…la voix, qui est la dia­thèse fon­da­men­tale du sujet dans le verbe ; elle dénote une cer­taine atti­tude du sujet rela­ti­ve­ment au pro­cès, par où ce pro­cès se trouve déter­mi­né dans son prin­cipe.

Sur le sens géné­ral du moyen, tous les lin­guistes s’accordent à peu près. Rejetant la défi­ni­tion des gram­mai­riens grecs, on se fonde aujourd’hui sur la dis­tinc­tion que Panini, avec un dis­cer­ne­ment admi­rable pour son temps, éta­blit entre le para­smai­pa­da, « mot pour un autre » (= actif), et l’atma­ne­pa­da, « mot pour soi » (= moyen). À la prendre lit­té­ra­le­ment, elle res­sort en effet d’oppositions comme celle dont le gram­mai­rien hin­dou fait état : skr. yaja­ti, « il sacri­fie » (pour un autre, en tant que prêtre), et yajate, « il sacri­fie » (pour soi, en tant qu’offrant). On ne sau­rait dou­ter que cette défi­ni­tion réponde en gros à la réa­li­té. Mais il s’en faut qu’elle s’applique telle quelle à tous les faits, même en sans­krit, et qu’elle rende compte des accep­tions assez diverses du moyen. Si on embrasse l’ensemble des langues indo-euro­péennes, les faits appa­raissent sou­vent si fuyants que, pour les cou­vrir tous, on doit se conten­ter d’une for­mule assez vague, qu’on retrouve à peu près iden­tique chez tous les com­pa­ra­tistes : le moyen indi­que­rait seule­ment une cer­taine rela­tion de l’action avec le sujet, ou un « inté­rêt » du sujet dans l’action. Il semble qu’on ne puisse pré­ci­ser davan­tage, sinon en pro­dui­sant des emplois spé­cia­li­sés où le moyen favo­rise une accep­tion res­treinte, qui est ou pos­ses­sive, ou réflexive, ou réci­proque, etc. On est donc ren­voyé d’une défi­ni­tion très géné­rale à des exemples très par­ti­cu­liers, mor­ce­lés en petits groupes et déjà diver­si­fiés. Ils ont certes un point com­mun, cette réfé­rence à l’atman, au « pour soi » de Panini, mais la nature lin­guis­tique de cette réfé­rence échappe encore, à défaut de laquelle le sens de la dia­thèse risque de n’être plus qu’un fan­tôme.

[…]
  1. Sont seule­ment actifs : être (skr. «  », grec «  ») ; aller ; vivre ; cou­ler ; ram­per ; plier ; souf­fler ; man­ger ; boire ; don­ner.
  2. Sont seule­ment moyens : naître ; mou­rir ; suivre ; épou­ser un mou­ve­ment ; être maître ; être cou­ché ; être assis ; reve­nir à un état fami­lier ; jouir ; avoir pro­fit ; éprou­ver une agi­ta­tion men­tale ; prendre des mesures ; par­ler, etc.
[…]

 

De cette confron­ta­tion se dégage assez clai­re­ment le prin­cipe d’une dis­tinc­tion pro­pre­ment lin­guis­tique, por­tant sur la rela­tion entre le sujet et le pro­cès. Dans l’actif, les verbes dénotent un pro­cès qui s’accomplit à par­tir du sujet et hors de lui. Dans le moyen, qui est la dia­thèse à défi­nir par oppo­si­tion, le verbe indique un pro­cès dont le sujet est le siège ; le sujet est inté­rieur au pro­cès.

Cette défi­ni­tion vaut sans égard à la nature séman­tique des verbes consi­dé­rés ; verbes d’état et verbes d’action sont éga­le­ment repré­sen­tés dans les deux classes. Il ne s’agit donc nul­le­ment de faire coïn­ci­der la dif­fé­rence de l’actif au moyen avec celle des verbes d’action et des verbes d’état. Une autre confu­sion à évi­ter est celle qui pour­rait naître de la repré­sen­ta­tion « ins­tinc­tive » que nous nous for­mons de cer­taines notions. Il peut nous paraître sur­pre­nant par exemple que « être » appar­tienne aux acti­va tan­tum, au même titre que « man­ger ». Mais c’est là un fait et il faut y confor­mer notre inter­pré­ta­tion : « être » est en indo-euro­péen, comme « aller » ou « cou­ler », un pro­cès où la par­ti­ci­pa­tion du sujet n’est pas requise. En face de cette défi­ni­tion qui ne peut être exacte qu’autant qu’elle est néga­tive, celle du moyen porte des traits posi­tifs. Ici le sujet est le lieu du pro­cès, même si ce pro­cès, comme c’est le cas pour le latin fruor ou sans­krit manyate, demande un objet ; il accom­plit quelque chose qui s’accomplit en lui, naître, dor­mir, gésir, ima­gi­ner, croître, etc. Il est bien inté­rieur au pro­cès dont il est l’agent.

Dès lors sup­po­sons qu’un verbe typi­que­ment moyen tel que gr. xxxxxx, « il dort », soit doté secon­dai­re­ment d’une forme active. Il en résul­te­ra, dans la rela­tion du sujet au pro­cès, un chan­ge­ment tel que le sujet, deve­nant exté­rieur au pro­cès, en sera l’agent, et que le pro­cès, n’ayant plus le sujet pour lieu, sera trans­fé­ré sur un autre terme qui en devien­dra objet. Le moyen se conver­ti­ra en tran­si­tif. C’est ce qui se pro­duit quand xxx, « il dort », four­nit xxx, « il endort (quelqu’un) » ; ou que skr. vard­hate, « il croît », passe à vard­ha­ti, « il accroît (quelque chose) ». La tran­si­ti­vi­té est le pro­duit néces­saire de cette conver­sion du moyen à l’actif. Ainsi se consti­tuent à par­tir du moyen des actifs qu’on dénomme tran­si­tifs ou cau­sa­tifs ou fac­ti­tifs et qui se carac­té­risent tou­jours par ceci que le sujet, posé hors du pro­cès, le com­mande désor­mais comme acteur, et que le pro­cès, au lieu d’avoir le sujet pour siège, doit prendre un objet pour fin : xxx, « j’espère » > xxx, « je pro­duis un espoir (chez un autre) » ; xxx, « je danse » > xxx, « je fais dan­ser (un autre) ».

Si main­te­nant nous reve­nons aux verbes à double dia­thèse, qui sont de beau­coup les plus nom­breux, nous consta­te­rons que la défi­ni­tion rend compte ici aus­si de l’opposition actif : moyen. Mais, cette fois, c’est par les formes du même verbe et dans la même expres­sion séman­tique que le contraste s’établit. L’actif alor n’est plus seule­ment l’absence du moyen, c’est bien un actif, une pro­duc­tion d’acte, révé­lant plus clai­re­ment encore la posi­tion exté­rieure du sujet rela­ti­ve­ment au pro­cès ; et le moyen ser­vi­ra à défi­nir le sujet comme inté­rieur au pro­cès : xx xxx, « il porte des dons » : xx, xxx, « il portent des dons qui l’impliquent lui-même » (= il emporte des dons qu’il a reçus); – xx xxx xxx, « poser des lois » : xxx xxx, « poser des lois en s’y incluant » (= se don­ner des lois) ; – xxx xx xxx « il détache le che­val » ; xx xx xx, « il détache le che­val en s’affectant par là-même » (d’où il res­sort que ce che­val est le sien); – xxx xx, « il pro­duit la guerre » (= il en donne l’occasion ou le signal) : xxx xxx, « il fait la guerre où il prend part »), etc. On peut diver­si­fier le jeu de ces oppo­si­tions autant qu’on le vou­dra, et le grec en a usé avec une extra­or­di­naire sou­plesse ; elles reviennent tou­jours en défi­ni­tive à situer des posi­tions du sujet vis-à-vis du pro­cès, selon qu’il y est exté­rieur ou inté­rieur, à le qua­li­fier en tant qu’agent, selon qu’il effec­tue, dans l’actif, où qu’il effec­tue en s’affectant, dans le moyen. Il semble que cette for­mu­la­tion réponde à la fois à la signi­fi­ca­tion des formes et aux exi­gences d’une défi­ni­tion, en même temps qu’elle nous dis­pense de recou­rir à la notion, fuyante et d’ailleurs extra-lin­guis­tique, d’« inté­rêt » du sujet dans le pro­cès.

