L’écriture de Canetti sur la violence traite de la manière de se défaire des Befehlsstachel, des « aiguillons laissés par les ordres » que tous les humains ont reçus de l’extérieur dans leur corporéité (et qui hantent ensuite leurs / nos rêves). Chaque cri, chaque coup du père, de l’officier ou d’un quelconque suppliciateur, chaque offense ou dépréciation verbale, chaque regard de travers entre dans le corps tel un aiguillon et y reste. Le corps ne se débarrasse de ces blessures et cicatrices qu’en transmettant ces aiguillons à quelqu’un d’autre – ce qui signifie que le supplicié devient lui-même un suppliciateur ; la violence est alors déplacée. À moins qu’il ne s’en débarrasse dans la masse humaine. La masse, chez Canetti, n’est pas celle de la philosophie européenne bourgeoise (élitaire), pour laquelle elle est le terme négatif par excellence : les débiles, le prolétariat, les ignares, les gogols ; « l’homme de la masse », qui, en politique, court derrière n’importe quel gros con, adore les figures de chef. Canetti voit dans la masse le potentiel de l’exact opposé. Celui ou celle qui s’ouvre à elle se façonne un nouveau corps. Dans ce nouveau corps, l’individu peut se métamorphoser, prendre conscience de ses sentiments, les porter au-dehors sans transmettre violemment l’aiguillon aux autres : fantastique processus corporel. Hauntology potentialisée.
Citations
Ainsi donc, même en ce qui concerne le simple projet de rétablissement, les objectifs et les conceptions de l’état à rétablir sont variables ; bien plus : chaque société en particulier détermine sa propre « norme » de retour à la santé. Pour la société capitaliste la santé c’est l’aptitude à gagner sa vie, pour les Grecs, celle à jouir de la vie ; pour le Moyen Age, c’est la faculté de croire : la maladie passait alors pour un péché (de là l’horrible traitement infligé aux fous que l’on couvrait de chaînes et que l’on jetait au cachot); le mieux réussi était donc celui qui commettait le moins de péchés. C’est ainsi que Catherine de Sienne qui, aux yeux de tout médecin bourgeois éclairé d’aujourd’hui, est une hystérique, était considérée comme tout ce qu’il y avait de plus normal. Il ne serait jamais venu à l’idée d’un médecin médiéval de vouloir guérir le genre de phénomène incarné par cette femme, d’ailleurs semblable intervention n’aurait pas signifié le retour salutaire à un état prétendument originel, mais bien la métamorphose en un état alors encore presque inexistant, partant l’acquisition d’une santé reconnue ultérieurement seulement et considérée comme normale par l’homme moderne. De même, aussi grand médecin que pût être Jésus et aussi bonne pharmacienne que pût être son Eglise, la guérison des malades par la prière eût été incompréhensible en des temps pieux. Car si le Moyen Age connaissait les prières sudorifiques, laxatives et propres à apaiser les convulsions, il ignorait tout de celles destinées à rendre à l’homme d’affaires son rendement
On ne peut donc guère espérer délivrer le corps de ses maux à partir de lui seul. C’est pourquoi tous ceux qui cherchent à améliorer notre situation en n’agissant que sur la santé sont à ce point petits-bourgeois et grotesques, qu’il s’agisse des végétariens, des consommateurs passionnés de plantes ou encore des adeptes de la technique respiratoire. Tout cela est bien dérisoire face à la misère réelle, aux maladies engendrées non par les faiblesses du corps mais par la faim violente, non par la façon incorrecte de respirer mais par la poussière, la fumée et le plomb. Certes il y a des gens qui respirent de la bonne manière, qui associent les poumons bien aérés, le maintien dégagé et droit de la cage thoracique, souple jusqu’à un âge avancé, avec un sentiment agréable de sa propre valeur. Toutefois la condition sine qua non pour en arriver là est l’argent, qui est bien plus salutaire au dos courbé que l’art de respirer.
Un corps repu n’aurait aucune raison de se plaindre. S’il n’était privé ni de vêtements, ni d’abri, autrement dit de presque tout. S’il n’était privé d’amis et si la vie se déroulait facilement et paisiblement au lieu d’être la tourmente qu’elle est devenue pour la plupart des hommes. Mais voilà, ce n’est que dans la fable, toujours très révélatrice, et le conte politique que l’on rencontre les petites-tables-qui-se-dressent-toutes-seules et le pays de cocagne. Tout comme la Fontaine de Jouvence dans l’image-souhait médicale, le pays de cocagne confine lui aussi à l’utopie sociale, il en est le prélude joyeux. Tous les hommes y sont égaux, c’est-à-dire qu’ils y sont tous bien lotis, et il n’y est question ni d’effort pénible, ni de travail. Les alouettes rôties leur tombent dans la bouche et ce qui y est espéré est déjà gagné ; tout rêve et toute chose s’offrent d’eux-mêmes comme des biens d’usage courant.
