L’écriture de Canetti sur la vio­lence traite de la manière de se défaire des Befehlsstachel, des « aiguillons lais­sés par les ordres » que tous les humains ont reçus de l’extérieur dans leur cor­po­réi­té (et qui hantent ensuite leurs / nos rêves). Chaque cri, chaque coup du père, de l’officier ou d’un quel­conque sup­pli­cia­teur, chaque offense ou dépré­cia­tion ver­bale, chaque regard de tra­vers entre dans le corps tel un aiguillon et y reste. Le corps ne se débar­rasse de ces bles­sures et cica­trices qu’en trans­met­tant ces aiguillons à quelqu’un d’autre – ce qui signi­fie que le sup­pli­cié devient lui-même un sup­pli­cia­teur ; la vio­lence est alors dépla­cée. À moins qu’il ne s’en débar­rasse dans la masse humaine. La masse, chez Canetti, n’est pas celle de la phi­lo­so­phie euro­péenne bour­geoise (éli­taire), pour laquelle elle est le terme néga­tif par excel­lence : les débiles, le pro­lé­ta­riat, les ignares, les gogols ; « l’homme de la masse », qui, en poli­tique, court der­rière n’importe quel gros con, adore les figures de chef. Canetti voit dans la masse le poten­tiel de l’exact oppo­sé. Celui ou celle qui s’ouvre à elle se façonne un nou­veau corps. Dans ce nou­veau corps, l’individu peut se méta­mor­pho­ser, prendre conscience de ses sen­ti­ments, les por­ter au-dehors sans trans­mettre vio­lem­ment l’aiguillon aux autres : fan­tas­tique pro­ces­sus cor­po­rel. Hauntology potentialisée.

Ainsi donc, même en ce qui concerne le simple pro­jet de réta­blis­se­ment, les objec­tifs et les concep­tions de l’état à réta­blir sont variables ; bien plus : chaque socié­té en par­ti­cu­lier déter­mine sa propre « norme » de retour à la san­té. Pour la socié­té capi­ta­liste la san­té c’est l’aptitude à gagner sa vie, pour les Grecs, celle à jouir de la vie ; pour le Moyen Age, c’est la facul­té de croire : la mala­die pas­sait alors pour un péché (de là l’horrible trai­te­ment infli­gé aux fous que l’on cou­vrait de chaînes et que l’on jetait au cachot); le mieux réus­si était donc celui qui com­met­tait le moins de péchés. C’est ain­si que Catherine de Sienne qui, aux yeux de tout méde­cin bour­geois éclai­ré d’aujourd’hui, est une hys­té­rique, était consi­dé­rée comme tout ce qu’il y avait de plus nor­mal. Il ne serait jamais venu à l’idée d’un méde­cin médié­val de vou­loir gué­rir le genre de phé­no­mène incar­né par cette femme, d’ailleurs sem­blable inter­ven­tion n’aurait pas signi­fié le retour salu­taire à un état pré­ten­du­ment ori­gi­nel, mais bien la méta­mor­phose en un état alors encore presque inexis­tant, par­tant l’acquisition d’une san­té recon­nue ulté­rieu­re­ment seule­ment et consi­dé­rée comme nor­male par l’homme moderne. De même, aus­si grand méde­cin que pût être Jésus et aus­si bonne phar­ma­cienne que pût être son Eglise, la gué­ri­son des malades par la prière eût été incom­pré­hen­sible en des temps pieux. Car si le Moyen Age connais­sait les prières sudo­ri­fiques, laxa­tives et propres à apai­ser les convul­sions, il igno­rait tout de celles des­ti­nées à rendre à l’homme d’affaires son rendement

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trad.  Françoise Wuilmart
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p. 29