Cette réduc­tion à un cri­tère pure­ment lin­guis­tique du conte­nu de l’opposition entraîne plu­sieurs consé­quences.

[…]

Même le lin­guiste peut avoir l’impression qu’une pareille dis­tinc­tion (actif : moyen, ndr) reste incom­plète, boi­teuse, un peu bizarre, gra­tuite en tout cas, en regard de la symé­trie répu­tée intel­li­gible et satis­fai­sante entre l’« actif » et le « pas­sif ». Mais, si l’on convient de sub­sti­tuer aux termes « actif » et « moyen » les notions de « dia­thèse externe » et de « dia­thèse interne », cette caté­go­rie retrouve plus faci­le­ment sa néces­si­té dans le groupe de celles que porte la forme ver­bale.

[…]

Ainsi s’organise « en langue » et « en parole » une caté­go­rie ver­bale dont on a ten­té d’esquisser, à l’aide de cri­tères lin­guis­tiques, la struc­ture et la fonc­tion séman­tiques, en par­tant des oppo­si­tions qui les mani­festent. Il est dans la nature des faits lin­guis­tiques, puisqu’ils sont des signes, de se réa­li­ser en oppo­si­tions et de ne signi­fier que par là.

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Problèmes de lin­guis­tique géné­rale [Journal de psy­cho­lo­gie, jan-fév. 1950, P.U.F.]
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t. 1
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chap. 14  : « Actif et moyen dans le verbe »
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p. 169–175

Il n’y a pas donc pas de rai­son de mettre en doute l’efficacité de cer­taines pra­tiques magiques. Mais on voit, en même temps, que l’efficacité de la magie implique la croyance en la magie, et que celle-ci se pré­sente sous trois aspects com­plé­men­taires : il y a, d’abord, la croyance du sor­cier dans l’efficacité de ses tech­niques ; ensuite, celle du malade qu’il soigne, ou de la vic­time qu’il per­sé­cute, dans le pou­voir du sor­cier même ; enfin, la confiance et les exi­gences de l’opinion col­lec­tive, qui forment à chaque ins­tant une sorte de champ de gra­vi­ta­tion au sein duquel se défi­nissent et se situent les rela­tions entre le sor­cier et ceux qu’il ensor­celle. Aucune des trois par­ties en cause n’est évi­dem­ment à même de for­mer une repré­sen­ta­tion claire de l’activité du sym­pa­thique, et des troubles que Cannon a appe­lés homéo­sta­tiques. Quand le sor­cier pré­tend extraire par suc­cion, du corps de son malade, un objet patho­lo­gique dont la pré­sence expli­que­rait l’état mor­bide, et pro­duit un caillou qu’il avait dis­si­mu­lé dans sa bouche, com­ment cette pro­cé­dure se jus­ti­fie-t-elle à ses yeux ? Comment un inno­cent accu­sé de sor­cel­le­rie par­vient-il à se dis­cul­per si l’imputation est una­nime, puisque la situa­tion magique est un phé­no­mène de consen­sus ? Enfin, quelle part de cré­du­li­té, et quelle part de cri­tique, inter­viennent dans l’attitude du groupe vis-à-vis de ceux aux­quels il accorde des pri­vi­lèges cor­res­pon­dants, mais dont il exige aus­si des satis­fac­tions adé­quates ? Commençons par exa­mi­ner ce der­nier point.

[Suit l’histoire d’un sor­cier qui dis­pa­raît, qu’on retrouve et qui raconte qu’un orage l’a empor­té puis rame­né. Des doutes dans la com­mu­nau­té quant à la sin­cé­ri­té du sor­cier (il aurait en réa­li­té vou­lu prendre contact avec un autre groupe, consti­tué en par­tie d’anciens com­pa­gnons, et aurait inven­té l’histoire de l’orage comme super­che­rie) cir­culent obli­que­ment, sans jamais que la ver­sion de l’orage ne soit publi­que­ment, fron­ta­le­ment remise en cause. L‑S écrit :]

On eût, pour­tant, beau­coup éton­né les scep­tiques en invo­quant une super­che­rie si vrai­sem­blable, et dont ils ana­ly­saient eux-mêmes les mobiles avec beau­coup de finesse psy­cho­lo­gique et de sens poli­tique, pour mettre en cause la bonne foi et l’efficacité du sor­cier. Sans doute, il n’avait pas volé sur les ailes du ton­nerre jusqu’au rio Ananaz, et tout n’était que mise en scène. Mais ces choses auraient pu se pro­duire, elles s’étaient effec­ti­ve­ment pro­duites dans d’autres cir­cons­tances, elles appar­te­naient au domaine de l’expérience. Qu’un sor­cier entre­tienne des rela­tions intimes avec les forces sur­na­tu­relles, c’est là une cer­ti­tude ; que, dans tel cas par­ti­cu­lier, il ait pré­tex­té son pou­voir pour dis­si­mu­ler une acti­vi­té pro­fane, c’est le domaine de la conjec­ture et l’occasion d’appliquer la cri­tique his­to­rique. Le point impor­tant est que les deux éven­tua­li­tés ne sont pas mutuel­le­ment exclu­sives, pas plus que ne le sont, pour nous, l’interprétation de la guerre comme der­nier sur­saut de l’indépendance natio­nale, ou comme le résul­tat des machi­na­tions des mar­chands de canons. Les deux expli­ca­tions sont logi­que­ment incom­pa­tibles, mais nous admet­tons que l’une ou l’autre puisse être vraie, selon les cas ; comme elles sont éga­le­ment plau­sibles, nous pas­sons aisé­ment de l’une à l’autre, selon l’occasion et le moment, et, pour beau­coup, elles peuvent obs­cu­ré­ment coexis­ter dans la conscience.

Ces inter­pré­ta­tions diver­gentes, quelle que puisse être leur ori­gine savante, ne sont pas évo­quées par la conscience indi­vi­duelle au terme d’une ana­lyse objec­tive, mais plu­tôt comme des don­nées de com­plé­ment, récla­mées par des atti­tudes très floues et non éla­bo­rées qui, pour cha­cun de nous, ont un carac­tère d’expérience. Ces expé­riences res­tent, cepen­dant, intel­lec­tuel­le­ment informes et affec­ti­ve­ment into­lé­rables, à moins de s’incorporer tel ou tel schème flot­tant dans la culture du groupe et dont l’assimilation per­met seule d’objectiver des états sub­jec­tifs, de for­mu­ler des impres­sions infor­mu­lables, et d’intégrer des expé­riences inar­ti­cu­lées en sys­tème.

[Suit une autre his­toire exem­plaire. Un jeune gar­çon est accu­sé d’avoir ren­du une jeune fille malade après lui avoir tou­ché les mains. Accusé d’être un sor­cier, il s’en défend d’abord, puis avoue et est pous­sé dans cet aveu à une pro­fu­sion de détails, de spé­ci­fi­ca­tions à la fois géné­tiques et pra­tiques. Il est libé­ré quand il a fait la preuve de sa sor­cel­le­rie, deve­nant à la fois cou­pable idéal et digne d’être absout. L‑S écrit :]

Grâce à lui [le gar­çon, ndr], la sor­cel­le­rie, les idées qui s’y rat­tachent, échappent à leur mode pénible d’existence dans la conscience, comme ensemble dif­fus de sen­ti­ments et de repré­sen­ta­tions mal for­mu­lés, pour s’incarner en être d’expérience. L’accusé, pré­ser­vé comme témoin, apporte au groupe une satis­fac­tion de véri­té, infi­ni­ment plus dense et plus riche que la satis­fac­tion de jus­tice qu’eût pro­cu­rée son exé­cu­tion. Et fina­le­ment, par sa défense ingé­nieuse, ren­dant son audi­toire pro­gres­si­ve­ment conscient du carac­tère vital offert par la véri­fi­ca­tion de son sys­tème (puisqu’aussi bien, le choix n’est pas entre ce sys­tème et un autre, mais entre le sys­tème magique et pas de sys­tème du tout, c’est-à-dire le désar­roi) l’adolescent est par­ve­nu à se trans­for­mer, de menace pour la sécu­ri­té phy­sique de son groupe, en garant de sa cohé­rence men­tale.