Pourtant bon nombre de réformateurs du monde étaient des paranoïaques ou menaçaient de l’être, ce qui se comprend dans une certaine mesure. La folie conçue comme relâchement favorable à l’irruption de l’inconscient, à la possession par l’inconscient, se manifeste également dans le non-encore-conscient. Le paranoïaque est souvent un faiseur de projets et il existe parfois entre les deux personnages une certaine réciprocité d’action. De telle sorte qu’un talent utopique peut glisser dans la paranoïa et va même jusqu’à céder volontairement au délire (cf. T.I., p. 116 sqq.). Un des plus grands utopistes, Fourier, nous en fournit l’exemple ; chez cet auteur les visions d’avenir les plus singulières côtoient une analyse pénétrante des tendances existantes ; et ces images sont relatives non pas à la société mais à la nature, dans la mesure où elle est impliquée dans notre ordre harmonieux et civil, et pour ainsi dire accordée sur le même ton. Comme avance sur la libération sociale, Fourier imagine une couronne boréale, c’est-à-dire un second soleil qui gratifiera les régions nordiques d’une chaleur andalouse. Cette couronne exhale un parfum agréable, elle réchauffe et éclaire le monde et il s’en dégage un fluide qui dessale la mer et lui donne un goût savoureux de limonade. Harengs, cabillauds et huîtres se multiplient à n’en plus finir grâce au décalage de l’inclinaison incorrecte de l’axe terrestre, tandis que les monstres marins sont anéantis. A leur place apparaissent l’anti-requin, l’anti-baleine, toute une série d’êtres paradisiaques bienveillants « qui remorquent les navires là où le vent est tombé ». Sur terre Fourier prophétise l’apparition de « l’anti-lion, monture souple et élastique grâce à laquelle celui qui la chevauche peut, en quittant Calais le matin, prendre son petit déjeuner à Paris, se trouver le midi à Lyon et le soir à Marseille ». On ne peut donc nier que — chez les grands utopistes — la folie possède aussi de la méthode, non seulement la sienne propre, mais également celle d’une ère technique ultérieure : l’anti-baleine, c’est le bateau à vapeur, l’anti-lion, c’est notre train express, ou même notre automobile. Tout aussi folle, tout aussi anticipante est la théorie de Fourier selon laquelle un nouvel organe se développera chez l’homme, bien que ce soit à l’extrémité d’une queue animale qui doit encore lui pousser (Daumier nous a livré un dessin de cette vision fantastique). Grâce à cet organe les hommes pourront capter « les fluides de l’éther » et entrer en contact avec les habitants d’autres planètes, tandis que les astres s’accoupleront Entre temps les « fluides célestes » ont été captés par la radio, même si d’autre part les contacts avec les planètes ne sont pas encore au point, pour ne pas parler du perfectionnement technique du corps humain et a fortiori de l’accouplement des planètes.