On ne peut donc guère espé­rer déli­vrer le corps de ses maux à par­tir de lui seul. C’est pour­quoi tous ceux qui cherchent à amé­lio­rer notre situa­tion en n’agissant que sur la san­té sont à ce point petits-bour­geois et gro­tesques, qu’il s’agisse des végé­ta­riens, des consom­ma­teurs pas­sion­nés de plantes ou encore des adeptes de la tech­nique res­pi­ra­toire. Tout cela est bien déri­soire face à la misère réelle, aux mala­dies engen­drées non par les fai­blesses du corps mais par la faim vio­lente, non par la façon incor­recte de res­pi­rer mais par la pous­sière, la fumée et le plomb. Certes il y a des gens qui res­pirent de la bonne manière, qui asso­cient les pou­mons bien aérés, le main­tien déga­gé et droit de la cage tho­ra­cique, souple jusqu’à un âge avan­cé, avec un sen­ti­ment agréable de sa propre valeur. Toutefois la condi­tion sine qua non pour en arri­ver là est l’argent, qui est bien plus salu­taire au dos cour­bé que l’art de respirer.

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trad.  Françoise Wuilmart
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p. 31

Un corps repu n’aurait aucune rai­son de se plaindre. S’il n’était pri­vé ni de vête­ments, ni d’abri, autre­ment dit de presque tout. S’il n’était pri­vé d’amis et si la vie se dérou­lait faci­le­ment et pai­si­ble­ment au lieu d’être la tour­mente qu’elle est deve­nue pour la plu­part des hommes. Mais voi­là, ce n’est que dans la fable, tou­jours très révé­la­trice, et le conte poli­tique que l’on ren­contre les petites-tables-qui-se-dressent-toutes-seules et le pays de cocagne. Tout comme la Fontaine de Jouvence dans l’image-souhait médi­cale, le pays de cocagne confine lui aus­si à l’utopie sociale, il en est le pré­lude joyeux. Tous les hommes y sont égaux, c’est-à-dire qu’ils y sont tous bien lotis, et il n’y est ques­tion ni d’effort pénible, ni de tra­vail. Les alouettes rôties leur tombent dans la bouche et ce qui y est espé­ré est déjà gagné ; tout rêve et toute chose s’offrent d’eux-mêmes comme des biens d’usage courant.

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trad.  Françoise Wuilmart
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p. 36

Pourtant bon nombre de réfor­ma­teurs du monde étaient des para­noïaques ou mena­çaient de l’être, ce qui se com­prend dans une cer­taine mesure. La folie conçue comme relâ­che­ment favo­rable à l’irruption de l’inconscient, à la pos­ses­sion par l’inconscient, se mani­feste éga­le­ment dans le non-encore-conscient. Le para­noïaque est sou­vent un fai­seur de pro­jets et il existe par­fois entre les deux per­son­nages une cer­taine réci­pro­ci­té d’action. De telle sorte qu’un talent uto­pique peut glis­ser dans la para­noïa et va même jusqu’à céder volon­tai­re­ment au délire (cf. T.I., p. 116 sqq.). Un des plus grands uto­pistes, Fourier, nous en four­nit l’exemple ; chez cet auteur les visions d’avenir les plus sin­gu­lières côtoient une ana­lyse péné­trante des ten­dances exis­tantes ; et ces images sont rela­tives non pas à la socié­té mais à la nature, dans la mesure où elle est impli­quée dans notre ordre har­mo­nieux et civil, et pour ain­si dire accor­dée sur le même ton. Comme avance sur la libé­ra­tion sociale, Fourier ima­gine une cou­ronne boréale, c’est-à-dire un second soleil qui gra­ti­fie­ra les régions nor­diques d’une cha­leur anda­louse. Cette cou­ronne exhale un par­fum agréable, elle réchauffe et éclaire le monde et il s’en dégage un fluide qui des­sale la mer et lui donne un goût savou­reux de limo­nade. Harengs, cabillauds et huîtres se mul­ti­plient à n’en plus finir grâce au déca­lage de l’inclinaison incor­recte de l’axe ter­restre, tan­dis que les monstres marins sont anéan­tis. A leur place appa­raissent l’anti-requin, l’anti-baleine, toute une série d’êtres para­di­siaques bien­veillants « qui remorquent les navires là où le vent est tom­bé ». Sur terre Fourier pro­phé­tise l’apparition de « l’anti-lion, mon­ture souple et élas­tique grâce à laquelle celui qui la che­vauche peut, en quit­tant Calais le matin, prendre son petit déjeu­ner à Paris, se trou­ver le midi à Lyon et le soir à Marseille ». On ne peut donc nier que — chez les grands uto­pistes — la folie pos­sède aus­si de la méthode, non seule­ment la sienne propre, mais éga­le­ment celle d’une ère tech­nique ulté­rieure : l’anti-baleine, c’est le bateau à vapeur, l’anti-lion, c’est notre train express, ou même notre auto­mo­bile. Tout aus­si folle, tout aus­si anti­ci­pante est la théo­rie de Fourier selon laquelle un nou­vel organe se déve­lop­pe­ra chez l’homme, bien que ce soit à l’extrémité d’une queue ani­male qui doit encore lui pous­ser (Daumier nous a livré un des­sin de cette vision fan­tas­tique). Grâce à cet organe les hommes pour­ront cap­ter « les fluides de l’éther » et entrer en contact avec les habi­tants d’autres pla­nètes, tan­dis que les astres s’accoupleront Entre temps les « fluides célestes » ont été cap­tés par la radio, même si d’autre part les contacts avec les pla­nètes ne sont pas encore au point, pour ne pas par­ler du per­fec­tion­ne­ment tech­nique du corps humain et a for­tio­ri de l’accouplement des planètes.

