Les faits n’existent pas isolément, en ce sens que le tissu de l’histoire est ce que nous appellerons une intrigue, un mélange très humain et très peu « scientifique » de causes matérielles, de fins et de hasards ; une tranche de vie, en un mot, que l’historien découpe à son gré et où les faits ont leurs liaisons objectives et leur importance relative […]. Une intrigue n’est pas un déterminisme où des atomes appelés armée prussienne culbuteraient des atomes appelés armée autrichienne ; les détails y prennent donc l’importance relative qu’exige la bonne marche de l’intrigue. Si les intrigues étaient de petits déterminismes, alors, quand Bismarck expédie la dépêche d’Ems, le fonctionnement du télégraphe serait détaillé avec la même objectivité que la décision du chancelier et l’historien aurait commencé par nous expliquer quels processus biologiques avaient amené la venue au monde du même Bismarck. […] Quels sont les faits qui sont dignes de susciter l’intérêt de l’historien ? Tout dépend de l’intrigue choisie ; en lui-même, un fait n’est ni intéressant, ni le contraire. Est-il intéressant pour un archéologue d’aller compter le nombre de plumes qu’il y a sur les ailes de la Victoire de Samothrace ? Fera-t-il preuve, ce faisant, d’une louable rigueur ou d’une superfétatoire acribie ? Impossible de répondre, car le fait n’est rien sans son intrigue ; il devient quelque chose si l’on en fait le héros ou le figurant d’un drame d’histoire de l’art où l’on fera se succéder la tendance classique à ne pas mettre trop de plumes et à ne pas fignoler le rendu, la tendance baroque à surcharger et à fouiller le détail et le goût qu’on les arts barbares de remplir le champ avec des éléments décoratifs. […] Un événement, quel qu’il soit, implique un contexte, puisqu’il a un sens ; il renvoie à une intrigue dont il est un épisode, ou plutôt à un nombre indéfini d’intrigues […]. Il est impossible de décrire une totalité et toute description est sélective ; l’historien ne lève jamais la carte de l’événementiel, il peut tout au plus multiplier les itinéraires qui le traversent. Comme l’écrit à peu près F. von Hayek, le langage nous abuse qui parle de la Révolution française ou de la guerre de Cent Ans comme d’unités naturelles, ce qui nous porte à croire que le premier pas dans l’étude de ces événements doit être d’aller voir à quoi ils ressemblent, comme on fait quand on entend parler d’une pierre ou d’un animal ; l’objet de l’étude n’est jamais la totalité de tous les phénomènes observables en un temps et en un lieu donnés, mais toujours certains aspects seulement qui en sont choisis ; selon la question que nous posons, la même situation spatiotemporelle peut contenir un certain nombre d’objets différents d’étude […]. Les historiens racontent des intrigues, qui sont comme autant d’itinéraires qu’ils tracent à leur guise à travers le très objectif champ événementiel (lequel est divisible à l’infini et n’est pas composé d’atomes événementiels) […]. Les événements ne sont pas des choses, des objets consistants, des substances ; ils sont un découpage que nous opérons librement dans la réalité, un agrégat de processus où agissent et pâtissent des substances en interaction, hommes et choses. […] Les événements n’existent donc pas avec la consistance d’une guitare ou d’une soupière.
Lu
La véritable différence ne passe pas entre les faits historiques et les faits physiques, mais entre l’historiographie et la science physique. La physique est un corps de lois et l’histoire est un corps de faits. La physique n’est pas un corps de faits physiques racontés et expliqués, elle est le corpus des lois qui serviront à expliquer ces faits.
Il est poétique d’opposer le caractère historique de l’homme aux répétitions de la nature, mais c’est une idée non moins confuse que poétique. La nature aussi est historique, elle a son histoire, sa cosmologie ; la nature est non moins concrète que l’homme et tout ce qui est concret est dans le temps.
Est événement tout ce qui ne va pas de soi. La scolastique dirait que l’histoire s’intéresse à la manière non moins qu’à la forme, aux particularités individuelles non moins qu’à l’essence et à la définition ; la scolastique ajoute, il est vrai, qu’il n’est pas de matière sans forme et nous verrons que le problème des universaux se pose aussi aux historiens. On peut adopter provisoirement la distinction de Dilthey et Windelband : d’un côté, il y a les sciences nomographiques, qui se donnent pour but d’établir des lois et des types, et de l’autre les sciences idiographiques, qui s’intéressent à l’individuel.
Un événement se détache sur fond d’uniformité ; c’est une différence, une chose que nous ne pouvions connaître a priori : l’histoire est fille de mémoire. Les hommes naissent, mangent et meurent, mais seule l’histoire peut nous apprendre leurs guerres et leurs empires ; ils sont cruels et quotidiens, ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants, mais l’histoire nous dira si, à une époque donnée, ils préféraient le profit indéfini à la retraite après fortune faite et comment ils percevaient ou classaient les couleurs. Elle ne nous apprendra pas que les Romains avaient deux yeux et que le ciel était bleu pour eux ; en revanche, elle ne nous laissera pas ignorer que, là où nous recourons aux couleurs pour parler du ciel quand il fait beau, les Romains recouraient à une autre catégorie et parlaient de caelum serenum plutôt que de ciel bleu ; c’est un événement sémantique. Quant au ciel nocturne, ils le voyaient, avec les yeux du sens commun, comme une voûte solide et point trop lointaine ; nous autres croyons au contraire y voir un gouffre infini, depuis la découverte des planètes médicéennes qui donna, à l’athée que fait parler Pascal, l’effroi que l’on sait. Événement de la pensée et de la sensibilité.
