À MON ENTERREMENT IL y aura le cer­cueil fer­mé. Puis pour se recueillir, on ouvri­ra le cer­cueil. Alors tout le monde ver­ra que je ne suis pas à l’intérieur. Alors ce qui se pas­se­ra. Tout le monde se regar­de­ra dans les yeux sans com­prendre. Et tout le monde lève­ra la tête. Et tout le monde ver­ra mon corps pendre sur le lustre du pla­fond. Et quand la musique triste arri­ve­ra mon corps se balan­ce­ra. Et tout le monde rigo­le­ra. On rigo­le­ra parce que le corps se balan­ce­ra en rythme. C’est ça qui sera rigo­lo. Ce sera rigo­lo de se rendre compte que, même mort, le corps est mu d’une volon­té. C’est l’étonnement, c’est la décou­verte qui fera rigo­ler. Le jour de mon enter­re­ment de mon corps.

Le jour où tout le monde découvre une révé­la­tion sur le corps après la mort, on a les yeux éton­nés. Parce qu’on a appris une connais­sance. Les obsèques sont un jour éton­nant pour apprendre une connais­sance. On ne s’y atten­dait pas.

On repart chez soi riche d’une chose en plus, dans la tête. On peut écrire un email et racon­ter. C’est alors la com­mu­ni­ca­tion de la connais­sance. Ou sa dif­fu­sion. Ce qui est un peu la même chose. Je serai heu­reux, mort, de contri­buer à la dif­fu­sion d’une connais­sance de la vie après la mort. À savoir que le corps sort du cer­cueil pour dan­ser au pla­fond, au rythme de la musique triste.

Les musiques tristes servent à pleu­rer. Sauf si on pleu­rait déjà avant. Auquel cas elles ne servent à rien. Les musiques tristes rebon­dissent sur les murs, c’est pour­quoi elles visent. C’est pour­quoi elles touchent juste, droit dans la tripe. Et c’est pour ça qu’on les pleure. À cause de la tripe.

Touché droit dans la tripe, on ne peut plus pen­ser. On ne peut que pleu­rer. Les pleurs coulent, de haut en bas, c’est leur mou­ve­ment. La tripe vibre, en elle-même, sur elle-même, c’est son mou­ve­ment. C’est plus pré­ci­sé­ment sa vibra­tion.

Mais. Si l’on n’est pas dans une obsèque, il peut y avoir des moments où les pleurs et la pen­sée peuvent coha­bi­ter. C’est alors une com­po­si­tion. Deux élé­ments qui se com­posent donnent un troi­sième élé­ment. C’est leur spé­ci­fi­ci­té. Il faut don­ner un exemple.

Par exemple on n’est pas dans une obsèque. On est ailleurs. On est dans la chambre. On met une musique triste. Comme à l’obsèque mais là on est dans la chambre. On pleure la musique. Puis dans le pleur une pen­sée vient. C’est un exemple de com­po­si­tion. La musique la larme et la pen­sée. Puis la pen­sée peut don­ner un désir, ou un besoin. Par exemple le désir, ou le besoin, de faire un des­sin. Alors l’exemple de la com­po­si­tion se gran­dit du des­sin. De la musique la larme la pen­sée et le des­sin. Sans par­ler du désir, ni du besoin. Il y a des com­po­si­tions qui durent très long­temps ensemble, plu­sieurs jours sans se défaire, et ça fait alors un grand des­sin. Carrément une fresque.

La pen­sée vient d’un pleur, dans l’exemple. Elle vient en géné­ral d’un choc, d’une alté­ra­tion. Par exemple on voit une scène vio­lente dans la rue. Automatiquement après on a une pen­sée. Dans l’exemple c’est une pen­sée poli­tique. On ne choi­sit jamais le choc. On ne choi­sit pas non plus les pen­sées qu’on pense, après le choc. On est alté­ré. On ne prend pas part au pro­ces­sus d’altération. On le subit. Une fois qu’il a eu lieu, on devient le résul­tat du pro­ces­sus d’altération. On ne choi­sit pas le des­sin qu’on a fait. On ne choi­sit pas de des­si­ner. C’est le désir qui est venu du pleur qui a fait des­si­ner. Ça marche comme ça.

Rigoler le jour de l’enterrement d’un corps est dépla­cé. En géné­ral on s’en tient aux règles. Il y a beau­coup d’exemples qui vont dans ce sens. C’est le sens des règles com­munes. Là-des­sus, il n’y a pas grand-chose à dire.

