Avant de (croire) choi­sir, le plus sou­vent les écri­vains confondent la prose avec de la prose. Les défen­seurs de « la prose » (laprose) pensent qu’il y a une seule prose, la prose sou­ve­raine (le gou­ver­nail sans frein). Or, cette prose est sou­vent décla­rée à venir. Souvent ou tou­jours. Les défen­seurs, les amants de la prose qui vient, croient que la prose unique se tient à hau­teur de la vie vraie, indé­ro­bée, bru­tale comme sa misère consti­tu­tion­nelle, sa vie nue : sa matière tra­hie ou ines­thé­ti­sée. En prose cri­tique véhi­cu­laire, la vie vou­lue, inac­ces­sible et côtoyée, s’appelle tou­jours la prose du monde, le lieu mythique et pro­fane. Or, la prose mon­daine étour­dit, fas­cine l’intellect inquiet. Elle a ses rai­sons. Elle empêche aus­si l’élan du rai­son­ne­ment en fas­ci­nant les yeux ouverts. Le fas­ci­né parle déjà. Il croit sou­vent subli­mer son arrêt (son sus­pens) en le disant. Les tenants d’une prose après le poème voient en elle l’informe du réel. (Car la véri­té du « monde sen­sible », c’est la misère, selon une gnose de la prose.) L’idée se défait, puisque la prose n’existe pas et s’annonce tou­jours. Pour Flaubert et Baudelaire, il n’y a pas la prose, il y a des proses, ondu­lantes. Ou une, ou deux, à faire. Jusqu’ici, mal­gré Fénelon, mal­gré le roman et ses puis­sances, la prose n’a pas été défi­nie une acti­vi­té qua­li­fiée, inef­fa­çant l’effacement de la forme ; elle cherche une forme. Elle est indé­ter­mi­née. Sa force est d’être indé­fi­nie. Une acti­vi­té for­melle spé­ciale, contes­tée, plu­rielle, s’appelle poé­sie.

Une fois que la dif­fé­ren­cia­tion des genres s’est impo­sée pour se recom­pli­quer,i.e. depuis que les tra­gé­dies en prose, au xviie siècle, ont pré­pa­ré le ter­rain au poème en prose, le phé­no­mène aujourd’hui recons­ti­tué par l’histoire lit­té­raire n’a pas empê­ché Rimbaud de tenir Racine pour le plus grand poète fran­çais (ce que ne diraient pas obli­ga­toi­re­ment les « per­for­mers » de main­te­nant, à l’inconscient rim­bal­dien).