Mais la défense n’est-elle vrai­ment qu’ingénieuse ? Tout porte à croire qu’après avoir tâton­né pour trou­ver une échap­pa­toire, l’accusé par­ti­cipe avec sin­cé­ri­té et – le mot n’est pas trop fort – fer­veur, au jeu dra­ma­tique qui s’organise entre ses juges et lui. On le pro­clame sor­cier ; puisqu’il y en a, il pour­rait l’être. Et com­ment connaî­trait-il d’avance les signes qui lui révé­le­raient sa voca­tion ? Peut-être sont-ils là, pré­sents dans cette épreuve et dans les convul­sions de la fillette trans­por­tée au tri­bu­nal. Pour lui aus­si, la cohé­rence du sys­tème, et le rôle qui lui est assi­gné pour l’établir, n’ont pas une valeur moins essen­tielle que la sécu­ri­té per­son­nelle qu’il risque dans l’aventure. On le voit donc construire pro­gres­si­ve­ment le per­son­nage qu’on lui impose, avec une mélange de rou­blar­dise et de bonne foi : pui­sant lar­ge­ment dans ses connais­sances et dans ses sou­ve­nirs, impro­vi­sant aus­si, mais sur­tout, vivant son rôle et cher­chant, dans les mani­pu­la­tions qu’il ébauche et dans le rituel qu’il bâtit de pièces et de mor­ceaux, l’expérience d’une mis­sion dont l’éventualité, au moins, est offerte à tous. Au terme de l’aventure, que reste-t-il des ruses du début, jusqu’à quel point notre héros n’est-il pas deve­nu dupe de son per­son­nage, mieux encore : dans quelle mesure n’est-il pas effec­ti­ve­ment deve­nu un sor­cier ? « Plus le gar­çon par­lait », nous dit-on de sa confes­sion finale « et plus pro­fon­dé­ment il s’absorbait dans son sujet. Par moments, son visage s’illuminait de la satis­fac­tion résul­tant de l’emprise conquis sur son audi­toire. » Que la fillette gué­risse après l’administration du remède, et que les expé­riences vécues au cours d’une épreuve si excep­tion­nelle s’élaborent et s’organisent, il n’en fau­drait sans doute pas davan­tage pour que les pou­voirs sur­na­tu­rels, déjà recon­nus par le groupe, soient confes­sés défi­ni­ti­ve­ment par leur inno­cent déten­teur.

[Suit l’histoire de Quesalid, un non-dupe, un scep­tique, qui entre­prend de démas­quer les super­che­ries de la science des sor­ciers, de l’efficacité des pra­tiques cha­ma­niques. Un groupe de sor­ciers, y déce­lant une curio­si­té, l’invitent à suivre leur ensei­gne­ment com­plet, de quatre années. Il accepte, appre­nant des tech­niques de dis­si­mu­la­tion, de ren­sei­gne­ment (espions sous forme de « faux rêveurs », de pres­ti­di­gi­ta­tion etc., tech­niques qui le confirment dans ses soup­çons. Mais un jour, invi­té à gué­rir quelqu’un qui l’avait recon­nu en rêve comme son sau­veur, il se prête au jeu, avec un suc­cès de gué­ri­son écla­tant. Il devient connu comme « grand cha­man », mais conserve son esprit cri­tique. Une tech­nique de ce groupe de cha­mans est de dis­si­mu­ler dans leur bouche un petit duvet qu’ils crachent ensuite, cou­vert d’un peu de sang de leur propre bouche ou gen­cive, en guise de « corps patho­lo­gique expul­sé ». En visite chez une tri­bu voi­sin pour y obser­ver les pro­cé­dures cha­ma­niques, il remarque que leur tech­nique est dif­fé­rente : ils crachent un peu de salive, et pré­tendent que c’est là « la mala­die ». À l’occasion d’une mala­die dans cette com­mu­nau­té, et après l’échec de la pro­cé­dure habi­tuelle de la salive, sans duet ni sang, Quesalid demande à essayer la tech­nique apprise dans sa com­mu­nau­té (duvet + sang) ; la malade se déclare gué­rie. L‑S écrit :]

Et voi­ci, pour la pre­mière fois, notre héros vacillant. Si peu d’illusions qu’il ait entre­te­nues jusqu’à pré­sent sur sa tech­nique, il en a trou­vé une encore plus fausse, encore plus mys­ti­fi­ca­trice, encore plus mal­hon­nête, que la sienne. Car lui, au moins, donne quelque chose à sa clien­tèle : il lui pré­sente la mala­die sous une forme visible et tan­gible, tan­dis que ses confrères étran­gers ne montrent rien du tout, et pré­tendent seule­ment avoir cap­tu­ré le mal. Et sa méthode obtient des résul­tats, tan­dis que l’autre est vaine. Ainsi, notre héros se trouve aux prises avec un pro­blème qui n’est peut-être pas sans équi­valent dans le déve­lop­pe­ment de la science moderne : deux sys­tèmes, dont on sait qu’ils sont éga­le­ment inadé­quats, offrent cepen­dant, l’un par rap­port à l’autre, une valeur dif­fé­ren­tielle, et cela, à la fois au point de vue logique et au point de vue expé­ri­men­tal. Par rap­port à quel sys­tème de réfé­rences les juge­ra-t-on ? Celui des faits, où ils se confondent, ou le leur propre, où ils prennent des valeurs inégales, théo­ri­que­ment et pra­ti­que­ment ?

[Quesalid pour­suit se suc­cès et humi­lie d’autres cha­mans aux tech­niques dif­fé­rentes. Le spec­tacle du corps expul­sé est dra­ma­ti­que­ment plus effi­cace. Il fonc­tionne, et de nom­breux cha­mans s’enfuient de leurs vil­lages après avoir été dis­cré­di­tés par Quesalid.]

Et Quesalid pour­suit sa car­rière, riche de secrets, démas­quant les impos­teurs et plein de mépris pour la pro­fes­sion : « Une fois seule­ment ai-je vu un cha­man qui trai­tait les malades par suc­cion ; et je n’ai jamais pu décou­vrir s’il était un vrai cha­man, ou un simu­la­teur. Pour cette rai­son seule­ment, je crois qu’il était cha­man : il ne per­met­tait pas à ceux qu’il avait gué­ris de le payer. En véri­té, je ne l’ai jamais vu rire une seule fois. » L’attitude du début s’est donc sen­si­ble­ment modi­fiée : le néga­ti­visme radi­cal du libre-pen­seur a fait place à des sen­ti­ments plus nuan­cés. Il y a de vrais cha­mans. Et lui-même ? Au terme du récit, on ne sait pas ; mais il est clair qu’il exerce son métier avec conscience, qu’il est fier de ses suc­cès et qu’il défend cha­leu­reu­se­ment, contre toutes les écoles rivales, la tech­nique du duvet ensan­glan­té dont il semble avoir com­plè­te­ment per­du de vue la nature fal­la­cieuse, et dont il s’était tant gaus­sé au début.