Au sein de la bourgeoisie ascendante, le calcul n’est donc pas uniquement au service de la spéculation sur la circulation des marchandises, mais — d’une manière moins extérieurement formelle — il est également au service de l’opposition aux faits qui gênent l’ascension de la classe bourgeoise. Ici, dans le droit naturel, la raison pure est révolutionnaire ; et au lieu de fléchir devant les faits, elle préfère se retrancher dans la nature. Dans une nature constituant un assemblage hautement complexe : nature synonyme d’ensemble cohérent de lois rationnelles, mais aussi, il est vrai, chez Rousseau, synonyme d’antithèse de tout ce qui est artificiel, nature originelle synonyme de croissance naturelle, nature non corrompue. Chez Rousseau le concept de nature a presque perdu tout caractère rationnel de loi, en revanche il se rattache étroitement à toutes les manifestations d’enthousiasme de l’époque pour l’authenticité, la spontanéité, et toute généralité démocratique, ainsi qu’à la langue naturelle, la poésie naturelle, la religion naturelle, l’éducation naturelle ; tous ces idéaux se présentaient comme autant d’ostensoirs dans l’axiome de la nature. A partir d’ici, le droit naturel acquit ainsi un éclat auquel les utopies sociales, après que leur chiliasme eut décru, ne pouvaient rien opposer d’analogue. Mais pour ce qui est maintenant de l’action quant à elle révolutionnaire du droit naturel, elle est certes restée historiquement limitée et ses répercussions dans l’avenir ont été moins fortes que celles des utopies sociales. Que l’on considère le lien étroit qui rattache le droit naturel aux courants immédiats et de surcroît franchement individualistes, de la société de l’époque : la révolution sociale pouvait-elle en reprendre quelque chose ? Le cas est sans aucun doute très compliqué, Marx considère souvent le droit naturel comme une affaire classée, classée dans les dossiers de la bourgeoisie. D’un autre côté, tout au long du dix-neuvième siècle, la réaction bourgeoise ne parle du droit naturel qu’avec haine et mépris. Si cette haine ne fait pas honneur au droit naturel, ne révèle-t-elle pas en lui l’existence d’un substrat d’héritage possible, digne de considération ? Et si ses adversaires plus anciens, de Hugo (Manuel de droit naturel, 1799) à Bergbohm (Jurisprudence et Philosophie du droit, 1892) condamnent le droit naturel à partir du « droit devenu historique », des « sociologues » modernes comme Pareto, et plus encore Gentile réagissent de la même manière à partir de leur vitalisme ou de leur théorie fasciste de l’élite. C’est là un facteur qui parle très nettement en faveur du droit naturel ; son rationalisme reste toujours dangereux pour le fouet traditionnellement cher à certains et constitue un ennemi plein d’une remarquable vigueur envers le féodalisme de l’industrie. Le droit naturel ne semble donc pas s’être limité aux tendances presque écloses de son temps, Ou à celles qui avaient de toute manière déjà un pied dans la place. En dépit de son infrastructure bourgeoise, de la fixité et du manque d’ouverture de ses idéaux abstraits, il a justement en lui un excédent responsable de cet élément de parenté qui semble relier toutes les révolutions. De la sorte, la proclamation des droits subjectifs publics dans leur totalité, faite par le droit naturel, révèle parfois l’individualisme économique moins comme une infrastructure que comme une construction auxiliaire. La proclamation des droits subjectifs publics posaient ces droits comme un cadre dans lequel pouvaient être portés aussi les droits allant à l’encontre de l’entrepreneur, et non seulement de l’autorité. Ainsi le droit de grève, le droit de coalition, le principe de l’égalité des droits de tous les hommes et de toutes les nations, bref le code d’alors des droits bourgeois de l’homme, sur l’état desquels Staline s’était prononcé de la sorte : « L’étendard des libertés bourgeoises démocratiques est jeté par-dessus bord. Je crois que vous, représentants des partis communistes et démocratiques, vous relèverez cette bannière et la porterez en tête, si vous voulez rassembler autour de vous la majorité du peuple. En dehors de vous, il n’existe personne qui puisse la lever. » Le droit naturel proclamait ces droits, il a permis de les exprimer, et tel est l’héritage qu’il peut léguer. Même son pathos de la personne libre agit comme un avertissement contre toute possibilité de confusion ou de mélange entre collectivité et troupeau ou toute condition grégaire. C’est précisément le rapport unissant l’ordre concret à la volonté de liberté concrète qui maintient l’héritage du droit naturel à l’abri de toute notion abstraite et isolée de collectivité, à l’abri d’une collectivité opposée à l’individu au lieu d’être composée d’individus sans classe. La définition communiste de l’objectif : « A chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », entretient certainement l’existence d’un droit naturel mûri bien qu’ayant cessé de faire appel à la nature et peut-être sans que se soit maintenue la nécessité d’un droit. Ainsi l’affaire du droit naturel — affaire autrefois de nature révolutionnaire, et non, bien sûr, le « droit éternel » du soi-disant Etat de droit capitaliste — n’est pas encore liquidée, bien que ce droit naturel ne soit, ni sur le plan temporel, ni sur le plan objectif, un prologue aussi précis au marxisme que le sont les utopies sociales. Celles-ci revinrent instantanément au premier plan lorsque surgirent des questions qui n’étaient plus conciliables avec la mise à nu juridique. Le rêve de la dignité humaine garantie n’a pu, à la longue, évincer le rêve plus urgent, sinon plus central, du bonheur humain.