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trad.  Françoise Wuilmart
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p. 38–39

Au sein de la bour­geoi­sie ascen­dante, le cal­cul n’est donc pas uni­que­ment au ser­vice de la spé­cu­la­tion sur la cir­cu­la­tion des mar­chan­dises, mais — d’une manière moins exté­rieu­re­ment for­melle — il est éga­le­ment au ser­vice de l’opposition aux faits qui gênent l’ascension de la classe bour­geoise. Ici, dans le droit natu­rel, la rai­son pure est révo­lu­tion­naire ; et au lieu de flé­chir devant les faits, elle pré­fère se retran­cher dans la nature. Dans une nature consti­tuant un assem­blage hau­te­ment com­plexe : nature syno­nyme d’ensemble cohé­rent de lois ration­nelles, mais aus­si, il est vrai, chez Rousseau, syno­nyme d’antithèse de tout ce qui est arti­fi­ciel, nature ori­gi­nelle syno­nyme de crois­sance natu­relle, nature non cor­rom­pue. Chez Rousseau le concept de nature a presque per­du tout carac­tère ration­nel de loi, en revanche il se rat­tache étroi­te­ment à toutes les mani­fes­ta­tions d’enthousiasme de l’époque pour l’authenticité, la spon­ta­néi­té, et toute géné­ra­li­té démo­cra­tique, ain­si qu’à la langue natu­relle, la poé­sie natu­relle, la reli­gion natu­relle, l’éducation natu­relle ; tous ces idéaux se pré­sen­taient comme autant d’ostensoirs dans l’axiome de la nature. A par­tir d’ici, le droit natu­rel acquit ain­si un éclat auquel les uto­pies sociales, après que leur chi­liasme eut décru, ne pou­vaient rien oppo­ser d’analogue. Mais pour ce qui est main­te­nant de l’action quant à elle révo­lu­tion­naire du droit natu­rel, elle est certes res­tée his­to­ri­que­ment limi­tée et ses réper­cus­sions dans l’avenir ont été moins fortes que celles des uto­pies sociales. Que l’on consi­dère le lien étroit qui rat­tache le droit natu­rel aux cou­rants immé­diats et de sur­croît fran­che­ment indi­vi­dua­listes, de la socié­té de l’époque : la révo­lu­tion sociale pou­vait-elle en reprendre quelque chose ? Le cas est sans aucun doute très com­pli­qué, Marx consi­dère sou­vent le droit natu­rel comme une affaire clas­sée, clas­sée dans les dos­siers de la bour­geoi­sie. D’un autre côté, tout au long du dix-neu­vième siècle, la réac­tion bour­geoise ne parle du droit natu­rel qu’avec haine et mépris. Si cette haine ne fait pas hon­neur au droit natu­rel, ne révèle-t-elle pas en lui l’existence d’un sub­strat d’héritage pos­sible, digne de consi­dé­ra­tion ? Et si ses adver­saires plus anciens, de Hugo (Manuel de droit natu­rel, 1799) à Bergbohm (Jurisprudence et Philosophie du droit, 1892) condamnent le droit natu­rel à par­tir du « droit deve­nu his­to­rique », des « socio­logues » modernes comme Pareto, et plus encore Gentile réagissent de la même manière à par­tir de leur vita­lisme ou de leur théo­rie fas­ciste de l’élite. C’est là un fac­teur qui parle très net­te­ment en faveur du droit natu­rel ; son ratio­na­lisme reste tou­jours dan­ge­reux pour le fouet tra­di­tion­nel­le­ment cher à cer­tains et consti­tue un enne­mi plein