[…]

Cette affa­bu­la­tion d’une réa­li­té elle-même incon­nue, faite de pro­cé­dures et de repré­sen­ta­tions, est gagée sur une triple expé­rience : celle du cha­man lui-même qui, si sa voca­tion est réelle (et même si elle ne l’est pas, du seul fait de l’exercice) éprouve des états spé­ci­fiques, de nature psy­cho­so­ma­tique ; celle du malade, qui res­sent ou non une amé­lio­ra­tion ; enfin, celle du public qui par­ti­cipe lui aus­si à la cure, et dont l’entraînement qu’il subit, et la satis­fac­tion intel­lec­tuelle et affec­tive qu’il retire, déter­minent une adhé­sion col­lec­tive qui inau­gure elle-même un nou­veau cycle.
Ces trois élé­ments de ce qu’on pour­rait appe­ler le com­plexe cha­ma­nis­tique sont indis­so­ciables. Mais on voit qu’ils s’organisent autour de deux pôles, for­més, l’un par l’expérience intime du cha­man, l’autre par le consen­sus col­lec­tif. Il n’y a pas de rai­son de dou­ter, en effet, que les sor­ciers, ou au moins les plus sin­cères d’entre eux, ne croient en leur mis­sion, et que cette croyance ne soit fon­dée sur l’expérience d’états spé­ci­fiques.

[…]

Mais il y a aus­si des argu­ments lin­guis­tiques, plus convain­cants parce qu’indirects : dans le dia­lecte win­tu de la Californie, il existe cinq modes ver­baux qui cor­res­pondent à une connais­sance acquise par la vue, par impres­sion cor­po­relle, par infé­rence, par rai­son­ne­ment et par ouï-dire. Tous les cinq consti­tuent la caté­go­rie de la connais­sance, par oppo­si­tion à la conjec­ture qui s’exprime dif­fé­rem­ment. Très curieu­se­ment, les rela­tions avec le monde sur­na­tu­rel s’expriment par le moyen des modes de la connais­sance, et par­mi eux, ceux de l’impression cor­po­relle (c’est-à-dire de l’expérience la plus intui­tive), de l’inférence et du rai­son­ne­ment. Ainsi, l’indigène qui devient cha­man à la suite d’une crise spi­ri­tuelle conçoit gram­ma­ti­ca­le­ment son état comme une consé­quence qu’il doit infé­rer du fait, for­mu­lé comme une expé­rience immé­diate, qu’il a obte­nu le com­man­de­ment d’un esprit, lequel entraîne la conclu­sion déduc­tive qu’il a dû accom­plir un voyage dans l’au-delà, à la fin duquel – expé­rience immé­diate – il s’est retrou­vé par­mi les siens.

[Suivent les expé­riences du malade, qui « repré­sentent l’aspect le moins impor­tant du sys­tème ». « Quesalid n’est pas deve­nu un grand sor­cier parce qu’il gué­ris­sait ses malades, il gué­ris­sait ses malades parce qu’il était deve­nu un grand sor­cier. »]

C’est en effet dans l’attitude du groupe, bien plu­tôt que dans le rythme des échecs et des suc­cès, qu’il faut cher­cher la rai­son véri­table de l’effondrement des rivaux de Quesalid. Eux-mêmes le sou­lignent, quand ils se plaignent d’être deve­nus la risée de tous, quand ils mettent en avant leur honte, sen­ti­ment social par excel­lence. L’échec est secon­daire, et on per­çoit, dans tous leurs pro­pos, qu’ils le conçoivent comme une fonc­tion d’un autre phé­no­mène : l’évanouissement du consen­sus social, recons­ti­tué à leurs dépens autour d’un autre pra­ti­cien et d’un autre sys­tème. Le pro­blème fon­da­men­tal est donc celui du rap­port entre un indi­vi­du et le groupe, ou, plus exac­te­ment, entre un cer­tain type d’individus et cer­taines exi­gences du groupe.

En soi­gnant son malade, le cha­man offre à son audi­toire un spec­tacle. Quel spec­tacle ? Au risque de géné­ra­li­ser impru­dem­ment cer­taines obser­va­tions, nous dirons que ce spec­tacle est tou­jours celui d’une répé­ti­tion, par le cha­man, de « l’appel » c’est-à-dire la crise ini­tiale qui lui a appor­té la révé­la­tion de son état. Mais le mot de spec­tacle ne doit pas trom­per : le cha­man ne se contente pas de repro­duire ou de mimer cer­tains évé­ne­ments ; il les revit effec­ti­ve­ment dans toute leur viva­ci­té, leur ori­gi­na­li­té, leur vio­lence. Et puisque, au terme de la séance, il revient à l’é­tat nor­mal, nous pou­vons dire, emprun­tant à la psy­cha­na­lyse un terme essen­tiel, qu’il abréa­git. On sait que la psy­cha­na­lyse appelle abréac­tion ce moment déci­sif de la cure où le malade revit inten­sé­ment la situa­tion ini­tiale qui est à l’origine de son trouble, avant de le sur­mon­ter défi­ni­ti­ve­ment. En ce sens, le cha­man est un abréac­teur pro­fes­sion­nel.

Nous avons recher­ché ailleurs les hypo­thèses théo­riques qu’il serait néces­saire de for­mu­ler, pour admettre que le mode d’abréaction par­ti­cu­lier à chaque cha­man, ou tout au moins chaque école, puisse induire sym­bo­li­que­ment, chez le malade, une abréac­tion de son trouble propre. Si, tou­te­fois, la rela­tion essen­tielle est celle entre le cha­man et le groupe, il faut aus­si poser la ques­tion à un autre point de vue, qui est celui du rap­port entre pen­sées nor­male et patho­lo­gique. Or, dans toute pers­pec­tive non scien­ti­fique (et aucune socié­té ne peut se tar­guer de n’y point par­ti­ci­per), pen­sée patho­lo­gique et pen­sée nor­male ne s’opposent pas, elles se com­plètent. En pré­sence d’un uni­vers qu’elle est avide de com­prendre, mais dont elle ne par­vient pas à domi­ner les méca­nismes, la pen­sée nor­male demande tou­jours leur sens aux choses, qui le refusent ; au contraire, la pen­sée dite patho­lo­gique déborde d’interprétations et de réso­nances affec­tives, dont elle est tou­jours prête à sur­char­ger une réa­li­té autre­ment défi­ci­taire. Pour l’une, il y a du non véri­fiable expé­ri­men­ta­le­ment, c’est-à-dire de l’exigible ; pour l’autre, des expé­riences sans objet, soit du dis­po­nible. Empruntant le lan­gage des lin­guistes, nous dirons que la pen­sée nor­male souffre tou­jours d’un défi­cit de signi­fié, tan­dis que la pen­sée dite patho­lo­gique (au moins dans cer­taines de ses mani­fes­ta­tions) dis­pose d’une plé­thore de signi­fiant. Par la col­la­bo­ra­tion col­lec­tive à la cure cha­ma­nis­tique, un arbi­trage s’établit entre ces deux situa­tions com­plé­men­taires. Dans le pro­blème de la mala­die, que la pen­sée nor­male ne com­prend pas, le psy­cho­pathe est invi­té par le groupe à inves­tir une richesse affec­tive, pri­vée par elle-même de point d’application. Un équi­libre appa­raît entre ce qui est vrai­ment, sur le plan psy­chique, une offre et une demande ; mais à deux condi­tions : il faut que, comme le malade, et le sor­cier, le public par­ti­cipe, au moins dans une cer­taine mesure, à l’abréaction, cette expé­rience vécue d’un uni­vers d’effusions sym­bo­liques dont le malade, parce que malade, et le sor­cier, parce que psy­cho­pathe – c’est-à-dire dis­po­sant l’un et l’autre d’expériences non inté­grables autre­ment – peuvent lui lais­ser, de loin, entre­voir « les illu­mi­na­tions ». En l’absence de tout contrôle expé­ri­men­tal, qui n’est pas néces­saire et n’est même pas deman­dé, c’est cette expé­rience seule, et sa richesse rela­tive dans chaque cas, qui peut per­mettre le choix entre plu­sieurs sys­tèmes pos­sibles, et entraî­ner l’adhésion à telle école ou à tel pra­ti­cien.

À la dif­fé­rence de l’explication scien­ti­fique, il ne s’agit donc pas de rat­ta­cher des états confus et inor­ga­ni­sés, émo­tions ou repré­sen­ta­tions, à une cause objec­tive, mais de les arti­cu­ler sous forme de tota­li­té ou de sys­tème, le sys­tème valant pré­ci­sé­ment dans la mesure où il per­met la pré­ci­pi­ta­tions, ou la coa­les­cence, de ces états dif­fus (pénibles aus­si, en rai­son de leur dis­con­ti­nui­té) ; et ce der­nier phé­no­mène est attes­té à la conscience par une expé­rience ori­gi­nale, qui ne peut être sai­sie du dehors.