La période qui a débu­té depuis que la croûte ter­restre fut accu­lée aux qua­li­fi­ca­tions de pri­vé et public, veut que les ins­tances de pou­voir dési­gnées gèrent non plus seule­ment le par­tage du ter­ri­toire mais aus­si la dis­po­si­tion du bâti. Et pour légi­ti­mer leur démarche, nous les voyons se munir de tout l’attirail idéo­lo­gique de la domi­na­tion mar­chande : confort, esthé­tismes et sécu­ri­té. Les grilles d’analyse ici agi­tées semblent moins ser­vir la réa­li­sa­tion de la fable que sous-entend ce cre­do que cher­cher à impo­ser, comme on impo­se­rait un chan­ge­ment de devise moné­taire, le change de la convi­via­li­té contre la satis­fac­tion d’être « inté­gré », éta­blis­sant ain­si une équi­va­lence de prin­cipe entre sur­veillance poli­cière et menace de la dis­so­lu­tion du foyer. C’est qu’une cer­taine légis­la­tion vou­drait que ceux qui s’organisent et expé­ri­mentent, entre autre, l’hospitalité sans conces­sion soient obli­gés de se mesu­rer à la répres­sion poli­cière et judi­ciaire tan­dis que ceux qui gagnent leur vie et réus­sissent doivent se mon­trer aus­si méri­tants et dignes qu’un chien de cirque se montre agile dans la réité­ra­tion de son numé­ro. Cette dua­li­té – bien que navrante com­po­sante du dis­cours qui vou­drait asseoir comme réa­li­té ter­ri­to­riale la fable sociale (essayant de nous convaincre qu’une carte est le ter­ri­toire) – trouve son fon­de­ment en un fait simple : le milieu maté­riel et ter­ri­to­rial, dont le bâti est une consti­tuante, est déter­mi­nant quant aux poten­tia­li­tés rela­tion­nelles de chaque être. Fiers de cet ensei­gne­ment et véhi­cules du dis­cours à la mode sur l’identité de la carte et du ter­ri­toire, nombre d’architectes et de « col­lec­ti­vi­tés locales » pri­vi­lé­gient l’isolement (dé)responsabilisant de la mai­son indi­vi­duelle et favo­risent ain­si, comme pers­pec­tive répres­sive, la honte d’être indigne des condi­tions de vie per­mises par les biens concé­dés.
La fable sociale, par sou­ci de main­tien, agite le vieil épou­van­tail de l’intranquillité sociale, évo­quant son sou­ve­nir et ses dites résur­gences, et déplace celui-ci vers un masque de dis­cours por­tant sur la ges­tion de la sub­jec­ti­vi­té et de son envi­ron­ne­ment direct.
De son côté le ter­ri­toire, par nature inca­pable de cré­du­li­té, conti­nue d’évoluer sans que ce type d’initiative ne puisse tota­le­ment l’entraver.

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« Ça a déjà com­men­cé… »
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Lorsque plu­sieurs gamins prirent des ins­tru­ments per­cus­sifs, ils avaient pour réfé­rents com­muns des rythmes « sty­li­sés » à telle ou telle sauce. La caco­pho­nie n’était pas pen­sée comme caco­pho­nie, et encore moins comme style : nous pre­nions appui sur des réfé­rents sty­lis­tiques qui avaient fer­men­tés pour cha­cun d’entre nous depuis des années à la proxi­mi­té de mul­tiples sons. Si l’un chan­tait une chan­son pop, les autres la connais­saient et l’avaient aus­si comme réfé­rent sty­lis­tique. La caco­pho­nie nous appa­rût ain­si dans le rap­port que cha­cun, seul ou en groupes réduits entre­te­nait avec un ensemble de réfé­rents sty­lis­tiques. Nous assis­tions, dans ces caco­pho­nies nailla­coises, à une inver­sion de cette logique du style pen­sé qui va vers la pro­duc­tion sonore puis qui vient se loger dans l’oreille en étant iden­ti­fié comme style musi­cal (cette caco­pho­nie pen­sée comme style, c’est Dubuffet, les brui­tistes ou les plus sym­pa­thiques des dumistes… Et là, en terme de récep­tion, cet ensemble de sons que l’on entend pour lui-même, on le per­çoit aus­si comme « style musi­cal », on le com­prend et l’accepte aus­si parce qu’il est un « style »). Nous nous sommes dit qu’il y avait là une réver­si­bi­li­té de la logique du style musi­cal.

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« Ça a déjà com­men­cé… »
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Pour se com­bi­ner en situa­tion de groupe il y a moins de sys­tèmes appli­cables que des axes d’ef­fec­tua­tion, dont les linéa­ments res­tent flous, indé­ter­mi­nés, ce qui implique qu’ils soient sin­gu­la­ri­sés en chaque occa­sion. Il en est ain­si pour les chan­sons à boire, le eefing, les élé­ments musi­caux d’une pro­ces­sion reli­gieuse, les conci­lia­bules ryth­més de femmes de marins au Cap-Vert, les poly­pho­nies vil­la­geoise ukrai­nienne, « hap­py bir­th­day » ou d’autres chan­sons de cir­cons­tances, etc.