d’une remar­quable vigueur envers le féo­da­lisme de l’industrie. Le droit natu­rel ne semble donc pas s’être limi­té aux ten­dances presque écloses de son temps, Ou à celles qui avaient de toute manière déjà un pied dans la place. En dépit de son infra­struc­ture bour­geoise, de la fixi­té et du manque d’ouverture de ses idéaux abs­traits, il a jus­te­ment en lui un excé­dent res­pon­sable de cet élé­ment de paren­té qui semble relier toutes les révo­lu­tions. De la sorte, la pro­cla­ma­tion des droits sub­jec­tifs publics dans leur tota­li­té, faite par le droit natu­rel, révèle par­fois l’individualisme éco­no­mique moins comme une infra­struc­ture que comme une construc­tion auxi­liaire. La pro­cla­ma­tion des droits sub­jec­tifs publics posaient ces droits comme un cadre dans lequel pou­vaient être por­tés aus­si les droits allant à l’encontre de l’entrepreneur, et non seule­ment de l’autorité. Ainsi le droit de grève, le droit de coa­li­tion, le prin­cipe de l’égalité des droits de tous les hommes et de toutes les nations, bref le code d’alors des droits bour­geois de l’homme, sur l’état des­quels Staline s’était pro­non­cé de la sorte : « L’étendard des liber­tés bour­geoises démo­cra­tiques est jeté par-des­sus bord. Je crois que vous, repré­sen­tants des par­tis com­mu­nistes et démo­cra­tiques, vous relè­ve­rez cette ban­nière et la por­te­rez en tête, si vous vou­lez ras­sem­bler autour de vous la majo­ri­té du peuple. En dehors de vous, il n’existe per­sonne qui puisse la lever. » Le droit natu­rel pro­cla­mait ces droits, il a per­mis de les expri­mer, et tel est l’héritage qu’il peut léguer. Même son pathos de la per­sonne libre agit comme un aver­tis­se­ment contre toute pos­si­bi­li­té de confu­sion ou de mélange entre col­lec­ti­vi­té et trou­peau ou toute condi­tion gré­gaire. C’est pré­ci­sé­ment le rap­port unis­sant l’ordre concret à la volon­té de liber­té concrète qui main­tient l’héritage du droit natu­rel à l’abri de toute notion abs­traite et iso­lée de col­lec­ti­vi­té, à l’abri d’une col­lec­ti­vi­té oppo­sée à l’individu au lieu d’être com­po­sée d’individus sans classe. La défi­ni­tion com­mu­niste de l’objectif : « A cha­cun selon ses capa­ci­tés, à cha­cun selon ses besoins », entre­tient cer­tai­ne­ment l’existence d’un droit natu­rel mûri bien qu’ayant ces­sé de faire appel à la nature et peut-être sans que se soit main­te­nue la néces­si­té d’un droit. Ainsi l’affaire du droit natu­rel — affaire autre­fois de nature révo­lu­tion­naire, et non, bien sûr, le « droit éter­nel » du soi-disant Etat de droit capi­ta­liste — n’est pas encore liqui­dée, bien que ce droit natu­rel ne soit, ni sur le plan tem­po­rel, ni sur le plan objec­tif, un pro­logue aus­si pré­cis au mar­xisme que le sont les uto­pies sociales. Celles-ci revinrent ins­tan­ta­né­ment au pre­mier plan lorsque sur­girent des ques­tions qui n’étaient plus conci­liables avec la mise à nu juri­dique. Le rêve de la digni­té humaine garan­tie n’a pu, à la longue, évin­cer le rêve plus urgent, sinon plus cen­tral, du bon­heur humain.