Il est vrai qu’en cure cha­ma­nique, le sor­cier parle, et fait abréac­tion pour le malade qui se tait, tan­dis qu’en psy­cha­na­lyse, c’est le malade qui parle, et fait abréac­tion contre le méde­cin qui l’écoute.

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Anthropologie struc­tu­rale [« Le sor­cier et sa magie », Les Temps Modernes, 4e année, n°41, 1949, p. 3–24]
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chap. 9  : « Magie et Religion »
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En quoi le savoir sym­bo­lique dif­fère-t-il du savoir ency­clo­pé­dique ? On carac­té­ri­se­ra tout d’a­bord ce der­nier en l’op­po­sant au savoir séman­tique.
Le savoir séman­tique porte sur les caté­go­ries et non sur le monde. Il peut s’ex­pri­mer sous la forme d’un ensemble de pro­po­si­tions ana­ly­tiques. Par exemple :
(1) Le lion est un ani­mal.
(2) La licorne est un ani­mal.
(3) Un bon cou­teau est un cou­teau qui coupe bien.
(4) Un céli­ba­taire n’est pas marié.
Savoir que le lion est un ani­mal ce n’est rien savoir des lions, même pas qu’ils existent, comme le montre (2), mais seule­ment quelque chose du sens du mot « lion ». De même qui­conque sait le fran­çais sait que (3) et (4) sont vrais, même s’il n’a jamais manié un cou­teau, même s’il ignore tout du droit matri­mo­nial. On pour­rait conce­voir une machine qui serait capable de signa­ler cor­rec­te­ment toutes les para­phrases, toutes les tau­to­lo­gies ana­ly­tiques, toutes les contra­dic­tions ana­ly­tiques, bref une machine qui pos­sé­de­rait tout le savoir séman­tique sur lequel repose une langue, sans qu’elle dis­pose pour autant du moindre savoir sur le monde.
Le savoir ency­clo­pé­dique, à l’in­verse, porte sur le monde. Il peut s’ex­pri­mer sous la forme d’un ensemble de pro­po­si­tions syn­thé­tiques. Par exemple :
(5) Le lion est un ani­mal dan­ge­reux.
(6) La licorne n’existe pas.
(7) Un bon cou­teau coûte cher.
(8) Isidore est le mari d’Ursule.
Ces pro­po­si­tions sont vraies ou fausses selon l’é­tat du monde et aucune règle séman­tique ne per­met d’en éva­luer la véra­ci­té.
La plu­part des caté­go­ries de la pen­sée com­porte ain­si deux aspects : l’un séman­tique, l’autre ency­clo­pé­dique. Certaines caté­go­ries cepen­dant n’ont qu’un aspect séman­tique : par exemple « tou­jours » qui a un sens mais pas de réfé­rence. À l’in­verse, les noms propres n’ont, semble-t-il, qu’un aspect ency­clo­pé­dique, mais pas d’as­pect séman­tique, à moins d’ad­mettre que (9) est une contra­dic­tion ana­ly­tique, une erreur sur le mot et non sur la chose :
(9) Le Pirée est un homme.
Il n’est pas du tout facile de déci­der où passe la limite entre savoir séman­tique et ency­clo­pé­dique. Les exemples (9) et (10) – (12) peuvent prê­ter à dis­cus­sion :
(10) Le lion est un mam­mi­fère.
(11) Un cou­teau com­porte une lame et un manche.
(12) Le mariage est une ins­ti­tu­tion.
Mais le fait qu’il existe un nombre indé­fi­ni de cas sur les­quels, faute de théo­rie séman­tique déve­lop­pée, on hésite à tran­cher, ne rend pas la dis­tinc­tion entre séman­tique et ency­clo­pé­dique moins abso­lue. Or, sans sous-esti­mer l’im­porte et l’in­té­rêt du pro­blème, ce qui compte ici, au niveau de géné­ra­li­té auquel je me situe, ce n’est pas tant la posi­tion que l’exis­tence de la limite logique entre les deux types de savoir.
Le savoir séman­tique sur chaque caté­go­rie est fini. La défi­ni­tion séman­tique d’une caté­go­rie, ou, ce qui revient au même, la par­tie séman­tique de l’en­trée lexi­cale qui y cor­res­pond, spé­ci­fie de manière finie un nombre fini de sens. Il est pos­sible de tout savoir de la signi­fi­ca­tion du mot « lion » ou du mot « cou­teau ». En revanche, il est impos­sible de tout savoir des lions et des cou­teaux : le savoir ency­clo­pé­dique sur les caté­go­ries est poten­tiel­le­ment infi­ni.
À cet égard, le savoir sym­bo­lique res­semble encore au savoir ency­clo­pé­dique. Lui non plus n’a pas de terme. À côté, par exemple, de nom­breuses méta­phores d’u­sage qui uti­lisent la caté­go­rie ency­clo­pé­dique de lion, il existe poten­tiel­le­ment un nombre indé­fi­ni de méta­phores d’in­ven­tion, d’as­so­cia­tions oni­riques tout aus­si léo­nines. Dans la mesure même où le savoir ency­clo­pé­dique s’en­ri­chit, le savoir sym­bo­lique est sus­cep­tible de tirer par­ti de nou­velles connais­sances et de s’en­ri­chir pareille­ment.
À pre­mière vue, le savoir sym­bo­lique est sem­blable au savoir ency­clo­pé­dique. Il s’ex­prime comme lui au moyen de pro­po­si­tions syn­thé­tiques. Par exemple, pour les Dorzé :
(13) Le léo­pard est un ani­mal chré­tien qui res­pecte les jeûnes de l’é­glise copte.
(14) Il est tabou (gome) de tuer un ser­pent.
(15) Les esprit des ancêtres se nour­rissent du sang des vic­times qu’on leur sacri­fie.
La valeur de véri­té des pro­po­si­tions (13)-(15) dépend, comme celle des pro­po­si­tions (5)-(8), de l’é­tat du monde. Elle ne peut en tout cas pas se déduire du sens des mots employés. Même dans le cas de (14), qui peut paraître dou­teux à cet égard, il suf­fit de consta­ter qu’un Dorzé peut nier qu’il soit tabou de tuer un ser­pent, tout comme un chré­tien peut nier que l’a­dul­tère soit un pêché, sans se contre­dire dans les termes. Donc la pro­po­si­tion (14) n’est pas ana­ly­tique, à la dif­fé­rence de (1)-(4).
Dans la tra­di­tion sémio­lo­gique, les énon­cés (13)-(15) ne doivent pas être enten­dus lit­té­ra­le­ment. Le chris­tia­nisme du léo­pard, par exemple, devrait plu­tôt être com­pris comme une méta­phore. Trop d’eth­no­logues ont certes eu ten­dance par le pas­sé à prendre des méta­phores pour des croyances, mais c’est, à l’in­verse, aller vite en besogne que de prendre toutes les croyances pour des méta­phores. Quand un Dorzé affirme (13)-(15), pour lui ce n’est pas une manière de par­ler ; il l’en­tend lit­té­ra­le­ment. Il n’i­gnore pour­tant pas l’art de la méta­phore : s’il dit qu’un valeu­reux guer­rier est un lion, il ne lui ima­gine pas de cri­nière. Les « sau­vages » eux-mêmes ne nous auto­risent pas à confondre le lit­té­ral et le méta­pho­rique.
Même si les pro­po­si­tions sym­bo­liques lit­té­rales et les pro­po­si­tions ency­clo­pé­diques semblent avoir la même forme, les pre­mières ne s’ar­ti­culent pas aux secondes comme les secondes entre elles.
Toute pro­po­si­tion syn­thé­tique en implique et en contre­dit d’autres. Notre connais­sance du monde se construit en arti­cu­lant des pro­po­si­tions selon ces rela­tions, en n’ac­cep­tant une pro­po­si­tion qu’a­vec ses impli­ca­tions, du moins les plus évi­dentes, et en évi­tant de même les contra­dic­tions. L’expérience montre que le savoir ency­clo­pé­dique n’est pas exempt d’in­co­hé­rences et de contra­dic­tions, mais toute la vie pra­tique dépend d’un effort constant pour les évi­ter ou les cor­ri­ger. Les pro­po­si­tions sym­bo­liques ne sont pas arti­cu­lées de la même manière, et ne font pas l’ob­jet d’un pareil effort. Non qu’elles soient inco­hé­rentes entre elles, mais leur cohé­rence est d’une autre nature, et elles co-existent sans dif­fi­cu­lé avec des pro­po­si­tions ency­clo­pé­diques qui les contre­disent, direc­te­ment ou par impli­ca­tion.