Le jour de l’enterrement d’un corps, on tombe rare­ment amou­reux. Ce n’est pas une règle com­mune, c’est un fait. On pour­rait tom­ber amou­reux le jour de l’obsèque de l’enterrement d’un corps, mais c’est si rare. Aller vite faire l’amour dans les toi­lettes le jour de l’obsèque de l’enterrement d’un corps, c’est si rare. Déjà que l’amour est rare en géné­ral, alors dans cet exemple encore plus.

Un jour j’avais un ami il tra­vaillait dans un hôpi­tal. Un jour il m’a dit que les gens qui tra­vaillaient dans les hôpi­taux fai­saient beau­coup l’amour entre eux, dans les toi­lettes. Sur le lieu même de leur tra­vail. Il m’a dit que c’était à cause de la mort. C’est la pré­sence de la mort dans l’hôpital qui accroît le désir, ou le besoin, d’aller faire l’amour avec un col­lègue de tra­vail dans les toi­lettes. Aussi vien­dra un jour où les gens qui pleurent à l’obsèque de l’enterrement d’un mort seront pris du désir de sexe, à cause de la pré­sence de la mort. Et ils iront vite dans les toi­lettes.

Oui. Il vien­dra un jour où on rigo­le­ra, pen­dant les obsèques de l’enterrement d’un mort, quand le mort dan­se­ra sus­pen­du au lustre du pla­fond. Oui. Il vien­dra un jour où les com­po­si­tions d’élé­ments dure­ront si long­temps que ça fera un des­sin sans début ni fin. Oui. Il vien­dra un jour où les gens qui pleurent pen­dant l’obsèque de l’en­ter­re­ment d’un mort iront faire l’amour dans les toi­lettes. C’est ça que je vou­lais dire. Oui.

JE VAIS FAIRE UN POÈME QUI TOMBE. Au début il tient. C’est à la fin qu’il tombe. C’est nor­mal.

Au début le poème il a un renard dans la gorge. Ensuite le poème il a un loup dans le ventre. Des four­mis dans les couilles et des hiron­delles dans les ovaires. Le poème. Il avance un moment avec toute sa faune. Puis il arrive face à la mon­tagne. Les uns s’enfuient, les autres s’envolent. C’est là qu’il tombe, face à la mon­tagne.

Maintenant je vais dire le récit de la domes­ti­ca­tion.

Au début il n’y a que des loups. Ils se déplacent en meute. Il y a un chef de meute, il décide. Un jour arrivent les hommes. Les hommes encerclent la meute. Avec des pierres des bâtons les hommes tuent le chef de meute. Ils ne gardent que les petits. Les petits sont nour­ris au lait de femmes. En gran­dis­sant, les petits ne sont plus des loups, ils deviennent des chiens.

Voilà, c’était le récit de la domes­ti­ca­tion.

C’est un vrai récit qui n’est pas un poème. Je vous l’ai dit.

JE VAIS FAIRE UNE PAGE. Mais pas une vraie lit­té­ra­ture. Juste un bruit sur ton crâne, sur ta foule. Un gros bruit de pluie, de salive, d’humeurs, tout ce qui coule.

Je vais faire une page sans ombre, qui coule. Ensuite il ne faut pas s’en appro­cher. Personne per­sonne. À part toi. Je vais faire une page, que per­sonne la boive. C’est ta rivière main­te­nant. Que per­sonne y mette son bec, ses pattes.

Je vais faire une foule qui te fera un bruit au crâne, un gros bou­can de ton­nerre. Un grand mou­lin qui claque. Un réel qui tourne.

Je vais faire et ce sera réel.

Je vais faire une grosse dou­leur qui t’emplira le pou­mon. Une grosse dou­leur de gros bruit de page. Et pas le petit bruit d’une vraie lit­té­ra­ture, non, juste le gros bruit de pluie d’une page sans rien.

Je vais faire une page comme on fait une mon­tagne. Comme on perd son enfant dans le lac.

On ne fait pas une mon­tagne, en vrai. Mais on perd son enfant dans le lac, en vrai.