Mais c’est exactement dans la mesure où il n’est pas un individu que le Bloom est à même de nouer des relations avec ses semblables. L’individu porte dans sa trompeuse intégrité, de façon atavique, la répression de la communication, ou la nécessité de sa facticité. L’ouverture extatique de l’homme, et nommément du Bloom, ce Je qui est un ON, ce ON qui est un Je, est cela même contre quoi la fiction
de l’individu fut inventée.
Le Bloom ne fait pas l’expérience d’une finitude particulière ou d’une séparation déterminée, mais de la finitude et de la séparation ontologiques, communes à tous les hommes. Aussi bien, le Bloom n’est seul qu’en apparence, car il n’est pas seul à être seul, tous les hommes ont cette solitude en commun. Il vit comme un étranger dans son propre pays, inexistant et en marge de tout, mais tous les Bloom habitent ensemble la patrie de l’Exil. Tous les Bloom appartiennent indistinctement à un même monde qui est l’oubli du monde. Ainsi donc, le Commun est aliéné, mais il ne l’est qu’en apparence, car il est encore
aliéné en tant que Commun – l’aliénation du Commun ne désigne que le fait que ce qui leur est commun apparaisse aux hommes comme quelque chose de particulier, de propre, de privé. Et ce Commun issu de l’aliénation du Commun, et que celle-ci forme, n’est rien d’autre que le Commun véritable et unique parmi les hommes, leur aliénation originaire : finitude, solitude, exposition. Là, le plus intime se confond avec le plus général, et le plus « privé » est le mieux partagé.
À maints égards, la société marchande ne peut se passer du Bloom. La rentrée dans l’effectivité des représentations spectaculaires, connue sous le vocable de « consommation », est entièrement conditionnée par la concurrence mimétique à laquelle son néant intérieur pousse le Bloom. Le jugement tyrannique du ON demeurerait un article d’universelle moquerie si « être » ne signifiait pas dans le Spectacle « être
différent », ou du moins s’y efforcer. Ce n’est donc pas tant, ainsi que le notait le bon Simmel, que « l’accentuation de la personne se réalise au moyen d’un certain trait d’impersonnalité », mais plutôt que l’accentuation de l’impersonnalité serait impossible sans un certain travail de la personne.
Tous les malentendus au sujet du Bloom tiennent à la profondeur du regard avec lequel on s’autorise à le dévisager. En tout état de cause, la palme de la cécité revient aux sociologues qui tels Castoriadis parlent de « repli sur la sphère privée » sans préciser que cette sphère a elle-même été entièrement socialisée. À l’autre extrême, nous trouvons ceux qui se sont laissés aller jusque dans le Bloom. Les récits qu’ils en ramènent s’apparentent tous, d’une manière ou d’une autre, à l’expérience du narrateur de Monsieur Teste découvrant le « chez-soi » de son personnage : « Je n’ai jamais eu plus fortement l’impression du quelconque. C’était un logis quelconque, analogue au point quelconque des théorèmes – et peut-être aussi utile. Mon hôte existait dans l’intérieur le plus général. » Le Bloom est bien cet être qui existe « dans l’intérieur le plus général ».
Certainement, il avait fallu toute l’épaisse vulgarité d’une époque à laquelle l’économie tint lieu de métaphysique pour faire de la pauvreté une notion économique (maintenant que cette époque touche à son terme, il devient à nouveau évident que le contraire de la pauvreté n’est pas la richesse, mais la misère, et que des trois, la pauvreté seule a le sens d’une perfection. La pauvreté désigne l’état de celui qui peut user de tout, n’ayant rien en propre, et la misère l’état de celui qui ne peut user de rien, soit qu’il ait trop, soit que le temps lui fasse défaut, soit
qu’il soit sans communauté.)
Ainsi, tout ce que l’idée de richesse a pu charrier, à travers l’histoire, de quiétude bourgeoise, de plénitude domestique, de familière immanence avec l’ici-bas sensible, est quelque chose que le Bloom peut apprécier, par la nostalgie ou la simulation, mais non vivre. Avec lui, le bonheur est devenu une bien vieille idée, et pas seulement en Europe. En même temps que tout intérêt, et tout ethos, c’est la possibilité même d’une valeur d’usage qui s’est perdue. Le Bloom ne comprend que le langage surnaturel de la valeur d’échange. Il tourne vers le monde des yeux qui n’y voient rien, rien que le néant de la valeur. Ses désirs eux-mêmes ne se portent que sur des absences, des abstractions, dont la moindre n’est pas le cul de la Jeune-Fille. Même quand le Bloom, en apparence, veut, il ne cesse pas de ne pas vouloir, car il veut à vide, car il veut le vide. C’est pourquoi la richesse est devenue, dans le monde de la marchandise autoritaire, une chose grotesque et incompréhensible, une forme encombrée de la misère. La richesse n’est plus désormais autre chose que ce qui vous possède, que ce par quoi l’ON vous tient.
De là aussi que le Bloom soit au fond un esprit libre, car il est un esprit vide.