Dès son premier ouvrage, intitulé Théorie des quatre mouvements (1808), Fourier fonde sa critique du présent sur une base historique. Par la suite, Fourier a réprouvé ce premier ouvrage, qui reste cependant le fondement de ses autres œuvres principales. Aussi bien le Traité de l’association domestique agricole de 1822 que Le Nouveau Monde industriel de 1829 renferment, comme le premier ouvrage, une critique de l’époque, des considérations d’ordre historique et l’exaltation de l’avenir. D’après Fourier il existerait quatre périodes ; chaque période antérieure tend toujours vers la période suivante dont l’évolution est irréversible. La première période est l’époque bienheureuse de l’instinct et de la commune primitive, la deuxième celle de la piraterie et de l’économie directe du troc, la troisième celle du patriarcat et de l’expansion du commerce, la quatrième celle de la barbarie et des privilèges économiques. Ceux-ci se perpétuent dans la cinquième période (qui coïncide encore largement avec la quatrième): le siècle de la civilisation capitaliste, qui est le présent. C’est là un témoignage de la conscience historique de Fourier, qu’il critique ce présent non pas, comme l’avaient fait tous les utopistes antérieurs, dans l’optique de l’Etat idéal, mais qu’il le dépeigne comme un produit de dégénérescence, reconnaissable hic et nunc, et comme une insupportable barbarie ayant atteint son paroxysme. Fourier démontre « que la civilisation ordonnée élève tous les vices que la barbarie exerçait de façon simple au niveau d’un mode de vie composé, équivoque, ambigu, hypocrite » ; en se fondant de la sorte sur l’Histoire, il devient non seulement auteur satirique mais aussi dialecticien. Bien que Fourier représente tout aussi peu qu’Owen les intérêts de classe du prolétariat, au sens de la lutte des classes, il ne croit pas que la société bourgeoise soit amendable telle quelle ou en se prenant comme point de départ. Sans connaître Hegel et à une bonne génération de distance de Marx, Fourier découvre cette thèse extraordinaire selon laquelle « dans toute civilisation la pauvreté est engendrée par l’abondance elle-même ». La misère ne passe plus (comme les économistes bourgeois l’ont cru pendant des décennies et le croient encore aujourd’hui) pour une situation provisoire qui prendra fin de soi-même grâce à l’apparition de la corne d’abondance de la richesse croissante. Au contraire : la misère est le revers dialectiquement nécessaire de la gloire capitaliste, elle ne peut en être dissociée, s’installe avec elle, grandit avec elle ; c’est pourquoi la civilisation capitaliste n’éliminera jamais la pauvreté.
Dans le domaine on a imaginé en rêve presque tout ce qui depuis lors existe effectivement. Et même plus encore, ne serait-ce que parce que la chouette fougueuse du délire est particulièrement inventive. A l’un de ces fous, elle souffla un jour d’inventer un lit qui serait en même temps une cuisine et un lac où se baigner. Un tailleur schizophrène gardait précieusement dans un dé à coudre « de l’eau imprégnée d’innocence », qui, en un clin d’œil lavait les assiettes, nettoyait les costumes. Le liquide détachant est fort apprécié, lui qui non seulement enlève la souillure mais transforme de surcroît le coton en soie. Un chasseur qui souffrait de paranoïa inventa même une lampe grâce à laquelle il faisait éclore des aigles à partir d’œufs de poules. Ces lubies proviennent toutes d’une région qui, comme nous l’avons vu à l’occasion des rêves-souhaits médicaux et politiques, est occupée depuis longtemps par le conte et surtout largement envahie par la technique. Parmi ces inventions fabuleuses rappelons l’aiguille qui coud toute seule ou la casserole qui se remplit toute seule d’aliments et les cuit. Ou bien le moulin qui surgit spontanément du blé, l’égrène et le moud, ou encore le pain aux fruits qui se reforme sans cesse à partir du petit croûton qui en est laissé et remplace toute autre nourriture. C’est pourquoi l’interprétation que donne Grimm de la fable du pays de cocagne, reconnaît le rôle joué par la technique dans le monde social : « La puissance imaginative de l’homme satisfait ici le désir de manier le grand couteau pour trancher, enfin en pleine liberté, toutes les barrières. » C’est de la famille du couteau du pays de cocagne que sont originaires le petit dé magique, la cape qui rend invisible et bien d’autres de ces objets issus du trésor des sorcières, la petite-table-qui-se-couvre-toute-seule. les bottes de sept lieues, le gourdin-qui-sort-du-sac et l’âne alchimiste Bricklebrit qui finit par produire de l’or. Dans le conte de Hauff, Saïd souffle dans la petite pipe d’argent dont la fée lui a fait présent, et