Je vais faire la page comme la mon­tagne est sor­tie de terre. Comme elle s’est faite elle-même. Très len­te­ment. Je vais faire une très len­te­ment page.Je vais écou­ter la mala­die par­lante jusqu’à ce qu’elle démoule sa forme à la page. Lentement qu’elle éclose. Je vais appe­ler les morts et ils vont venir et ils vont refaire le sang humain à par­tir. Je ne vais rien dire. Je vais me désha­biller avec les morts et ils vont me refaire le sang à par­tir de ce qu’ils ont vu dans la mort. Et je nage­rai.

LES MORTS PRENDRONT MA MAISON et me refe­ront toute la rai­son. C’est ça qui sera bien.

Je vais me refaire Le dos dans le lac. Tout l’é­té nager. La vase sur ma peau je la garde toute la nuit. J’aime l’odeur. Les muscles forcent. Tout l’été comme un mort. Je nage sans res­pi­rer. Le dos force. La vase pue. Mais la nuit je dors je ne sens rien.

Je vais faire un plon­geon dans la vase sans pas­ser par l’eau. Je vais ren­con­trer le planc­ton. Bouche ouverte il va me ren­trer. Je vais le sen­tir la nuit. Il va m’ébranler les organes. Un corps à corps mais dedans, que per­sonne ver­ra.

Je vais me faire bouf­fer un organe par le planc­ton. Ensuite les morts me vien­dront bouche ouverte. Ils ren­tre­ront me refaire le sang. Ce sera bien.

Je vais encu­ler un peu de corps de gens au lac, mais par la pen­sée. C’est les exci­ta­tions.

Je vais sor­tir du lac avec le souffle gros après la nage. Je vais fer­mer la rétine au soleil. Je serai allon­gé devant le ciel. Ce sera bien.

Ce sera un poème avec un rot à la fin quand on boit la tasse. Ou alors ce sera un poème qui fait la planche long­temps et qui dérive. On ver­ra.

Ce sont les murs qui font les pri­sons, mais il y a des murs par­tout. On y accroche ce que l’on veut, certes mais autant qu’à un jeu de construc­tion l’en­semble des murs – la cité – res­semble à un sys­tème inco­hé­rent de canaux aveugles et vides. La des­truc­tion de la rue, du tis­su vivant de la ville, est la constante du mode de construc­tion lié au tra­vail moderne. Hausmann, en créant des per­cées dans Paris inau­gu­ra à des fins de répres­sion un style de pri­va­tion et d’en­nui dont les cités-dor­toirs sont le loin­tain et misé­rable pro­lon­ge­ment. L’espace urbain se confond avec le qua­drillage poli­cier en même temps qu’il est enva­hi par des mobiles non humains qui bou­le­versent son espace. Des quar­tiers riches aux cités ouvrières de la péri­phé­rie, des villes de pro­vince à la cam­pagne un style non-archi­tec­tu­ral se répand, avec ses modèles, ses ersatz, ses cloi­sons, éro­dant le sen­ti­ment du pay­sage, apla­nis­sant les dif­fé­rences, détrui­sant l’in­ten­si­té vivante des sen­sa­tions. Ce style, je l’ap­pel­le­rais celui de la geôle, parce qu’il exerce un contrôle per­ma­nent sur les mou­ve­ments et les dévia­tions, parce qu’il oublie les indi­vi­dus à lon­ger des murs qui leur cachent la véri­table pers­pec­tive de leurs dépla­ce­ments, ten­dant à trans­for­mer la pro­di­gieuse car­to­gra­phie ner­veuse de leurs mou­ve­ments en un des­sin mono­tone axé sur quelques lignes tra­cées d’a­vance. Rien n’est plus lamen­table que la cri­tique pas­séiste du décor dans lequel nous vivons, mais il n’en demeure pas moins que la trans­for­ma­tion de ce décor telle qu’elle n’est pas vou­lue par nous tend à l’ap­pau­vris­se­ment crois­sant des don­nées et des sti­mu­li, comme si la beau­té – l’es­pace libre­ment accor­dé aux mou­ve­ments du corps – deve­nait sous nos yeux un mirage. Qui orga­nise et veut cet appau­vris­se­ment ? Personne, sinon là encore une force inor­ga­nique incons­ciente à l’œuvre der­rière les gestes de la socié­té – c’est-à-dire une force tota­li­taire d’elle-même, sans plan pré­con­çu, ni idéo­lo­gie qui la déter­mine, l’i­déo­lo­gie n’é­tant qu’un effet de cette force. Un archi­tecte comme Le Corbusier pou­vait enfer­mer les gens sans le vou­loir, mais au moins la pri­va­tion spa­tiale qu’il ins­tau­rait était-elle le résul­tat d’une volon­té géo­mé­trique, d’un plan de domi­na­tion men­tale sur autrui cri­ti­quable en tant que tel mais ayant le mérite d’exis­ter, d’être lisible. Aujourd’hui le plan est invi­sible, et c’est pour­quoi tout a l’air d’al­ler vite dans tous les sens alors qu’au contraire la pau­vre­té d’i­ma­gi­na­tion étend ses filets chaque jour un peu plus pesam­ment, tan­dis que s’é­tendent à perte de vue ces zones où l’on sou­haite ne pas avoir à vivre que l’on tra­vers à la vitesse de l’ou­bli entre les frag­ments de para­dis dis­per­sés et impro­bable.