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« Ça a déjà com­men­cé… »
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On n’est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s’y tenir. Préjugé de l’u­ni­té. (Là comme ailleurs la volon­té, appau­vris­sante et sacri­fi­ca­trice.)
Dans une double, triple, quin­tuple vie, on serait plus à l’aise, moins ron­gé et para­ly­sé de sub­cons­cient hos­tile au conscient (hos­tile des autres « moi » spo­liés).
La plus grande fatigue de la jour­née et d’une vie serait due à l’ef­fort, à la ten­sion néces­saire pour gar­der un même moi à tra­vers les ten­ta­tions conti­nuelles de le chan­ger.
On veut trop être quel­qu’un.
Il n’est pas un moi. Il n’est pas dix moi. Il n’est pas de moi. MOI n’est qu’une posi­tion d’é­qui­libre. (Entre mille autres conti­nuel­le­ment pos­sibles et tou­jours prêtes.) Une moyenne d’é­qui­libre, un mou­ve­ment de foule. Au nom de beau­coup je signe ce livre.
Mais l’ai-je vou­lu ? Le vou­lions-nous ?
Il y avait de la pres­sion (vis a ter­go).
Et puis ? J’en fis le pla­ce­ment. J’en fus assez embar­ras­sé.
Chaque ten­dance en moi avait sa volon­té, comme chaque pen­sée dès qu’elle se pré­sente et s’or­ga­nise a sa volon­té. Était-ce la mienne ? Un tel a en moi sa volon­té, tel autre, un ami, un grand homme du pas­sé, le Gautama Bouddha, bien d’autres, de moindres, Pascal, Hello ? Qui sait ?
Volonté du plus grand nombre ? Volonté du groupe le plus cohé­rent ?
Je ne vou­lais pas vou­loir. Je vou­lais, il me semble, contre moi, puisque je ne tenais pas à vou­loir et que néan­moins je vou­lais.
…Foule, je me débrouillais dans ma foule en mou­ve­ment. Comme toute chose est foule, toute pen­sée, tout ins­tant. Tout pas­sé, tout inin­ter­rom­pu, tout trans­for­mé, toute chose est autre chose. Rien jamais défi­ni­ti­ve­ment cir­cons­crit, ni sus­cep­tible de l’être, tout : rap­port, mathé­ma­tiques, sym­boles, ou musique. Rien de fixe. Rien qui soit pro­prié­té.
Mes images ? Des rap­ports.
Mes pen­sées ? Mais les pen­sées ne sont jus­te­ment peut-être que contra­rié­tés du « moi », pertes d’é­qui­libre (phase 2), ou recou­vre­ments d’é­qui­libre (phase 3) du mou­ve­ment du « pen­sant ». Mais la phase 1 (l’é­qui­libre) reste incon­nue, incons­ciente.
Le véri­table et pro­fond flux pen­sant se fait sans doute sans pen­sée consciente, comme sans image. L’équilibre aper­çu (phase 3) est le plus mau­vais, celui qui après quelque temps paraît détes­table à tout le monde. L’histoire de la Philosophie est l’his­toire des fausses posi­tions d’é­qui­libre conscient adop­tées suc­ces­si­ve­ment. Et puis… est-ce par le bout « flammes » qu’il faut com­prendre le feu ?
[…] Tout pro­grès, toute nou­velle obser­va­tion, toute pen­sée, toute créa­tion, semble créer (avec une lumière) une zone d’ombre.
Toute science crée une nou­velle igno­rance.
Tout conscient, un nou­vel incons­cient.
Tout apport nou­veau crée un nou­veau néant.
Lecteur, tu tiens donc ici, comme il arrive sou­vent, un livre que n’a pas fait l’au­teur, quoi­qu’un monde y ait par­ti­ci­pé. Et qu’im­porte ?
Signes, sym­boles, élans, chutes, départs, rap­ports, dis­cor­dances, tout y est pour rebon­dir, pour cher­cher, pour plus loin, pour autre chose.
Entre eux, sans s’y fixer, l’au­teur pous­sa sa vie.
Tu pour­rais essayer, peut-être, toi aus­si ?