Un Dorzé n’est pas moins sou­cieux de pro­té­ger son bétail le mer­cre­di et le ven­dre­di, jours de jeûne, que les autres jours de la semaine. Non parce qu’il soup­çonne cer­tains léo­pards d’être de mau­vais chré­tiens, mais parce qu’il tient pour vrai, et que les léo­pards jeûnent, et qu’ils sont dan­ge­reux tous les jours. Ces deux pro­po­si­tions ne sont jamais confron­tées. Si un eth­no­logue tra­casse un infor­ma­teur avec cette his­toire, celui-ci réflé­chit et pro­pose : les léo­pards ne mangent pas les ani­maux tués les jours de jeûne ou peut-être ne les mangent-ils que le len­de­main. Le pro­blème des grands jeûnes qui durent plu­sieurs semaines, reste à résoudre. Mais pré­ci­sé­ment, l’in­for­ma­teur envi­sage la ques­tion comme une énigme, comme un pro­blème auquel existe for­cé­ment une solu­tion, et qui ne sau­rait être mal posé dans ses pré­misses. Les léo­pards sont dan­ge­reux tous les jours, il ne sait d’ex­pé­rience ; ils sont chré­tiens, la tra­di­tion le lui garan­tit. Il ne cherche pas la solu­tion de ce para­doxe, il sait qu’il en existe une.
De même un chré­tien à qui l’ont fait per­ce­voir une contra­dic­tion dans l’Évangile de Saint-Matthieu entre la généa­lo­gie de Jésus, qui des­cend d’Abraham et David par Joseph, et l’af­fir­ma­tion qui suit immé­dia­te­ment, selon laquelle jésus n’est pas le fils de Joseph, ne songe pas un seul ins­tant à remettre en ques­tion l’un des termes du para­doxe et ne doute pas qu’on puisse le résoudre, même si la solu­tion lui échappe. En revanche, si son voi­sin Léon affir­mait des­cendre du roi de France par son père et avouait en même temps être le fils d’un autre, il en ferait des gorges chaudes. Il ne ferait pas grand cas de l’ar­gu­ment, cher aux anthro­po­logues, qui repose sur la dis­tinc­tion entre père et géni­teur. Edmund Leach y fait appel dans le cas de Jésus (Leach, 1966 b : p. 97) mais les édi­teurs de l’Évangile que j’ai sous les yeux pré­fèrent pré­ci­ser en note que l’é­poux de Marie était aus­si son parent. Seul un mécréant repro­che­rait à Matthieu de ne pas l’a­voir dit tout de suite. Un chré­tien sait qu’il y a une bonne rai­son à cela, même s’il ne la connaît pas.
La pro­po­si­tion (14) : il est tabou de tuer un ser­pent, ne pose­rait pas de pro­blème si le tabou était sim­ple­ment conçu comme une règle sociale. Le savoir ency­clo­pé­dique porte non seule­ment sur des faits bruts, mais aus­si sur des faits ins­ti­tu­tion­nels. Une pro­po­si­tion comme :
(16) L’adultère est un délit,
est vraie ou fausse selon le texte de la loi.
En revanche :
(17) L’adultère est un péché,
est une pro­po­si­tion qui, même si elle est ins­crite dans le droit de l’é­glise, ne porte pas sur un fait ins­ti­tu­tion­nel, mais sur un fait brut. En énon­çant que l’a­dul­tère est un péché, le théo­lo­gien, à la dif­fé­rence du légis­la­teur ou du juriste énon­çant (16), ne prend pas une déci­sion, ne se réfère pas à une déci­sion humaine, mais affirme l’exis­tence d’un état de chose qu’il ne lui appar­tient pas de modi­fier. Il peut, sans doute, reve­nir sur ses inter­pré­ta­tions, mais non remettre en cause l’exis­tence de ce qu’il inter­prète.
Il y a des cri­tères empi­riques simples pour déci­der de la véri­té de (16) : il suf­fit de consul­ter le texte de la loi, qui lui est nor­ma­tif et donc ni vrai ni faux. Il existe aus­si des cri­tères empi­riques pour déci­der de :
(18) L’adultère est agréable.
En revanche, il n’existe pas de cri­tère empi­rique pour déci­der de la véri­té de (17). Aucun savoir issu de l’ex­pé­rience ne réfu­te­ra jamais que l’a­dul­tère soit un péché. (17) ne peut être contre­dit que par des pro­po­si­tions éga­le­ment irré­fu­tables.
En appa­rence la pro­po­si­tion (14) (le tabou dor­zé) est, elle, sou­mise à la réfu­ta­tion de l’ex­pé­rience. En théo­rie, en effet, la trans­gres­sion d’un tabou cause le mal­heur du cou­pable. La cor­ré­la­tion ou la non-cor­ré­la­tion entre les deux faites est par­fai­te­ment obser­vable, même si la nature cau­sale du lien reste plus spé­cu­la­tive. Pour expli­quer que de nou­veaux tabous soient obser­vés ou que d’an­ciens soient tom­bés en désué­tude, les Dorzé usent d’ar­gu­ments expé­ri­men­taux : ceux qui avaient trans­gres­sé les pre­miers ont souf­fert, ceux qui avaient trans­gres­sé les seconds sont res­tés indemnes.
Un Dorzé qui tient de pareils pro­pos arti­cule par ailleurs, consciem­ment, trans­gres­sion et mal­heur dans l’ordre inverse de celui de la théo­rie. Un mal­heur arrive : un membre de la famille est tom­bé malade, une vache est morte, la récolte a été mau­vaise. Le chef de famille va consul­ter le devin, celui-ci dit par exemple : « Tabou de l’im­pu­re­té, tabou du ser­pent ». Il pro­pose plu­sieurs solu­tions. Le consul­tant se sou­vient : « Ah oui, j’ai jeté une pierre sur un ser­pent », ou : « Le chien est sor­ti par le trou de vidange de l’é­table », etc. Il y a tou­jours des trans­gres­sions en réserve. Si un Dorzé les évite en géné­ral, il en com­met, à l’oc­ca­sion, sans grande inquié­tude. Il conçoit qu’il est des cas où il est plus dan­ge­reux de lais­ser vivre un ser­pent que de le tuer. Le tabou une fois trans­gres­sé, il ne se sou­cie en géné­ral pas de l’ex­pier immé­dia­te­ment. Il atten­dra, plu­tôt, qu’à l’oc­ca­sion d’un mal­heur le devin évoque la caté­go­rie de tabous dont cette trans­gres­sion relève, pour la dési­gner comme une cause à laquelle jusque-là, il ne pré­voyait pas d’ef­fets pré­cis. Autrement dit, la rai­son­ne­ment cau­sal est tou­jours a pos­te­rio­ri.
[…] L’épreuve empi­rique que le Dorzé évoque pour jus­ti­fier ses pro­po­si­tions sur les tabous est donc fic­tive : c’est le devin et son client qui décident quelle trans­gres­sion asso­cier à quel mal­heur et donc quel tabou véri­fier « expé­ri­men­ta­le­ment ». Pour eux, l’é­preuve est concluante et témoigne d’un état du monde et non d’une déci­sion. Mais cette connais­sance des tabous, comme le savoir chré­tien sur les péchés, échappe à toute réfu­ta­tion empi­rique, alors que le savoir ency­clo­pé­dique y est sou­mis. Autrement dit, les pro­po­si­tions sur les tabous ne s’ar­ti­culent pas aux pro­po­si­tions sur le monde comme les pro­po­si­tions sur le monde entre elles, et ceci non dans la seule logique de l’eth­no­logue, mais dans celle des Dorzé aux-mêmes.