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« Pénombre »
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Fin de siècle n° 2
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En dehors de la séman­tique des termes, deux déve­lop­pe­ments majeurs de la logique ter­mi­niste sont la théo­rie des consé­quences et les obli­ga­tiones. Formulée dès la fin du XIIe siècle la théo­rie des consé­quences sera per­fec­tion­née tout au long du Moyen Âge tar­dif. Si la consé­quence des ada­mites est la plus célèbre, maintes autres règles sont pro­gres­si­ve­ment déga­gées. Le cadre géné­ral d’é­la­bo­ra­tion est four­ni par la dis­tinc­tion entre consé­quences natu­relles et consé­quences maté­rielles.

Il y a consé­quence natu­relle quand l’an­té­cé­dent inclut le consé­quent, ce qui veut dire que la vali­di­té de la consé­quence est déter­mi­née par un « lieu intrin­sèque » ; il y a consé­quence acci­den­telle, quand l’an­té­cé­dent n’in­clut pas le consé­quent, ce qui veut dire que la consé­quence tient par l’ap­pli­ca­tion d’une « règle extrin­sèque ». C’est le cas d’une infé­rence comme Si homo est asi­nus, tu sedes (« si l’homme est un âne, tu es assis »). Cette consé­quence est bonne ; elle est bonne de par la conse­quen­tia Adamitorum (ex impos­si­bi­li sequi­tur quo­dli­bet, « de l’im­pos­sible suit n’im­porte quoi ») laquelle repose elle-même sur le locus a mino­ri (« topique du moins »), c’est-à-dire sur le fait que l’im­pos­sible paraît moins vrai que n’im­porte quoi d’autre – d’où résulte que si ce qui paraît le moins vrai est posé comme vrai, ce qui paraît plus vrai que le moins vrai est néces­sai­re­ment vrai.

C’est sur des rela­tions topiques (habi­tu­dines locales) de ce genre que reposent les « règles consé­quen­tielles » vedettes de la logique du XIVe siècle : « toute consé­quence est bonne dans laquelle le consé­quent est néces­saire » et « toute consé­quence est bonne dans laquelle l’an­té­cé­dent est impos­sible ». Très éloi­gnée de l’in­tui­tion natu­relle, ces règles ont été vio­lem­ment cri­ti­quées par les huma­nistes. […]

Joint à l’ap­pro­fon­dis­se­ment des notions de logique modale, l’es­sor de la théo­rie des consé­quences a per­mis l’é­clo­sion de nom­breuses logiques non aris­to­té­li­ciennes : logique du chan­ge­ment […], logique déon­tique, logique des normes, théo­rie des impé­ra­tifs contraires au devoir […], logique épis­té­mique […].

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chap. 8  : « Le XIIIe siècle »
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p. 393–395
, coll. « Quadrige manuels », 2e éd.