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trad.  Françoise Wuilmart
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p. 124–126

Dès son pre­mier ouvrage, inti­tu­lé Théorie des quatre mou­ve­ments (1808), Fourier fonde sa cri­tique du pré­sent sur une base his­to­rique. Par la suite, Fourier a réprou­vé ce pre­mier ouvrage, qui reste cepen­dant le fon­de­ment de ses autres œuvres prin­ci­pales. Aussi bien le Traité de l’association domes­tique agri­cole de 1822 que Le Nouveau Monde indus­triel de 1829 ren­ferment, comme le pre­mier ouvrage, une cri­tique de l’époque, des consi­dé­ra­tions d’ordre his­to­rique et l’exaltation de l’avenir. D’après Fourier il exis­te­rait quatre périodes ; chaque période anté­rieure tend tou­jours vers la période sui­vante dont l’évolution est irré­ver­sible. La pre­mière période est l’époque bien­heu­reuse de l’instinct et de la com­mune pri­mi­tive, la deuxième celle de la pira­te­rie et de l’économie directe du troc, la troi­sième celle du patriar­cat et de l’expansion du com­merce, la qua­trième celle de la bar­ba­rie et des pri­vi­lèges éco­no­miques. Ceux-ci se per­pé­tuent dans la cin­quième période (qui coïn­cide encore lar­ge­ment avec la qua­trième): le siècle de la civi­li­sa­tion capi­ta­liste, qui est le pré­sent. C’est là un témoi­gnage de la conscience his­to­rique de Fourier, qu’il cri­tique ce pré­sent non pas, comme l’avaient fait tous les uto­pistes anté­rieurs, dans l’optique de l’Etat idéal, mais qu’il le dépeigne comme un pro­duit de dégé­né­res­cence, recon­nais­sable hic et nunc, et comme une insup­por­table bar­ba­rie ayant atteint son paroxysme. Fourier démontre « que la civi­li­sa­tion ordon­née élève tous les vices que la bar­ba­rie exer­çait de façon simple au niveau d’un mode de vie com­po­sé, équi­voque, ambi­gu, hypo­crite » ; en se fon­dant de la sorte sur l’Histoire, il devient non seule­ment auteur sati­rique mais aus­si dia­lec­ti­cien. Bien que Fourier repré­sente tout aus­si peu qu’Owen les inté­rêts de classe du pro­lé­ta­riat, au sens de la lutte des classes, il ne croit pas que la socié­té bour­geoise soit amen­dable telle quelle ou en se pre­nant comme point de départ. Sans connaître Hegel et à une bonne géné­ra­tion de dis­tance de Marx, Fourier découvre cette thèse extra­or­di­naire selon laquelle « dans toute civi­li­sa­tion la pau­vre­té est engen­drée par l’abondance elle-même ». La misère ne passe plus (comme les éco­no­mistes bour­geois l’ont cru pen­dant des décen­nies et le croient encore aujourd’hui) pour une situa­tion pro­vi­soire qui pren­dra fin de soi-même grâce à l’apparition de la corne d’abondance de la richesse crois­sante. Au contraire : la misère est le revers dia­lec­ti­que­ment néces­saire de la gloire capi­ta­liste, elle ne peut en être dis­so­ciée, s’installe avec elle, gran­dit avec elle ; c’est pour­quoi la civi­li­sa­tion capi­ta­liste n’éliminera jamais la pauvreté.

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trad.  Françoise Wuilmart
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p. 139–140