La pro­po­si­tion (13) sur les léo­pards pour­raient aisé­ment être sou­mise à une épreuve empi­rique, mais les Dorzé n’en ont cure. À l’in­verse la pro­po­si­tion (14) sur le tabou du ser­pent est irré­fu­table et les Dorzé la com­mentent volon­tiers dans un lan­gage expé­ri­men­tal dont elle ne relève pas. La pro­po­si­tion (15) est à cet égard à mi-che­min entre (13) et (14). Elle implique d’une part que le sang des ani­maux sacri­fiés soit absor­bé et donc dis­pa­raisse, ce qui est aisé­ment véri­fiable ; d’autre part, elle pré­sup­pose l’exis­tence d’en­ti­tés par­ti­cu­lières, les esprits des ancêtres, et cette pré­sup­po­si­tion échappe, dans le savoir ency­clo­pé­dique des Dorzé, à toute pos­si­bi­li­té de réfu­ta­tion empi­rique. On pro­pose du même coup toute une série d’a­nec­dotes qui viennent étayer l’exis­tence des esprits. En ce qui concerne le para­doxe du sang consom­mé et tou­jours pré­sent, on se contente d’ad­mettre qu’il est soluble. Cela suf­fit, du moins dans la mesure où le savoir sym­bo­lique n’est pas arti­cu­lé au savoir ency­clo­pé­dique.
Constater le défaut d’ar­ti­cu­la­tion déplace le pro­blème sans le résoudre. Un cer­tain mode d’or­ga­ni­sa­tion du savoir n’o­père pas dans le cas du sym­bo­lisme. L’inanité des pro­po­si­tions sym­bo­liques pro­cède non pas d’un semble aléa­toire de fautes de rai­son­ne­ment, mais d’un relâ­che­ment sys­té­ma­tique. Reste à savoir quel mode d’or­ga­ni­sa­tion opère, quel est le prin­cipe de ce relâ­che­ment. Bon nombre d’é­non­cés sym­bo­liques sont don­nés non comme figu­rés, mais comme lit­té­ra­le­ment vrais, et il ne suf­fit pas de décrire l’illo­gisme qu’ils com­portent, il faut encore l’ex­pli­quer. Il faut dire sur quoi porte ce savoir qui n’est ni séman­tique, ni ency­clo­pé­dique.
Le para­doxe du sym­bo­lisme s’é­claire si on le for­mule ain­si : dans quelles condi­tions est-il logi­que­ment pos­sible de tenir une pro­po­si­tion syn­thé­tique pour vraie dans la confron­ter aux autres pro­po­si­tions syn­thé­tiques qui sont sus­cep­tibles de la vali­der ou de l’in­va­li­der ? Posé en ces termes, le para­doxe est assez facile à résoudre. Soit une pro­po­si­tion p. Si p fait par­tie de mon savoir ency­clo­pé­dique au même titre que les autres pro­po­si­tions, elle s’y trouve néces­sai­re­ment confron­tée. Mais elle peut y figu­rer d’une autre manière, comme par­tie de la pro­po­si­tion (19) :
(19) « p » est vrai.
Il est par­fai­te­ment pos­sible de savoir (19) dans sa savoir p. Si par exemple on me remet une enve­loppe cache­tée qui contient une feuille sur laquelle est énon­cée la pro­po­si­tion p en m’af­fir­mant que p est vrai, je sau­rai (19), mais je sau­rai tou­jours pas p. Oui, autre exemple, des deux pro­po­si­tions (20) et (21), seule la seconde fait par­tie de mon savoir ency­clo­pé­dique :
(20) e = mc²
(21) « e = mc² » est valide.
La pro­po­si­tion (21) fait direc­te­ment par­tie de mon ency­clo­pé­die et c’est tout à fait ration­nel­le­ment que je la tiens pour vraie. (21) me semble vraie parce que je tiens d’ex­pé­rience pour véri­diques les sources de (20). En revanche (20) ne fait pas direc­te­ment par­tie de mon ency­clo­pé­die. N’étant pas phy­si­cien, je suis inca­pable de don­ner à (20) une por­tée pré­cise, de la vali­der ou de l’in­va­li­der à par­tir d’autres pro­po­si­tions syn­thé­tiques. (20) figure dans mon ency­clo­pé­die, uni­que­ment en tant que par­tie de (21) et uni­que­ment entre guille­mets.
Concevoir main­te­nant que dans l’en­cy­clo­pé­die d’une Dorzé figurent non point, comme il avait sem­blé, les pro­po­si­tions (13)-(15), mais plu­tôt les pro­po­si­tions (22)-(24) :
(22) « (13) » est vrai.
(23) « (14) » est vrai.
Les consi­dé­ra­tions empi­riques qui auraient dû ame­ner impé­ra­ti­ve­ment à rejet (13) et (15), à savoir que le bétail est man­gé tous les jours par les léo­pards et que le sang du sacri­fice n’est jamais absor­bé, n’ont pas la même force contre (22) et (24). Il y a en effet deux pos­si­bi­li­tés ; ces consi­dé­ra­tions montrent ou bien que (22) et (24) sont fausses ou bien que (13) et (15) doivent être dif­fé­rem­ment inter­pré­tées dans leurs impli­ca­tions. De même l’im­pos­si­bi­li­té de mettre à l’é­preuve des faites, l’ef­fi­ca­ci­té des tabous et l’exis­tence des ancêtres, qui devraient, en ver­tu du prin­cipe de par­ci­mo­nie qui gou­verne le savoir ency­clo­pé­dique, faire écar­ter (14) et (15), ne vaut pas pareille­ment contre (23) et (24). En face de (22)-(24) un Dorzé doit pen­ser ou bien que les anciens disent n’im­porte quoi, ou bien qu’il existe des pro­po­si­tions dont il n’est pas capable d’ap­pré­cier la por­tée empi­rique, ni donc d’é­ta­blir la valeur de véri­té, que (13)-(15) sont des pro­po­si­tions dans ce cas. En d’autres termes, t si l’on veut conser­ver au mot « pro­po­si­tion » le sens pré­cis que lui donnent les logi­ciens, c’est-à-dire si des pro­po­si­tions sont des repré­sen­ta­tions concep­tuelles inté­gra­le­ment ana­ly­sées, sans ambi­guï­tés, et dotées d’une valeur de véri­té, on peut dire : (13)-(15) sont non pas des pro­po­si­tions, mais des repré­sen­ta­tions concep­tuelles ana­ly­sées seule­ment en par­tie, dont on ne sait pas à coup sûr si elles expriment une pro­po­si­tion, et laquelle. Les argu­ments empi­riques ne manquent pas qui per­mettent au Dorzé de pré­fé­rer la seconde hypo­thèse. D’ailleurs tout enfant a appris la véri­té de cer­tains énon­cés bien avant d’en sai­sir la por­tée.
Au moment où j’é­cris ce livre, les idées touf­fues du doc­teur Lacan sont à la mode. Nombreux tiennent pour vrai :
(25) « l’in­cons­cient est struc­tu­ré comme un lan­gage. »
Un lec­teur cri­tique cherche quelle pro­po­si­tion exprime l’é­non­cé (25), pour en éprou­ver la vali­di­té. La struc­ture du lan­gage étant une par­tie de la struc­ture de l’in­cons­cient, il se demande si la par­tie est ici un modèle du tout, si les pro­prié­tés géné­rales du lan­gage s’é­tendent à tout l’in­cons­cient, si l’in­cons­cient est un code ou se com­pose de codes, etc. Je suis, pour ma part, inca­pable de conce­voir une pro­po­si­tion valide qui serait conforme au sens de (25). Je doute cepen­dant qu’un laca­nien se rende à mes argu­ments. Si on l’in­ter­roge sur la por­tée pré­cise de (25), même inca­pable de la défi­nir, il ne dou­te­ra pas de sa véri­té. Le pro­blème, pour lui, n’est pas de vali­der ou d’in­va­li­der une pro­po­si­tion : il sait que (25) exprime une pro­po­si­tion valide, mais il ne sait pas laquelle. Donc il cherche. Ce fai­sant, son esprit s’ouvre à toute une série de pro­blèmes, des pos­si­bi­li­tés appa­raissent, des rap­pro­che­ments s’im­posent. Il n’a donc pas néces­sai­re­ment per­du son temps en pre­nant pour juste l’é­non­cé (25) ; le pre­nant entre guille­mets, il l’ouvre à l’in­ter­pré­ta­tion, il le traite sym­bo­li­que­ment. On pour­rait mul­ti­plier les exemples et mon­trer que pour nombre de mar­xistes, freu­diens ou struc­tu­ra­listes, leur doc­trine fonc­tionne sym­bo­li­que­ment. Ils en tiennent les thèses pour vraies sans savoir pré­ci­sé­ment ce qu’elles impliquent. Les contre-argu­ments empi­riques, pour autant qu’ils s’en sou­cient, les amènent non à reje­ter les thèses, mais à en modi­fier la por­tée. De manière géné­rale, dans notre socié­té, un grand nombre de pro­po­si­tions sym­bo­liques sont de la forme (26), où la science joue le rôle des ancêtres :
(26) « p » est scien­ti­fique.

