Quelle drôle d’histoire que l’Histoire ! On pou­vait affir­mer avec cer­ti­tude de tel ou tel évé­ne­ment qu’il avait trou­vé, ou trou­ve­rait cer­tai­ne­ment sa place en elle ; mais que cet évé­ne­ment eût véri­ta­ble­ment eu lieu, cela n’était pas sûr. Car, pour qu’un évé­ne­ment ait lieu, il faut bien aus­si qu’il ait lieu dans une année pré­cise et non pas dans une autre ou pas du tout ; et il faut encore que ce soit bien lui qui ait lieu, et non pas un évé­ne­ment ana­logue ou tout à fait identique.

Welche son­der­bare Angelegenheit ist doch Geschichte ! Es ließ sich mit Sicherheit von dem und jenem Geschehnis behaup­ten, daß es sei­nen Platz in ihr inz­wi­schen schon gefun­den hatte oder bes­timmt noch fin­den werde ; aber ob dieses Geschehnis übe­rhaupt statt­ge­fun­den hatte, das war nicht sicher. Denn zum Stattfinden gehört doch auch, daß etwas in einem bes­timm­ten Jahr und nicht in einem ande­ren oder gar nicht statt­fin­det ; und es gehört dazu, daß es selbst statt­fin­det und nicht am Ende bloß etwas Ähnliches oder seinesgleichen.

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chap. 83  : « Toujours la même his­toire, ou : Pourquoi n’invente-t-on pas l’Histoire ? »
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trad.  Philippe Jaccottet
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p. 452

« Tu vou­drais vivre confor­mé­ment à ton idée, com­men­ça-t-il, et tu vou­drais savoir com­ment cela serait pos­sible. Mais une idée est ce qu’il y a de plus para­doxal au monde. La chair s’unit aux idées tel un fétiche. Qu’une idée s’attache à la chair, tout devient magie. Une simple gifle, par l’intermédiaire de l’idée d’honneur, de châ­ti­ment ou de toute autre idée ana­logue, peut deve­nir mor­telle. Pourtant, les idées ne peuvent jamais se main­te­nir dans l’état où elles ont le plus de force ; elles res­semblent à ces sub­stances qui, dès qu’elles entrent en contact avec l’air, se trans­forment en une autre sub­stance, durable certes, mais cor­rom­pue. Tu en as sou­vent fait l’expérience. Car tu deviens toi-même idée, dans cer­tains cas par­ti­cu­liers. Quelque chose, on ne sait quoi, te souffle contre ; comme quand la vibra­tion de la corde pro­duit sou­dain une note ; il y a devant toi comme un mirage ; la confu­sion de ton âme s’est faite inter­mi­nable cara­vane, et toutes les beau­tés du monde paraissent défi­ler au bord de ta route. Tel est sou­vent l’effet d’une simple idée. Quelque temps après, cette idée com­mence à res­sem­bler à toutes les autres idées que tu as déjà eues, elle se subor­donne à elles, devient un élé­ment de tes concep­tions et de ton carac­tère, de tes prin­cipes ou de tes humeurs, elle a per­du ses ailes et gagné une mys­té­rieuse solidité. »

»Du möch­test nach dei­ner Idee leben« hatte er begon­nen »und möch­test wis­sen, wie man das kann. Aber eine Idee, das ist das Paradoxeste von der Welt. Das Fleisch ver­bin­det sich mit Ideen wie ein Fetisch. Es wird zau­be­rhaft, wenn eine Idee dabei ist. Eine gemeine Ohrfeige kann durch die Idee von Ehre, Strafe und der­glei­chen töd­lich wer­den. Und doch kön­nen sich Ideen nie­mals in dem Zustand, wo sie am stärks­ten sind, erhal­ten ; sie glei­chen jenen Stoffen, die sich sofort an der Luft in eine daue­rhaf­tere andere, aber ver­dor­bene Form umset­zen. Das hast du oft mit­ge­macht. Denn eine Idee : das bist du ; in einem bes­timm­ten Zustand. Irgendetwas haucht dich an ; wie wenn in das Rauschen von Saiten plötz­lich ein Ton kommt ; es steht etwas vor dir wie eine Luftspiegelung ; aus dem Gewirr dei­ner Seele hat sich ein unend­li­cher Zug geformt, und alle Schönheiten der Welt schei­nen an sei­nem Wege zu stehn. Das bewirkt oft eine ein­zige Idee. Aber nach einer Weile wird sie allen ande­ren Ideen, die du schon gehabt hast, ähn­lich, sie ord­net sich ihnen unter, sie wird ein Teil dei­ner Anschauungen und deines Charakters, dei­ner Grundsätze oder dei­ner Stimmungen, sie hat die Flügel ver­lo­ren und eine geheim­nis­lose Festigkeit angenommen.«