Dans le domaine on a ima­gi­né en rêve presque tout ce qui depuis lors existe effec­ti­ve­ment. Et même plus encore, ne serait-ce que parce que la chouette fou­gueuse du délire est par­ti­cu­liè­re­ment inven­tive. A l’un de ces fous, elle souf­fla un jour d’inventer un lit qui serait en même temps une cui­sine et un lac où se bai­gner. Un tailleur schi­zo­phrène gar­dait pré­cieu­se­ment dans un dé à coudre « de l’eau impré­gnée d’innocence », qui, en un clin d’œil lavait les assiettes, net­toyait les cos­tumes. Le liquide déta­chant est fort appré­cié, lui qui non seule­ment enlève la souillure mais trans­forme de sur­croît le coton en soie. Un chas­seur qui souf­frait de para­noïa inven­ta même une lampe grâce à laquelle il fai­sait éclore des aigles à par­tir d’œufs de poules. Ces lubies pro­viennent toutes d’une région qui, comme nous l’avons vu à l’occasion des rêves-sou­haits médi­caux et poli­tiques, est occu­pée depuis long­temps par le conte et sur­tout lar­ge­ment enva­hie par la tech­nique. Parmi ces inven­tions fabu­leuses rap­pe­lons l’aiguille qui coud toute seule ou la cas­se­role qui se rem­plit toute seule d’aliments et les cuit. Ou bien le mou­lin qui sur­git spon­ta­né­ment du blé, l’égrène et le moud, ou encore le pain aux fruits qui se reforme sans cesse à par­tir du petit croû­ton qui en est lais­sé et rem­place toute autre nour­ri­ture. C’est pour­quoi l’interprétation que donne Grimm de la fable du pays de cocagne, recon­naît le rôle joué par la tech­nique dans le monde social : « La puis­sance ima­gi­na­tive de l’homme satis­fait ici le désir de manier le grand cou­teau pour tran­cher, enfin en pleine liber­té, toutes les bar­rières. » C’est de la famille du cou­teau du pays de cocagne que sont ori­gi­naires le petit dé magique, la cape qui rend invi­sible et bien d’autres de ces objets issus du tré­sor des sor­cières, la petite-table-qui-se-couvre-toute-seule. les bottes de sept lieues, le gour­din-qui-sort-du-sac et l’âne alchi­miste Bricklebrit qui finit par pro­duire de l’or. Dans le conte de Hauff, Saïd souffle dans la petite pipe d’argent dont la fée lui a fait pré­sent, et la mer hou­leuse se déride ins­tan­ta­né­ment ; le mor­ceau de bois auquel s’accroche le nau­fra­gé se change en dau­phin qui gagne le rivage. Même la petite-table-qui-se-couvre-toute-seule réap­pa­raît ici sous un aspect nou­veau, sur­gis­sant cette fois des flots, aus­si sèche que si elle était res­tée huit jours au soleil, et por­teuse des mets les plus suc­cu­lents. La petite pipe de Saïd a des parents célèbres qui sont tous gra­ti­fiés de dons non seule­ment musi­caux, mais éga­le­ment tech­ni­co-magiques : le cor de Roland dans la val­lée Roncevaux s’y appa­rente à demi, de même que, sur­tout, la flûte enchan­tée et le cor d’Oberon. Dans le conte orien­tal enfin, les images-sou­haits tech­niques se mani­festent dans tout leur éclat, et répondent au besoin de faste. Les objets magiques s’y trouvent même rela­ti­ve­ment ratio­na­li­sés et ras­sem­blés en une chambre au tré­sor tech­nique. Le conte du prince Ahmad et de la fée Peri-Banu parle d’une lunette d’ivoire par laquelle on peut décou­vrir ce que l’on sou­haite voir depuis tou­jours, même si cela trouve à des lieues de dis­tance. Il parle aus­si d’un tapis volant dont le pos­ses­seur n’a qu’à for­mu­ler en pen­sée le sou­hait qui lui est cher, pour être ins­tan­ta­né­ment à l’endroit qu’il pou­vait contem­pler par la lunette d’ivoire. Le conte parle aus­si des géants ailés qui, non contents de vous trans­por­ter en un éclair par-delà des dis­tances incom­men­su­rables, font sur­gir de l’intérieur de la terre et même, comme dans le conte d’Aladin et de la lampe mer­veilleuse, du néant, des tré­sors d’une richesse telle que l’on n’oserait même pas rêver les pos­sé­der un jour.

