La dépatouille est un jeu qui se joue à deux au moins, et lors duquel A donne à B des ordres qui doivent la mener à accomplir une action simple (se lever, marcher, boire un verre d’eau…). La contrainte tient dans le fait que B est totalement ignorante du gestuaire de la domestication sociale : ainsi, on n’obtiendra rien de B si on lui intime l’ordre « lève-toi, marche et bois ce verre d’eau », car les actions « se lever », « marcher », « boire », les indications déictiques du genre « ce », ainsi que l’équation objectale « verre d’eau » lui sont parfaitement étrangères. B n’a de connaissances langagières que celles qui réfèrent à des parties de son corps et à des positions absolues par rapport à celles-ci. Alors si B, avachie sur un sofa, doit accomplir marcher et boire un verre, « place ton poignet gauche au niveau de ton genou droit » est un genre de début acceptable pour la redresser. On nomme B l’empatouillée ; A la dépatouilleuse.
Une fois l’action à faire accomplir déterminée, en secret, par la ou les dépatouilleuses, l’empatouillée entre dans le champ où va se jouer la partie et choisit sa position de départ : cette position implique le plus grand relâchement possible. La position de départ de l’empatouillée est son moment expressif ; un moment où les possibilités d’avachissement sont étendues au-delà des frontières de l’hospitalité. L’empatouillée vient solennellement se vautrer. Elle n’est pas simplement l’hôte docile de la dépatouilleuse, c’est aussi un convive qui choisit où et comment il perd connaissance, et organise ainsi la crime scene de laquelle il sera sauvé. A partir de là, et passé peut-être un moment de silence qui traduit à la fois l’intertie totale de l’empatouillée et l’embarras de la dépatouilleuse sur la marche à suivre, peut commencer la partie à proprement parler. Lors de cette partie, une autre liberté de l’empatouillée est de déterminer le spectre de sa compréhension ; ainsi certaines empatouillées décident qu’elles réagiront aux mots « droite », « gauche », « sol », voire à des indications d’angles (plie ton bras gauche à 90° le long du sol) ; d’autres, à rien de tout ça. Cette compréhension peut bien être évolutive ; une empatouillée éprouvée pourra décider avoir déduit, après l’avoir entendu dans divers contextes, la signification du mot « sol ».
La dépatouille est née dans le cadre feutré d’un appartement, un dimanche où les amitiés ne suffisent plus, seules, à motiver. De ce moment de panne, de frustration, de conflit latent, surgirent des énoncés qui se voulaient d’abord incitateurs (allez, lève-toi de ce canap, on se bouge, on est en train de perdre notre vie là) et devinrent assez vite autoritaires, remplaçant la négociation amicale autour de ce qu’il y a à faire par des ordres qui empruntaient aux figures du flic, du mac, du gangster, du docteur, du parent – figures dont les discours sont à la fois des rappels à l’ordre sur le mode de la menace prévenante (si j’étais toi je ferais attention) et l’expression d’affects particuliers qui sont brandis, dans cet ordre, comme des attributs canoniques (je ne suis pas quelqu’un de violent mais tu devrais savoir que…). Une partie de dépatouille porte parfois la marque de cette naissance douloureuse : bienveillance poisseuse, volonté de mouvoir donc de contraindre un autre corps que le sien, manipulation, ivresse de la parole efficace. Voilà pour le trigger warning.Continuer