 

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chap. 82  : « Clarisse réclame une « Année Ulrich » »
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trad.  Philippe Jaccottet
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p. 445

Cet idéa­lisme n’avait rien de concret, parce que l’idée de concret est liée à celle de métier, et que les métiers sont tou­jours mal­propres ; il évo­quait plu­tôt la pein­ture de fleurs que pra­ti­quaient les archi­du­chesses parce que tout autre sujet eût été incon­ve­nant. Ce qui le carac­té­ri­sait le mieux était l’idée de culture : il se jugeait pro­fon­dé­ment culti­vé. On pou­vait encore le qua­li­fier d’harmonieux, parce qu’il avait toute dis­so­nance en hor­reur et don­nait pour tâche à l’éducation d’harmoniser les gros­sières contra­dic­tions qui règnent, mal­heu­reu­se­ment, dans le monde. En un mot, peut-être n’était-il pas si dif­fé­rent de ce que l’on entend aujourd’hui encore (mais seule­ment, il est vrai, là où l’on reste atta­ché à la grande tra­di­tion bour­geoise) sous le nom d’idéalisme : sen­ti­ment bien propre et bien hon­nête, qui fait une dis­tinc­tion très nette entre ce qui est digne et ce qui n’est pas digne de lui, et se refuse, pour des rai­sons d’humanité supé­rieure, à croire avec les saints (et les méde­cins et ingé­nieurs aus­si bien), qu’il y ait jusque dans les déchets moraux de célestes calo­ries inex­ploi­tées.

Er war nicht sachlich, die­ser Idealismus, weil Sachlichkeit hand­werksmäßig und Handwerk immer unsau­ber ist ; er hatte viel­mehr etwas von der Blumenmalerei von Erzherzoginnen, denen andere Modelle als Blumen unan­ge­mes­sen waren, und ganz bezeich­nend für die­sen Idealismus war der Begriff Kultur, er fühlte sich kul­tur­voll. Man konnte ihn aber auch har­mo­nisch nen­nen, weil er alle Unausgeglichenheit verab­scheute und die Aufgabe der Bildung darin sah, die lei­der in der Welt vorhan­de­nen rohen Gegensätze in Harmonie mitei­nan­der zu brin­gen ; mit einem Wort, er war viel­leicht gar nicht so sehr ver­schie­den von dem, was man noch heute – aller­dings nur dort, wo man an der großen bür­ger­li­chen Überlieferung fes­thält, – unter einem gedie­ge­nen und sau­be­ren Idealismus vers­teht, der ja sehr zwi­schen Gegenständen unter­schei­det, die sei­ner wür­dig, und sol­chen, die es nicht sind, und aus Gründen der höhe­ren Humanität kei­nes­wegs an die Überzeugung der Heiligen (und der Ärzte und Ingenieure) glaubt, daß auch in den mora­li­schen Abfällen unaus­genützte himm­lische Heizkraft stecke.

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chap. 78  : « Métamorphose de Diotime »
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trad.  Philippe Jaccottet
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p. 416