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trad.  Françoise Wuilmart
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p. 219-220

L’existence des forces exté­rieures est elle aus­si plus pro­blé­ma­tique qu’elle ne le paraît. Ces forces n’offraient sou­vent qu’un nom à l’inexplicable, nom pré­ten­tieux de sur­croît, qui ser­vait à cacher l’ignorance. Ainsi, si l’opium endort, c’est parce qu’il ren­ferme une « vis dor­mi­ti­va » ; et c’est de la même manière que l’on pro­cède pour défi­nir la force vitale. Ce qu’il s’agirait d’expliquer est ain­si chan­gé en expli­ca­tion et le tra­vail ana­ly­tique s’arrête avec l’invention pré­ci­pi­tée d’un simple qua­li­fi­ca­tif confon­du avec la « ver­tu » elle-même. Mais der­rière tout cela se cache autre chose, dans la forme d’expression elle-même : la croyance aux esprits. Plus spé­ci­fique semble être une force (comme la « ver­tu assou­pis­sante » de l’opium ou, d’après une plai­san­te­rie de Mörike, celle de la fièvre scar­la­tine qu’il appelle la méchante « fée Briscarlatina »), et plus elle se rap­proche des repré­sen­ta­tions ani­mistes. C’est la rai­son pour laquelle la phy­sique a de plus en plus pen­ché en faveur d’une géné­ra­li­sa­tion méca­nique, afin d’y ordon­ner toutes les forces qua­li­fiées iso­lé­ment sui­vant une grande ligne unique qui reliait toutes les mani­fes­ta­tions de pres­sion et d’impulsion. L’affinité chi­mique est la force réelle grâce à laquelle les atomes sont main­te­nus ensemble dans la molé­cule, la cohé­sion est la force grâce à laquelle les molé­cules sont main­te­nues ensemble, et son contraire, dans le cas des corps gazeux, s’appelle force d’expansion. Pourtant, il y a cent ans déjà, Davy et Berzelius ont cher­ché, au-delà des affi­ni­tés chi­miques, une autre expli­ca­tion dans l’attrait et la répul­sion élec­triques, expli­ca­tion qui ne se véri­fiait pas que dans le cas de la com­bi­nai­son chi­mique d’atomes de même espèce, à savoir des atomes de car­bone (en chaînes et en anneaux); en élec­tro­nique, la recherche basée sur la théo­rie des quan­ta se dis­pose à rame­ner la pré­ten­due force du phé­no­mène d’affinités chi­miques à des opé­ra­tions sub­ato­miques, expli­ca­tion qui ne pré­sen­te­rait plus aucune faille. Enfin, la théo­rie géné­rale de la rela­ti­vi­té tente de réfu­ter l’affirmation selon laquelle ladite force de gra­vi­ta­tion serait une forme d’énergie propre, voire une éner­gie tout court, et veut l’expliquer à par­tir de la struc­ture mathé­ma­tique d’un conti­nuum à quatre dimen­sions. Qu’un corps soit atti­ré, cela signi­fie­rait uni­que­ment, selon cette théo­rie, qu’il décrit dans l’espace courbe la ligne la plus courte, une ligne géo­dé­sique. Dans la proxi­mi­té des grandes masses, l’espace est par­ti­cu­liè­re­ment courbe, et un corps tom­bant dans cet espace crée­ra l’illusion de la para­bole ou de l’ellipse. Mais celles-ci n’apparaissent telles quelles que dans la vision eucli­dienne, et ne jus­ti­fient l’hypothèse de la pesan­teur que dans l’espace plan. La ten­dance en phy­sique est de défi­nir toutes les mani­fes­ta­tions de forces comme des irré­gu­la­ri­tés locales au sein d’un conti­nuum métrique, non eucli­dien, courbe. On constate alors que tout au moins la mul­ti­pli­ci­té spé­ci­fique des forces dis­pa­raît, de la même manière que leur appar­te­nance à une caté­go­rie supé­rieure ou infé­rieure a depuis long­temps dis­pa­ru. Ainsi s’accomplit ce que Newton avait pro­phé­ti­sé dans son Optique : « Si l’on dit que chaque espèce de choses est douée d’une pro­prié­té spé­ci­fique cachée, grâce à laquelle elle exerce une action et pro­duit cer­tains effets visibles, autant ne rien dire.