Un sophis­ma n’est pas un « sophisme » au sens habi­tuel du terme : ce n’est pas une fal­la­cie ni un para­lo­gisme. Ce n’est pas un rai­son­ne­ment faux ou vicieux : c’est une simple pro­po­si­tion dérou­tante (puzz­ling-sen­tence), dont l’a­na­lyse et la « solu­tion » sont menées contra­dic­toi­re­ment au sein d’une dis­pute met­tant aux prises un oppo­nens et un respon­dens (voire plus). L’examen d’un sophis­ma suit un pro­gramme pré­cis et qua­si­ment inva­riable. On défi­nit d’a­bord un uni­vers de dis­cours, c’est la « posi­tio » du « casus ». On fait ensuite deux infé­rences. L’une pend le sophis­ma pour conclu­sion, l’autre pour pré­misse. La pre­mière infé­rence sert à prou­ver que le sophis­ma est vrai, c’est la « pro­ba­tio », la seconde à prou­ver qu’il est faux, c’est l”« impro­ba­tio » ou « contra ». La solu­tion (solu­tio) consiste géné­ra­le­ment à déter­mi­ner le type de pro­po­si­tion qu’est le sophis­ma. Pour cela, on montre que « pro­ba­tio » et « impro­ba­tio » reposent cha­cune sur une cer­taine inter­pré­ta­tion de la phrase. Ces inter­pré­ta­tions dif­fé­rentes sont expli­ci­tées par des pro­cé­dures spé­ci­fiques. Le sta­tut logique du sophis­ma est en géné­ral don­né par l’une des qua­li­fi­ca­tions sui­vantes : la phrase « ambi­guë » (mul­ti­plex), si l’in­ter­pré­ta­tion cor­res­pon­dant à la « pro­ba­tio » et celle cor­res­pon­dant à l”« impro­ba­tio » sont toutes deux pos­sibles. Elle est vraie, si le sens cor­res­pon­dant à la « pro­ba­tio » fait que la pro­po­si­tion est véri­fiée pour les condi­tions impo­sées par le « casus ». Elle est fausse dans le cas contraire. Un sophis­ma est donc géné­ra­le­ment vrai dans un sens, faux dans un autre. Toutefois, une pro­po­si­tion peut bien être ambi­guë et fausse dans les deux sens ou trans­pa­rente mais fausse dans le cas consi­dé­ré et en géné­ral (sim­pli­ci­ter fal­sa) ou encore trans­pa­rente et vraie sous tous les rap­ports (sim­pli­ci­ter vera).
À quoi servent les sophis­ma­ta ? Il y a approxi­ma­ti­ve­ment autant de varié­tés de sophis­ma­ta et de dis­putes dophis­ma­tiques qu’il y a de formes de dis­putes et de fina­li­tés péda­go­giques : le spectre est large et conti­nu.
On peut, cepen­dant, dis­tin­guer entre les siècles. Au XIIIe siècle, la fonc­tion du sophis­ma est de tes­ter la per­ti­nence des règles et des dis­tinc­tions usuelles de la séman­tique logique et de la gram­maire phi­lo­so­phique, qu’elle soit ou non spé­cu­la­tive. Il en va en ce sens des sophis­ma­ta comme de la plu­part des énon­cés dis­cu­tés par les phi­lo­sophes ana­ly­tiques depuis Russel. […] Au XVe siècle, le sophis­ma devient une méthode de rai­son­ne­ment qui s’ap­plique à tous les sec­teurs du savoir : notam­ment à la phy­sique, phé­no­mène par­ti­cu­liè­re­ment net dans l’École des Calculateurs d’Oxford et encou­ra­gé par l’exis­tence de dis­pu­ta­tiones de par­vi­so (« dis­putes de par­vis ») entre étu­diants hors l’é­cole) où l’i­ma­gi­naire phi­lo­so­phique n’est limi­té par aucune sou­ci de réa­lisme. Les cas, les règles et les argu­ments sont inté­grés dans une stra­té­gie méta­lin­guis­tique d’en­semble, dont la visée n’est plus péda­go­gique, au sens où elle serait liée à un mode par­ti­cu­lier d’ins­ti­tu­tion de la dis­pute, mais scien­ti­fique, au sens où le sophis­ma est désor­mais un cadre concep­tuel per­met­tant de « pous­ser l’exa­men d’une ques­tion » phy­sique, « au-delà des limites des pos­si­bi­li­tés phy­siques licites pour la phi­lo­so­phie natu­relle et de s’en­ga­ger dans le champ plus large de ce qui est logi­que­ment pos­sible » (J. Murdoch). Le for­mat péda­go­gique du sophis­ma devient ain­si le for­mat même de la science comme acti­vi­té dis­cur­sive.

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chap. 8  : « Le XIIIe siècle »
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p. 387–389
, coll. « Quadrige manuels », 2e éd.

Le concept clef de la logique ter­mi­niste est la sup­po­si­tio, sa méthode prin­ci­pale est l’a­na­lyse et la solu­tion des sophis­ma­ta. Concept et méthode sont indis­so­ciables, la défi­ni­tion des dif­fé­rents types de sup­po­si­tions (modi sup­po­nen­di) étant illus­trée, condi­tion­née et fina­li­sée par l’é­tude des sophis­ma­ta.