Hors les nés-coif­fés et les éter­nels mal­chan­ceux, les hommes vivent tous éga­le­ment mal, mais à des étages dif­fé­rents. Pour l’homme d’aujourd’hui, qui n’a géné­ra­le­ment que peu d’échappées sur le sens de sa vie, ce sen­ti­ment de l’étage est une conso­la­tion extrê­me­ment appré­ciable. Dans cer­tains cas gran­dioses, il peut deve­nir une véri­table ivresse d’altitude et de puis­sance, de même qu’il y a des gens qui attrapent le ver­tige au der­nier étage d’une mai­son, bien qu’ils se sachent au milieu de la pièce et toutes fenêtres fer­mées. Quand Diotime son­geait qu’un des hommes les plus influents d’Europe tra­vaillait avec elle à por­ter l’Esprit dans les sphères du Pouvoir, quand elle consi­dé­rait com­ment ils avaient été réunis par une véri­table inter­ven­tion du des­tin, enfin tout ce qui se pas­sait, même si au der­nier étage de la grande entre­prise huma­ni­taire aus­tro-mon­diale, rien de par­ti­cu­lier ne s’était pro­duit ce jour-là : quand elle son­geait ain­si, ses asso­cia­tions d’idées sem­blaient des nœuds deve­nus nœuds cou­lants, sa vitesse de réflexion aug­men­tait, le cours en était faci­li­té, un étrange sen­ti­ment de réus­site et de bon­heur accom­pa­gnait ses ins­pi­ra­tions, un afflux géné­ral de pen­sées lui valait des lumières qui l’étonnaient elle-même.

Von den Unglücksvögeln und Glückspilzen abge­se­hen, leben alle Menschen gleich schlecht, aber sie leben es in ver­schie­de­nen Etagen. Diese Selbstgefühlslage der Etage ist für den Menschen heute, der ja im all­ge­mei­nen wenig Ausblick auf den Sinn seines Lebens hat, ein übe­raus ans­tre­bens­wer­ter Ersatz. In großen Fällen kann sie sich zu einem Höhen- und Machtrausch stei­gern, so wie es Leute gibt, die in einem hohen Stockwerk schwind­lig wer­den, auch wenn sie sich bei ges­chlos­se­nen Fenstern in der Zimmermitte ste­hen wis­sen. Wenn Diotima bedachte, daß einer der ein­fluß­reichs­ten Männer Europas gemein­sam mit ihr daran arbeite, Geist in Machtsphären zu tra­gen, und wie sie beide gera­de­zu durch Fügung des Schicksals zusam­men­geführt wor­den seien und was vor sich ging, auch wenn in dem hohen Stockwerk eines weltös­ter­rei­chi­schen Menschheitswerks an die­sem Tag gerade nichts Besonderes vor­ging : wenn sie das bedachte, so gli­chen die Verknüpfungen ihrer Gedanken als­bald Knoten, die sich zu Schlingen auf­gelöst haben, die Denkgeschwindigkeit nahm zu, der Ablauf war erleich­tert, ein eigentüm­liches Gefühl des Glücks und Gelingens beglei­tete ihre Einfälle, und ein Zustand des Zuströmens brachte ihr Einsichten, die sie selbst überraschten.

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chap. 78  : « Métamorphose de Diotime »
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trad.  Philippe Jaccottet
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p. 414–415

Je m’étais tou­jours repré­sen­té, et sans doute non sans rai­son, cette cavi­té comme la plus belle demeure qui puisse exis­ter pour moi. Se sus­pendre à la voûte, y grim­per, glis­ser jusqu’en bas, culbu­ter et retrou­ver le sol sous ses pieds, et exé­cu­ter tous ces jeux lit­té­ra­le­ment sur le corps de la place forte, cepen­dant sans être dans son espace pro­pre­ment dit ; pou­voir évi­ter la place forte, pou­voir repo­ser ses yeux de la vue de celle-ci, remettre à plus tard le plai­sir de la voir sans pour autant être pri­vé d’elle ; la tenir au contraire fer­me­ment entre ses griffes, ce qui est impos­sible, si l’on n’a qu’un accès ordi­naire ouvert vers elle ; mais sur­tout pou­voir la sur­veiller ; on serait alors pri­vé de sa vue, mais, si la com­pen­sa­tion devait être de choi­sir entre le séjour dans la place forte et le séjour dans la cavi­té, on choi­si­rait la cavi­té pour toute la durée de sa vie, pour y aller et venir constam­ment et pro­té­ger la place forte. Alors, il n’y aurait plus de bruit dans les murs, plus de fouis­se­ments impor­tuns presque jusqu’à la place ; alors, la paix y serait garan­tie et je serais son gar­dien, je n’aurais plus le déplai­sir d’écouter les fouis­se­ments du menu gibier, mais j’écouterais avec ravis­se­ment ce dont je suis aujourd’hui entiè­re­ment pri­vé, le mur­mure du silence dans la place forte.