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trad.  Françoise Wuilmart
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p. 290–291

Aujourd’hui, en maints endroits, les mai­sons semblent prêtes pour le départ. En dépit, ou peut-être en rai­son de l’absence d’ornements, c’est un adieu qu’elles expriment Intérieurement elles sont claires et dépouillées comme des chambres d’hôpital, exté­rieu­re­ment elles res­semblent à des caisses posées sur des perches mobiles, mais aus­si à des navires. N’ont-elles pas un pont plat, des hublots, une échelle de cou­pée, un bas­tin­gage ? Et la couche de pein­ture blanche qui les recouvre res­plen­dit comme sous un ciel méri­dio­nal ; ce sont des navires qui ont envie de prendre le large. La sen­si­bi­li­té de l’architecture occi­den­tale va même si loin, que depuis assez long­temps déjà, elle flai­rait la guerre, le phé­no­mène hit­lé­rien par excel­lence, et s’y pré­pa­rait par des moyens détour­nés. Dés lors la forme du bateau, pure­ment déco­ra­tive, ne semble plus assez réelle pour le désir de fuite de la plu­part des gens vivant aujourd’hui dans le monde capi­ta­liste de la guerre. Depuis bien long­temps, on y dresse les plans de mai­sons sans fenêtres, éclai­rées et aérées arti­fi­ciel­le­ment, entiè­re­ment en acier ; l’ensemble se trans­forme en véri­table édi­fice blin­dé. Alors que l’architecture moderne était au départ fon­da­men­ta­le­ment orien­tée vers l’extérieur, vers le soleil et l’espace ouvert, on voit s’accroître le besoin de retran­cher et de mettre en sécu­ri­té la vie, tout au moins dans la salle de séjour. Le trait fon­da­men­tal de la nou­velle archi­tec­ture à ses débuts était l’ouverture vers l’extérieur : elle per­çait les cavi­tés sombres de la pierre, ouvrait des pers­pec­tives au tra­vers de fines parois de verre, pour­tant cette volon­té d’équilibre avec le monde du dehors était sans aucun doute pré­ma­tu­rée. L’œuvre de dés­in­té­rio­ri­sa­tion ain­si enta­mée devint créa­tion de vide ; le plai­sir méri­dio­nal de s’ouvrir au monde exté­rieur buta sur le monde capi­ta­liste qu’il décou­vrait, ne trou­va pas le bon­heur espé­ré. Car ici rien de bon ne se passe dans la rue, sous le soleil ; la porte ouverte, les fenêtres béantes consti­tuent une menace à l’époque de la mon­tée du fas­cisme, la mai­son doit rede­ve­nir une for­te­resse, quand ce n’est pas une cata­combe. La large baie vitrée qu’emplit le monde du dehors demande un pay­sage exté­rieur peu­plé d’une foule sym­pa­thique d’étrangers, et non de nazis ; les portes vitrées jusqu’au sol réclament le plein soleil- qui se déverse et pénètre à l’intérieur, et non la Gestapo. Ce n’est pas sans lien avec les tran­chées de la Première Guerre mon­diale, ni sur­tout les lignes Maginot, bien inutiles, de la Seconde, que se déve­lop­pèrent les plans d’une ville sou­ter­raine, cité de sécu­ri­té. Ce ne sont plus les gratte-ciel qui invitent l’habitant mais des pro­jets d’« earths­cra­pers », scin­tillants ter­riers, cités-caves du sauve-qui-peut. En sur­face, à la lumière, appa­rurent d’autre part les plans moins réa­listes, mais déco­ra­tifs d’une ville volante, uto­pie d’une autre fuite que l’on vou­lait situer à Stuttgart, mais aus­si à Paris ; les mai­sons s’y dressent sous forme de sphères au som­met d’un mât, ou sont sus­pen­dues comme de véri­tables bal­lons à des câbles métal­liques ; dans le der­nier cas les bâti­ments sus­pen­dus don­naient l’im­pres­sion d’être par­ti­cu­lié­re­ment cou­pés de l’ensemble et dési­reux de prendre leur envol. Mais même ces formes ludiques montrent bien qu’au fond les plans des mai­sons, qu’elles aient l’aspect de ter­riers, ou qu’elles soient mon­tées sur pilo­tis, doivent être retra­vaillés selon un rêve nouveau.

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trad.  Françoise Wuilmart
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p. 346-347