Savoir que sim­ple­ment dénoyau­tés et cuits à feu très doux cou­vert 25mn et trois c.s. de cas­so­nade par livre les abri­cots repo­sés avec hachis de menthe se mangent blan­chis de lait de soja et éclats de leurs propres amandes, savoir.

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« Votre cuillère » Cuisine domes­tique
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p. 15
C’est l’hiver, les reflets qui réchauffent quand les gants sont mouillés, plaine imma­cu­lée, ciel comme l’absolue vitre des autres, cra­que­lures des houp­piers qu’on des­sine, para­dis cal­cu­lé, retour en calèche, au coin du feu la mar­mite.
Dante racon­tait, et on sait que c’est faux, qu’en face des sept cercles de glace qui forment le centre de l’enfer, où les larmes gelées des dam­nés leur strient en tom­bant les joues de cou­pures tou­jours neuves, qu’en face de ces balmes de forêts pétri­fies dans le froid, on entend le bouillon­ne­ment dis­cret d’une sorte de sauce rou­geâtre qui s’écoule dans des canaux infi­nis et au loin et des­sine dans l’air une crête fumeuse qui ser­pente. On l’a déjà vu, déjà dit, déjà lu. (Ceux qui n’étaient pas là le savent mieux que qui­conque.)
Depuis ma chambre, c’est un peu dif­fé­rent. Comme je sais qu’un rouge n’a rien à lui s’il n’a pas un peu d’ocre, que le car­min ne vaut qu’en tou­chant du mar­ron, j’ai pen­sé que le kako d’un cochon (son jar­ret demi-sel, donc) irait bien aux cou­leurs venues de hari­cots. Cependant il me man­quait la mer. Je vou­lais le bain et l’anorak, les hauts causses puants au lisier d’épandage et la vague qui, fatale, vous retourne au rivage : j’eus la vision d’encornets qui tournent à la vio­line quand on les cuits sévère. Le kako désa­lé trois heures dans des eaux chan­gées trois fois est cuit len­te­ment et pas moins de deux heures et demi avec une belle écha­lote émin­cée, un fin poi­reau entier et sa carotte comme on veut, un verre mélan­geant hari­cots rouges et bor­lot­ti, six autres d’eau. Je n’ai pas su empê­cher la baie rouge, le grain de coriandre, le genièvre et le piment oiseau d’aller y faire un tour, sont res­tés dis­crets, il fai­sait sombre, n’ai pas pu les comp­ter. Sous la fonte qui dif­fuse la géla­tine et la couenne fondent, emportent les sucs, les trans­forment. De temps en temps je remuais en savou­rant d’avance les bubons de la sauce qui per­çaient en fumant.
C’était la veille et main­te­nant c’est demain. Je mets à réchauf­fer (une demi-heure de plus ne lui a pas fait de mal) tan­dis que les encé­phales à ten­ta­cules de quelques encor­nets et ail reviennent à la poêle puis coriandre haché au moment de ser­vir sur l’assiette du ragoût qui attend. L’ensemble fait ver­meil et j’ai failli en res­ter là, fas­ci­né par la scène écar­late, un syn­drome de Stendhal fabri­qué dans mon coin. Aujourd’hui je chante le col­lant du gluant de la peau qu’on mange sans ver­gogne, la viande qui se détache en fines fibres entre la langue et le palais, les hari­cots qui exhalent le piment dans leur pâte dou­ceur, le poi­reau qu’on regrette de n’avoir pas plus long. Il n’y avait pas de place pour un peu de cha­pe­lure chauf­fée à l’huile d’olive et liée de per­sil dont j’avais la semaine pas­sée coif­fé au ser­vice un risot­to de simple céle­ri dans une sorte d’autogratin sans four. Du coup, j’eus l’idée d’un des­sert.
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« Cidre ardent » Cuisine domes­tique
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p. 10–11

Acceptant une clas­si­fi­ca­tion dont les traits essen­tiels ont été dres­sés par Platon mais qui lui est lar­ge­ment anté­rieure, il oppose la com­pé­tence uni­ver­selle, dans le domaine du rela­tif, de l’orateur et du sophiste au savoir des sectes phi­lo­so­phiques et reli­gieuses. D’un côté la ruse, la trom­pe­rie (apa­tè) déli­bé­ré­ment accep­tée, de l’autre la pos­ses­sion de l’alè­theia, pos­ses­sion non mon­nayable et trans­mis­sible seule­ment de maître à dis­ciple, mais les maîtres de véri­té ne le sont plus que de groupes infimes qui échouent – c’est ce que montre dra­ma­ti­que­ment l’aventure pytha­go­ri­cienne – lorsqu’ils tentent de l’imposer à une cité tout entière. Pour l’orateur et le sophiste, la véri­té, c’est la réa­li­té, l’argument bon ou mau­vais qu triomphe, la déci­sion une fois qu’elle est appli­quée.

Au ser­vice d’une noblesse d’autant plus avide de louanges que ses pré­ro­ga­tives poli­tiques sont contes­tées, le poète réaf­firme les valeurs essen­tielles de sa fonc­tion, et il le fait avec d’autant plus d’éclat qu’elles com­mencent à paraître désuètes, que, dans la cité grecque, il n’y a plus de place pour ce type de parole magi­co-reli­gieuse, que ce sys­tème de valeurs est défi­ni­ti­ve­ment condam­né par la démo­cra­tie clas­sique. À la limite, le poète n’est plus qu’un para­site, char­gé de ren­voyer à l’élite qui l’entretien son image, une image embel­lie de son pas­sé.

La parole magi­co-reli­gieuse n’est pas sou­mise à la tem­po­ra­li­té ». « À aucun moment, la parole du poète ne cherche l’accord des audi­teurs, l’assentiment du groupe social ; celle du roi de jus­tice pas davan­tage : elle se déploie avec la majes­té d’une parole ora­cu­laire ; elle ne vise pas à éta­blir dans le temps un de ces enchaî­ne­ments de mots qui tirent leur force de l’approbation ou de la contes­ta­tion des autres hommes. Dans la mesure où la parole magi­co-reli­gieuse trans­cende le temps des hommes, elle trans­cende aus­si les hommes : elle n’est pas la mani­fes­ta­tion d’une volon­té ou d’une pen­sée indi­vi­duelle, elle n’est pas l’expression d’un agent, d’un moi. La parole magi­co-reli­gieuse déborde l’homme de toutes parts : elle est l’attribut, le pri­vi­lège d’une fonc­tion sociale.