La haine de l’art (la haine de la mort informe, de la brume sans effet, qu’il semble por­ter), la haine que l’art peut se vouer s’il sty­lise le chaos mal­gré lui, s’il met en forme la dis­per­sion, n’est pas le propre de l’art. Une excep­tion le prouve : le poème. La haine de la poé­sie, si le terme de haine attire, est le propre de la poé­sie ; elle se défie nati­ve­ment de son « esthé­tique », de son charme vorace, du pro­cès de for­ma­li­sa­tion, de mise en forme signi­fiante. La méfiance peut avoir nom Dionysos. Et c’est une haine double : a) pour la forme médu­sante et l’art poé­tique, le fixa­tif impli­qué dans la for­ma­tion de la forme ; et b) pour le sens défor­mant, qui embrume ou endort la pos­si­bi­li­té d’un art poé­tique, d’un geste apol­li­nien.

Cette idée d’un sys­tème clos est fan­tas­ma­tique. C’est le fan­tasme du capi­tal, bien sûr ! C’est pour ça que, simul­ta­né­ment, le Kapital est fon­ciè­re­ment impé­ria­liste : non pas sim­ple­ment au sens où il a besoin d’é­cra­ser des peuples à sa péri­phé­rie, mais il a besoin d’une péri­phé­rie en géné­ral, et il a besoin de la pom­per, et ce, sans le dire, i.e. de faire des pré­lè­ve­ments d’éner­gie où que ce soit dans le sys­tème solaire, dans l’air et dans l’eau, de faire entrer dans son propre cir­cuit en fai­sant croire au miracle de la crois­sance auto­nome de ce cir­cuit. Ce qui est frap­pant, c’est que dans le sens de la sor­tie, dans le sens de la jouis­sance, il va aus­si y avoir quelque chose : la per­ver­sion, c’est le détour­ne­ment par rap­port au cir­cuit de la repro­duc­tion.

Cette géni­ta­li­té dont parle Freud, où on passe des pul­sions par­tielles dans un par­cours répu­té nor­mal, de l’é­tat per­vers poly­morphe de l’en­fant jus­qu’à la géni­ta­li­té … En fait, c’est Freud lui-même qui nous a don­né le maté­riel pour pen­ser cela non pas comme un par­cours nor­mal, mais comme une espèce de conflit, de lutte, pour obte­nir un corps géni­tal éro­tique. En fait, ce corps éro­tique géni­tal, c’est celui qui est exi­gé par la repro­duc­tion, c’est à dire par l’ins­tance capi­ta­liste pour notre socié­té. Freud nous donne encore les moyens de pen­ser ce qu’est la jouis­sance, en tant qu’elle échappe à cela, et il nous donne à le pen­ser sous le nom de pul­sion de mort. Ce qui veut dire que, dans la jouis­sance, il y a tou­jours une com­po­sante de régime par laquelle il y a jus­te­ment une sorte d’« excès de jouis­sance », comme dit Nietzsche. Il y a, en somme, dépense d’éner­gie d’une forme qui était celle du ger­men, dans une forme per­due, disons cha­leur, si vous vou­lez, sperme dans l’a­nus, sperme sur la terre ; forme dégra­dée, irre­ver­sible. Déchets, pol­lu­tion. Avec la per­ver­sion, on a l’é­vi­dence de l’autre chose de la jouis­sance, qui, jus­te­ment, n’est pas éro­tique au sens de la cir­cu­la­tion de l’éner­gie dans des formes qui sont, en défi­ni­tive, répu­tées tou­jours com­mu­tables, mais au contraire, par rap­port à ce cir­cuit là, les moments où ça sort, où c’est la consu­ma­tion, et où, donc, ça ne revient pas. Ce n’est plus du reve­nu.