In die­sem Hohlraum hatte ich mir immer, und wohl kaum mit Unrecht, den schöns­ten Aufenthaltsort vor­ges­tellt, den es für mich geben konnte. Auf die­ser Rundung hän­gen, hinauf sich zie­hen, hinab zu glei­ten, sich über­schla­gen und wie­der Boden unter den Füßen haben, und alle diese Spiele förm­lich auf dem Körper des Burgplatzes spie­len und doch nicht in sei­nem eigent­li­chen Raum ; den Burgplatz mei­den kön­nen, die Augen aus­ru­hen las­sen kön­nen von ihm, die Freude, ihn zu sehen, auf eine spä­tere Stunde ver­schie­ben und doch ihn nicht ent­beh­ren müs­sen, son­dern ihn förm­lich fest zwi­schen den Krallen hal­ten, etwas was unmö­glich ist, wenn man nur den einen gewöhn­li­chen offe­nen Zugang zu ihm hat ; vor allem aber ihn bewa­chen kön­nen, für die Entbehrung seines Anblicks also derart ent­schä­digt wer­den, daß man gewiß, wenn man zwi­schen dem Aufenthalt im Burgplatz oder im Hohlraum zu wäh­len hätte, den Hohlraum wählte für alle Zeit seines Lebens, nur immer dort auf- und abzu­wan­dern und den Burgplatz zu schüt­zen. Dann gäbe es keine Geräusche in den Wänden, keine fre­chen Grabungen bis an den Platz heran, dann wäre dort der Friede gewähr­leis­tet und ich wäre sein Wächter ; nicht die Grabungen des klei­nen Volkes hätte ich mit Widerwillen zu behor­chen, son­dern mit Entzücken, etwas, was mir jetzt völ­lig ent­geht : das Rauschen der Stille auf dem Burgplatz.

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trad.  Jean-Pierre Verdet
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p. 92–93

En de telles occa­sions, c’est habi­tuel­le­ment le pro­blème tech­nique qui m’attire ; je me repré­sente, par exemple, d’après le bruit que mon oreille est assez exer­cée pour dis­cer­ner dans toutes ses nuances et enre­gis­trer exac­te­ment, quelle a pu en être l’origine, ce qui me pousse alors à véri­fier si la réa­li­té le confirme. J’ai pour cela une bonne rai­son, car aus­si long­temps qu’une véri­fi­ca­tion n’est pas effec­tuée, je ne peux pas me sen­tir en sécu­ri­té, même s’il ne s’agit que de savoir où rou­le­ra un grain de sable qui tombe d’un mur : et même un tel bruit, à cet égard, n’est pas du tout une affaire insi­gni­fiante. Mais impor­tante ou insi­gni­fiante, si fort que je cherche, je ne trouve rien, ou plu­tôt je trouve trop.

Bei sol­chen Gelegenheiten ist es gewöhn­lich das tech­nische Problem, das mich lockt, ich stelle mir zum Beispiel nach dem Geräusch, das mein Ohr in allen sei­nen Feinheiten zu unter­schei­den die Eignung hat, ganz genau auf­zei­chen­bar, die Veranlassung vor, und nun drängt es mich nach­zu­prü­fen, ob die Wirklichkeit dem ents­pricht. Mit gutem Grund, denn solange hier eine Feststellung nicht erfolgt ist, kann ich mich auch nicht sicher füh­len, selbst wenn es sich nur darum han­deln würde, zu wis­sen, wohin ein Sandkorn, das eine Wand herabfällt, rol­len wird. Und gar ein solches Geräusch, das ist in die­ser Hinsicht eine gar nicht unwich­tige Angelegenheit. Aber wich­tig oder unwich­tig, wie sehr ich auch suche, ich finde nichts, oder viel­mehr ich finde zuviel.

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trad.  Jean-Pierre Verdet
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p. 84–87

Je ne suis pas loin de prendre la déci­sion de gagner le large, de reprendre encore une fois cette ancienne vie déses­pé­rante qui ne m’as­su­rait aucune sécu­ri­té, qui n’é­tait qu’une suite inin­ter­rom­pue de périls et ne me per­met­tait par consé­quent ni de voir ni de redou­ter chaque dan­ger par­ti­cu­lier, comme ne cesse de me l’en­sei­gner la com­pa­rai­son entre mon ter­rier pro­té­gé et la vie vagabonde.

