de son souci (phrontisma), de la charge de l’actuel (480).
De la notion de pharmakon surgit ainsi bien autre chose qu’une rhétorique behaviouriste et une stratégie discursive. L’opposition ne se situe plus seulement entre « parler à » et « parler de », mais c’est le « parler de » qui se trouve lui-même fissuré, dédoublé. C’est ici, et pas seulement dans la description de tel ou tel sophisme ou paralogisme, qu’il est avantageux d’évoquer la distinction entre sens et référence. La vection ontlogique est d’écraser le sens dans la référence qui le régit ; les choses commandent aux mots, d’où la nécessité de dissiper l’homonymie, et c’est pourquoi le langage peut servir d’organon. Avec la pharmakon au contraire, la relation de suture est inverse, c’est le sens qui commande la référence, le mot produit la chose. Le pharmakon d’Hélène fait comprendre, comme le Traité et comme l’Éloge [de Gorgias], que le logos ne signifie pas la phusis (ce n’est pas la référence qui donne le sens ou encore les sophistes ne sont pas des météorologues, des physiologues, des onotologues, la sophistique n’est pas une science de la nature), et que les mots n’expriment pas davantage le monde intérieur du sujet parlant, les pathêmata tês psukhês (le sens n’est pas l’impression sensorielle ou l’image verbale, la sophistique n’est pas une psychologie) : il est lié au plaisir des discours, au plaisir de parler.
Sur le non-étant ou sur la nature : le titre conservé par Sextus Empiricus au traité de Gorgias est provocant. C’est le titre même donné aux écrits de presque tous les philosophes pré-socratiques qui composèrent un traité Sur la nature. Mais c’en est aussi l’exact renversement puisque tous ces physiciens, ou physiologues, et entre tous Parménide, désignent par nature, comme Heidegger ne cesse de le souligner, ce qui croît et vient ainsi à la présence : l’étant. Ainsi l’identité de l’intitulé accompagne le renversement le plus extrême : parler de la nature, ce n’est pas, comme ils croient tous, parler de l’étant, mais bien plutôt traiter du non-étant ; c’est ce qui n’est pas qui est à même de pousser. Le Traité de Gorgias, en cela paradigmatique de la sophistique, se laisse entendre seulement comme un discours second critique d’un discours premier déjà tenu, en l’occurrence le Poème de Parménide, gros de toute l’ontologie platonico-aristotélicienne sur laquelle nous vivons.
« Rien n’est. » « Si c’est, c’est inconnaissable » (ou, dans la version de Sextus, « ce ne peut être appréhendé par l’homme »). « Si c’est et si c’est connaissable, ce ne peut être montré aux autres » (ou : « formulé et expliqué à son prochain »). Après le titre, c’est le geste discursif de Gorgias qui s’inscrit en faux contre l’épanouissement du poème. Au lieu de l’autodéploiement du « est » dans la plénitude sphérique de son identité présente et présentée (fr. 1 à 8), au lieu peut-être de sa perte à travers le monde des hommes et leurs opinions et de son regain dans un cosmos enrichi tout plein de pensée (fr. 16, et l’ordre tout hégélien des fragments proposés par les éditeurs), au lieu donc de la « nature » comme progrès, cumul identitaire, simple ou dialectique, le traité présente une structure de recul qui dépense d’emblée la thèse maximale, puis s’amenuise selon les caractéristiques de l’antilogie, de la défense, du discours encore et toujours second. Freud l’a magistralement répété – on résiste difficile à le répéter encore – A a emprunté à B un chaudron de cuivre ; lorsqu’il le rend, B se plaint de ce que le chaudron a un grand trou qui le met hors d’usage. Voici la défense de A : 1. Je n’ai jamais emprunté de chaudron à B. 2. Il avait un trou quand je l’ai emprunté. 3. J’ai rendu le chaudron intact.
Après le titre et la série, c’est enfin chacune des trois thèses de Gorgias qui se présente à son tour comme un renversement ironique ou grossier du Parménide scolaire dont tout un chacun, de Platon jusqu’à nos jours, a dû retenir : d’abord qu’il y a de l’être puisque l’être est et le non-être n’est pas ; ensuite que cet être est par essence inconnaissable, puisque être et penser sont une seule et même chose ; moyennant quoi la philosophie, et plus particulièrement cette philosophie première qu’on nomma métaphysique, a pu s’engager tout naturellement sur son chemin : connaître l’être en tant qu’être, et se monnayer en doctrines, disciples et écoles. Être, connaître, transmettre : n’est pas, n’est pas connaissable, n’est pas transmissible.
Or cette série de renversements n’intervient pas dans l’extérieur comme un tour de passe-passe arbitraire. Au contraire, elle tient au Poème lui-même et s’effectue de par sa seule répétition, par sa prise au mot. Comme le constatera à son tour l’Étranger du Sophiste à propos de l’interdit parménidéen, c’est en effet l’énoncé qui est à lui-même son propre démenti. Tout le travail de Gorgias consiste à rendre manifeste que le poème ontologie est déjà en soi un discours sophistique, et même, la philosophia perennis tout entière est là pour en témoigner, le plus efficace de tous les discours sophistiques possibles. En d’autres termes, la sophistique est une autre sorte de poésie, poésie de grammairien peut-être, qui s’efforce de dévoiler les mécanismes de la grâce efficace du langage.
Le « virtuose », sorte de Bouvard-en-Pécuchet du XVIIIe, est le contraire de l’homme de science. C’est initialement un « collectionneur » d’objets d’art, le terme n’ayant en ce sens rien de péjoratif, puis, avec la création de la Royal Society, un collector in science en même temps qu’un expérimentateur du dimanche. C’est ce type social de l’amateur de curiosités, passionné par toutes sortes d’expériences inutiles « upon Files, Maggots, Eels in Vinegar, and the Blue upon Pumbs », qui est ridiculisé sous les traits de Sir Nicholas Gimcrack, dans la pièce de Thomas Shadwell, The Virtuoso, créée au Dorset Theater en 1676. Le virtuose, dont la maxime pourrait être une des répliques de la pièce : « So it be knowledge, ’tis no matter of what ! » est la cible favorite des Scriblériens. La scène la plus piquante du Virtuoso est dans doute celle où Gimcrack est découvert sur une table de laboratoire essayant d’apprendre à nager en imitant les mouvements d’une grenouille dans un bocal. À la fin question : avez-vous déjà essayé dans l’eau ?, le virtuose répond qu’il est hydrophobe. Et d’ajouter : « I content myself with the speculative part of swimming ; I care note for the practical. I seldom bring anything to use… Knowledge is my ultimate end. » Puisqu’on a évoqué Bouvard et Pécuchet, on rappellera que Les Écarts de la Nature, ou Recueil des principales monstruosités que la Nature produit dans le genre animal, de Regnault (1745), figure parmi les notes de lecture de Flaubert.