Lorsque nous sommes dans nos trente ans les choses ordi­naires – un caillou, un verre d’eau – prennent un lustre très expres­sif. On veut en savoir davan­tage à leur sujet et, à notre tour, on se retrouve vécu par ces choses. Les jeunes pour­raient ne pas envier ce genre de situa­tion, et peut-être à juste titre, seule­ment voi­là, s’intercalant entre les pages de souf­france et les pages d’indifférence à cette souf­france, il existe main­te­nant un espace pris­ma­tique que l’on ne peut pas voir, que l’on ne peut que sen­tir, qui est comme la consé­quence d’une angu­laire ayant dû per­du­rer depuis des temps immé­mo­riaux et qui, seule­ment aujourd’hui arrive à faire éprou­ver sa pré­sence à tra­vers les brumes de l’acceptation impuis­sante de tout le reste, tout ce reste pro­je­té dans le morne espace de nos jours. On en est conscients comme on le serait d’un champ ouvert de pos­si­bi­li­tés nar­ra­tives. Mais pas dans le sens édi­fiant des contes du pas­sé aux­quels nous sommes mal­gré tout liés, plu­tôt dans le sens d’histoires qui ne nous parlent que de nous-mêmes, et tant et si bien que l’on se rend compte alors qu’entre moi s’est peu à peu réduit, s’est même main­te­nant éva­noui dans la lumière de la pure spé­cu­la­tion. Col rele­vé, vous voi­là plus léger que l’air. Le fais­ceau de nerfs récep­tifs bour­donne bien de nou­veau, il a été au fond à peine endom­ma­gé : il reçoit de l’extérieur des éma­na­tions cou­leur du temps et il ren­voie des mes­sages très denses, très pré­ci­sé­ment for­mu­lés. Il y a de la place pour se mou­voir, c’est tout ce qui importe. La dou­leur qui drai­nait le sang de vos joues lorsque vous étiez jeune, et qui vous avait trans­for­mé en une sorte de spectre livide avant l’heure, cette souf­france s’est muée en une source d’énergie peu­plant ce nou­veau monde de per­cep­tions émer­veillées.

Trois poèmes
nerfs trentaine

Le trem­ble­ment de terre de Lisbonne, en 1755, avait dété­rio­ré plu­sieurs pan­neaux allé­go­riques en azu­lei­jos qui décorent la ter­rasse du palais de la Frontera. Notamment celui qui repré­sente l’Astronomie. Un cer­taine nombre de car­reaux du bas avaient été des­cel­lés et étaient tom­bés par terre. Un maçon « idiot », qui n’a­vait pas accès à la repré­sen­ta­tion, les avait recol­lés à la hâte (comme il convient d’ailleurs de le faire pour ne pas fra­gi­li­ser davan­tage l’en­semble), mais n’im­porte com­ment, sans s’être sou­cié de la cohé­rence du décor d’o­ri­gine. De sorte que, depuis cette res­tau­ra­tion sau­vage et dis­con­ti­nue, l’Anatomie a les pieds dans un chaos de lignes et de cou­leurs. Or, cette inco­hé­rence, qui n’est pas sans inté­rêt ni sans charme, pro­duit à son tour une forme fixe à l’in­té­rieur du pan­neau. Si bien qu’on n’en sort pas.

Cette his­toire est la mienne (petit dic­tion­naire auto­bio­gra­phique de l’é­lé­gie)
astronomie idiotie mosaïque restauration

Notre époque se pré­tend celle des moyens de com­mu­ni­ca­tion, c’est un abus de lan­gage. Les moyens de com­mu­ni­ca­tion sont théo­ri­que­ment fon­dés sur l’ab­sence de cen­sure. La liber­té d’in­for­ma­tion est leur cri­tère. En réa­li­té, l’in­fla­tion des nou­velles ruine toue la mise en pers­pec­tive de l’in­for­ma­tion : tout y devient égal, et bien­tôt éga­le­ment indif­fé­rent Ainsi se pro­duit un glis­se­ment bien plus habile que l’an­cienne cen­sure, car on ne le repère pas sur le moment même. Pour dési­gner ce tour de passe-passe, j’ai fabri­qué le mot SENSURE avec un S à la place du C ini­tial. Cette Sensure exprime la pri­va­tion de sens, mani­pu­la­tion sub­tile qui dégrade imper­cep­ti­ble­ment la com­mu­ni­ca­tion.

« Littérature et com­mu­ni­ca­tion »
Le sens et la sen­sure [Talus d’ap­proche, 1985]
L’outrage aux mots
P.O.L 2011
p. 172
censure sensure

L’ordre moral est moins obtus qu’on ne serait ten­té de le croire. L’ordre moral, c’est l’ordre de l’es­prit. Il peut fort bien se ser­vir de ce qui, appa­rem­ment, le conteste l’é­ro­tisme, par exemple. L’érotisme n’est pas un retour au corps, il n’est qu’une inten­si­fi­ca­tion nar­cis­sique de son image. Et cette image cen­sure, dans le corps, tout ce qui est orga­nique, tout ce qui est phy­sique. On n’a jamais autant mon­tré de corps, et ceux-ci n’ont jamais été aus­si peu des corps. Ce sont des objets, tou­jours neufs, tou­jours beaux, qui pau­pé­risent éga­le­ment le désir en le sty­li­sant. Quand l’ordre moral montre son cul ou ses poils, pas de pro­blème, c’est encore l’i­déa­li­té qu’il nous montre.

« L’outrage aux mots »
L’outrage aux mots [« L’outrage aux mots », in Le châ­teau de Cène, Pauvert, 1975]
P.O.L 2011
p. 31
corps narcissisme ordre moral sexualité

L’érotisme est, je crois, l’ap­pro­ba­tion de la vie jusque dans la mort. La sexua­li­té implique la mort, non seule­ment dans le sens où les nou­veaux venus pro­longent et rem­placent les dis­pa­rus, mais parce qu’elle met en jeu la vie de l’être qui se repro­duit. Se repro­duire est dis­pa­raître, et les êtres asexués les plus simples se sub­ti­lisent en se repro­dui­sant. Ils ne meurent pas, si, par la mort, on entend le pas­sage de la vie à la décom­po­si­tion, mais celui qui était, se repro­dui­sant, cesse d’être celui qu’il était (puis­qu’il devient double). La mort indi­vi­duelle n’est qu’un aspect de l’ex­cès pro­li­fé­ra­teur de l’être. La repro­duc­tion sexuée n’est elle-même qu’un aspect, le plus com­pli­qué, de l’im­mor­ta­li­té de la vie gagée dans la repro­duc­tion asexuée. De l’im­mor­ta­li­té, mais en même temps de la mort indi­vi­duelle. Nul ani­mal ne peut accé­der à la repro­duc­tion sexuée sans s’a­ban­don­ner au mou­ve­ment dont la forme accom­plie est la mort. De toute façon, le fon­de­ment de l’ef­fu­sion sexuelle est la néga­tion de l’i­so­le­ment du moi, qui ne connaît la pâmoi­son qu’en s’ex­cé­dant, qu’en se dépas­sant dans l’é­treinte où la soli­tude de l’être se perd.

La lit­té­ra­ture et le mal
Gallimard 1957
érotisme reproduction sexualité