Ich bin nicht ganz fern von dem Entschluß, in die Ferne zu gehen, das alte, trost­lose Leben wie­der auf­zu­neh­men, das gar keine Sicherheit hatte, das eine ein­zige unun­ter­scheid­bare Fülle von Gefahren war und infol­ge­des­sen die ein­zelne Gefahr nicht so genau sehen und fürch­ten ließ, wie es mich der Vergleich zwi­schen mei­nem siche­ren Bau und dem sons­ti­gen Leben immer­fort lehrt.

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trad.  Jean-Pierre Verdet
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p. 58–61

Le prin­cipe d’une répar­ti­tion des pro­vi­sions est juste en soi, mais en fait seule­ment lorsqu’on a plu­sieurs places du genre de ma place forte. Plusieurs sem­blables places ! Évidemment ! Mais qui peut les bâtir ? D’ailleurs, il n’est plus pos­sible à pré­sent de les inté­grer dans le plan d’ensemble de mon ter­rier. Je veux bien concé­der qu’il découle de là un défaut du ter­rier, comme c’est géné­ra­le­ment tou­jours un défaut de ne pos­sé­der qu’un seul exem­plaire de quoi que ce soit.

Der Grundgedanke einer Verteilung der Vorräte ist ja rich­tig, aber eigent­lich nur dann, wenn man meh­rere Plätze von der Art meines Burgplatzes hat. Mehrere solche Plätze ! Freilich ! Aber wer kann das schaf­fen ? Auch sind sie im Gesamtplan meines Baus jetzt nach­trä­glich nicht mehr unter­zu­brin­gen. Zugeben aber will ich, daß darin ein Fehler des Baus liegt, wie übe­rhaupt dort immer ein Fehler ist, wo man von irgend etwas nur ein Exemplar besitzt.

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trad.  Jean-Pierre Verdet
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p. 39

Le monde de ceux qui écrivent et doivent écrire est plein de grands mots et de grandes notions qui ont per­du leur conte­nu. Les attri­buts des grands hommes et des grands enthou­siasmes sur­vivent à leurs pré­textes, c’est pour­quoi il y a tou­jours une quan­ti­té d’attributs de reste. Ils ont été créés un beau jour par un grand homme pour un autre grand homme, mais ces hommes sont morts depuis long­temps, et il faut uti­li­ser ces notions sur­vi­vantes. C’est pour­quoi l’on passe son temps à cher­cher des hommes pour les épi­thètes. La « puis­sante plé­ni­tude » de Shakespeare, l’« uni­ver­sa­li­té » de Goethe, la « pro­fon­deur psy­cho­lo­gique » de Dostoïevski et toutes les autres images qu’une longue évo­lu­tion lit­té­raire nous a léguées flottent par cen­taines dans la tête de ceux qui écrivent, et s’ils écrivent aujourd’hui d’un stra­tège du ten­nis qu’il est « inson­dable », ou d’un poète à la mode qu’il est « grand », c’est sim­ple­ment pour écou­ler ces stocks. On com­prend donc qu’ils soient recon­nais­sants lorsqu’ils peuvent pla­cer sans perte chez quelqu’un les mots de leur assor­ti­ment. Mais ce doit être un homme dont l’importance est déjà un fait éta­bli, afin que l’on puisse com­prendre que ces mots trouvent sur lui leur place, même s’il n’importe nul­le­ment de savoir où. Arnheim était un de ces hommes : car Arnheim était Arnheim, et sur Arnheim c’était encore Arnheim qu’on voyait ; étant l’héritier de son père, il était né évé­ne­ment, et il n’était pas ques­tion de mettre en doute l’actualité de ses pro­pos. Il lui suf­fi­sait de faire le petit effort de dire n’importe quoi que l’on pût, avec un peu de bonne volon­té, juger impor­tant. Et c’est encore Arnheim lui-même qui tra­dui­sit cela en un juste prin­cipe : « Savoir se faire com­prendre de ses contem­po­rains, de là dépend pour une grande part l’importance réelle d’un homme », aimait-il à dire.