L’origine de la notion de sup­po­si­tio est théo­lo­gique et gram­ma­ti­cale. La théo­lo­gie tri­ni­taire dis­tin­guant les hypo­stases et l’es­sence, le mot latin sup­po­si­tum (sup­pôt) exprime en géné­rale l’hy­po­stase ou la Personne. Dès le XIIe siècle, les théo­lo­giens, uti­li­sant le verbe sup­po­nere, fami­lier des gram­mai­riens (qui l’u­ti­lisent dans le sens de « fonc­tion­ner comme sujet d’une phrase »), s’in­ter­rogent sur la manière dont « sup­posent » les termes de cer­tains énon­cés tri­ni­taires – « manière de sup­po­ser » (modus sup­po­nen­di) signi­fiant par consé­quent ici « manière de fonc­tion­ner comme sujet gram­ma­ti­cal », avec deux pos­si­bi­li­tés : comme nom essen­tiel (com­mun) pour dési­gner l’es­sence ou comme nom per­sonne (propre) pour dési­gner le sup­pôt. […] Au tour­nant du XIIe au XIIIe siècle, le verbe sup­po­nere désigne à la fois le rôle syn­taxique du sujet gram­ma­ti­cal d’une phrase et la valeur séman­tique qui est la sienne dans l’exer­cice de ce rôle. Le terme sup­po­si­tio qui se géné­ra­lise alors signi­fie donc simul­ta­né­ment la fonc­tion sujet et la réfé­rence séman­tique d’un terme. Cette approche syn­tac­ti­co-séman­tique des termes a été bap­ti­sée « approche contex­tuelle » de la signi­fi­ca­tion et de la réfé­rence (L.-M. de Rijk). Originairement défi­nie dans un contexte pro­po­si­tion­nel, la sup­po­si­tio, pro­prié­té séman­tique des termes sujets d’une phrase rem­place, au XIIIe siècle, les notions d’appel­la­tio ou de nomi­na­tio uti­li­sées par les logi­ciens du XIIe siècle pour dési­gner la réfé­rence ou la déno­ta­tion d’un terme.

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chap. 8  : « Le XIIIe siècle »
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p. 386–387
, coll. « Quadrige manuels », 2e éd.

On peut, comme nous l’avons vu, accep­ter sans peine l’équivalence entre le « locu­toire » ou « consta­tif » aus­ti­nien et le « par­ler de » ou « apo­phan­tique » aris­to­té­li­cien. Dans les deux cas, il y va d’un régime nor­mal du dis­cours, celui que la phi­lo­so­phie pense et pra­tique, lié au moins dans l’Antiquité à l’ontologie et à la phé­no­mé­no­lo­gie, que l’on peut dési­gner par réduc­tion comme « illu­sion des­crip­tive » et qu’Austin consi­dère d’emblée comme le seul auquel les phi­lo­sophes ont prê­té atten­tion. Un nor­mal sta­te­ment est un logos apo­phan­ti­kos, un « énon­cé pro­po­si­tion­nel » : « le chat est sur le paillas­son » vaut « la neige est blanche » ou « Socrate est mor­tel ». Tous deux disent quelque chose, legein ti pour Aristote et say some­thing pour Austin, et même disent « quelque chose de quelque chose » (ti kata tinos, S est P). Ils ont dans les deux cas un rap­port au mea­ning, au sêmai­nein, à la signi­fi­ca­tion, c’est-à-dire géné­ra­le­ment au sens et à la réfé­rence, et ils sont sus­cep­tibles de véri­té et de faus­se­té, true/falsealêthes/pseu­dos.

Qui donc peut se tenir au-des­sus de la mêlée inter­pré­ta­tive en un lieu lui per­met­tant d’assigner à chaque énon­cé une signi­fi­ca­tion constante ? Et pour­quoi consi­dère-t-on que la menace que ferait peser une telle auto­ri­té est moins grave que celle que consti­tue l’interprétation équi­voque ?

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trad.  Charlotte Nordmann
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p. 136

Peut-on écrire sans pro­to­cole ? Peut-on d’ailleurs man­ger sans pro­to­cole ? Se bala­der dans une ville sans pro­to­cole et sans qu’on vous donne un sand­wich quand vous êtes noir ? N’importe quoi, peut-être, mais pas n’importe com­ment.