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chap. 77  : « Arnheim en ami des journalistes »
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trad.  Philippe Jaccottet
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p. 410

« Tant de gens ignorent encore à quel point l’esprit manque d’ordre ! ajou­ta-t-il en guise de déve­lop­pe­ment. Je suis même per­sua­dé, avec la per­mis­sion de Votre Excellence, que la plu­part des gens s’imaginent vivre chaque jour un nou­veau pro­grès de l’ordre uni­ver­sel. Ils voient l’ordre par­tout : dans les usines, les indi­ca­teurs de che­mins de fer, les ins­ti­tu­tions sco­laires (et je me per­met­trai de citer éga­le­ment, non sans fier­té, nos casernes qui, mal­gré des moyens modestes, évoquent la dis­ci­pline d’un excellent orchestre). De quelque côté que le regard se tourne, ce n’est qu’ordre, ordon­nance, règle et règle­ment : règle­ments de trans­port, règle­ments de police, règle­ments des débits de bois­son, etc. Aussi suis-je per­sua­dé que tout le monde ou presque, de nos jours, consi­dère notre époque comme la plus ordon­née qui fût jamais. Votre Excellence, tout au fond d’elle-même, n’en a‑t-elle pas aus­si le sen­ti­ment ? Moi du moins, je l’éprouve. Oui, pour peu que mon atten­tion se relâche un ins­tant, je crois trou­ver l’esprit même des temps modernes dans cet accrois­se­ment d’ordre, et que les empires de Ninive et de Rome ont dû leur chute à quelque gâchis. C’est là, je crois, le sen­ti­ment com­mun : cha­cun pré­sume, taci­te­ment, que si le pas­sé est pas­sé, c’est en puni­tion de quelque man­que­ment à l’ordre. Et pour­tant, cette idée n’est sans doute qu’un leurre auquel des hommes culti­vés ne devraient pas se lais­ser prendre ! D’où, hélas ! la néces­si­té de la force, et des voca­tions militaires ! »

»Es gibt ja viele Menschen, die gar nicht wis­sen, wie wenig Ordnung der Geist hat!« führte er aus. »Ich bin sogar, wenn Exzellenz ges­tat­ten, über­zeugt, daß die meis­ten Menschen glau­ben, täglich einen Fortschritt der all­ge­mei­nen Ordnung zu erle­ben. Sie sehen alles voll von Ordnung ; die Fabriken, die Büros, die Eisenbahnfahrpläne und Unterrichtsanstalten, – ich darf da wohl auch mit Stolz unsere Kasernen erwäh­nen, die mit bes­chei­de­nen Mitteln gera­de­zu an die Disziplin eines guten Musikorchesters erin­nern –, und man kann hin­schaun, wo man will, so sieht man eine Ordnung, eine Geh‑, Fahr‑, Steuer‑, Kirchen‑, Geschäfts‑, Rang‑, Ball‑, Sittenordnung und so wei­ter. Also ich bin über­zeugt, daß fast jeder Mensch heute unser Zeitalter für das geord­netste hält, was es je gege­ben hat. Haben Exzellenz nicht auch, so im Innersten, dieses Gefühl ? Ich wenig­stens hab” es. Also ich, wenn ich nicht sehr auf­passe, habe ich sofort das Gefühl, daß der Geist der Neuzeit eben in die­ser größe­ren Ordnung liegt und daß die Reiche von Ninive und Rom an irgen­dei­ner Schlamperei zugrunde gegan­gen sein müs­sen. Ich glaube, die meis­ten Menschen emp­fin­den so und set­zen stil­l­sch­wei­gend voraus, daß die Vergangenheit zur Strafe ver­gan­gen ist, für irgen­det­was, das nicht in Ordnung war. Aber diese Vorstellung ist ja frei­lich eine Täuschung, der sich gebil­dete Menschen nicht hin­ge­ben soll­ten. Und darin liegt lei­der die Notwendigkeit der Macht und des Soldatenberufs!«

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chap. 75  : « Le géné­ral Stumm von Bordwehr consi­dère qu’une visite à Diotime fait une fameuse diver­sion aux obli­ga­tions du service »
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trad.  Philippe Jaccottet
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p. 403–404