la mer houleuse se déride instantanément ; le morceau de bois auquel s’accroche le naufragé se change en dauphin qui gagne le rivage. Même la petite-table-qui-se-couvre-toute-seule réapparaît ici sous un aspect nouveau, surgissant cette fois des flots, aussi sèche que si elle était restée huit jours au soleil, et porteuse des mets les plus succulents. La petite pipe de Saïd a des parents célèbres qui sont tous gratifiés de dons non seulement musicaux, mais également technico-magiques : le cor de Roland dans la vallée Roncevaux s’y apparente à demi, de même que, surtout, la flûte enchantée et le cor d’Oberon. Dans le conte oriental enfin, les images-souhaits techniques se manifestent dans tout leur éclat, et répondent au besoin de faste. Les objets magiques s’y trouvent même relativement rationalisés et rassemblés en une chambre au trésor technique. Le conte du prince Ahmad et de la fée Peri-Banu parle d’une lunette d’ivoire par laquelle on peut découvrir ce que l’on souhaite voir depuis toujours, même si cela trouve à des lieues de distance. Il parle aussi d’un tapis volant dont le possesseur n’a qu’à formuler en pensée le souhait qui lui est cher, pour être instantanément à l’endroit qu’il pouvait contempler par la lunette d’ivoire. Le conte parle aussi des géants ailés qui, non contents de vous transporter en un éclair par-delà des distances incommensurables, font surgir de l’intérieur de la terre et même, comme dans le conte d’Aladin et de la lampe merveilleuse, du néant, des trésors d’une richesse telle que l’on n’oserait même pas rêver les posséder un jour.
L’existence des forces extérieures est elle aussi plus problématique qu’elle ne le paraît. Ces forces n’offraient souvent qu’un nom à l’inexplicable, nom prétentieux de surcroît, qui servait à cacher l’ignorance. Ainsi, si l’opium endort, c’est parce qu’il renferme une « vis dormitiva » ; et c’est de la même manière que l’on procède pour définir la force vitale. Ce qu’il s’agirait d’expliquer est ainsi changé en explication et le travail analytique s’arrête avec l’invention précipitée d’un simple qualificatif confondu avec la « vertu » elle-même. Mais derrière tout cela se cache autre chose, dans la forme d’expression elle-même : la croyance aux esprits. Plus spécifique semble être une force (comme la « vertu assoupissante » de l’opium ou, d’après une plaisanterie de Mörike, celle de la fièvre scarlatine qu’il appelle la méchante « fée Briscarlatina »), et plus elle se rapproche des représentations animistes. C’est la raison pour laquelle la physique a de plus en plus penché en faveur d’une généralisation mécanique, afin d’y ordonner toutes les forces qualifiées isolément suivant une grande ligne unique qui reliait toutes les manifestations de pression et d’impulsion. L’affinité chimique est la force réelle grâce à laquelle les atomes sont maintenus ensemble dans la molécule, la cohésion est la force grâce à laquelle les molécules sont maintenues ensemble, et son contraire, dans le cas des corps gazeux, s’appelle force d’expansion. Pourtant, il y a cent ans déjà, Davy et Berzelius ont cherché, au-delà des affinités chimiques, une autre explication dans l’attrait et la répulsion électriques, explication qui ne se vérifiait pas que dans le cas de la combinaison chimique d’atomes de même espèce, à savoir des atomes de carbone (en chaînes et en anneaux); en électronique, la recherche basée sur la théorie des quanta se dispose à ramener la prétendue force du phénomène d’affinités chimiques à des opérations subatomiques, explication qui ne présenterait plus aucune faille. Enfin, la théorie générale de la relativité tente de réfuter l’affirmation selon laquelle ladite force de gravitation serait une forme d’énergie propre, voire une énergie tout court, et veut l’expliquer à partir de la structure mathématique d’un continuum à quatre dimensions. Qu’un corps soit attiré, cela signifierait uniquement, selon cette théorie, qu’il décrit dans l’espace courbe la ligne la plus courte, une ligne géodésique. Dans la proximité des grandes masses, l’espace est particulièrement courbe, et un corps tombant dans cet espace créera l’illusion de la parabole ou de l’ellipse. Mais celles-ci n’apparaissent telles quelles que dans la vision euclidienne, et ne justifient l’hypothèse de la pesanteur que dans l’espace plan. La tendance en physique est de définir toutes les manifestations de forces comme des irrégularités locales au sein d’un continuum métrique, non euclidien, courbe. On constate alors que tout au moins la multiplicité spécifique des forces disparaît, de la même manière que leur appartenance à une catégorie supérieure ou inférieure a depuis longtemps disparu. Ainsi s’accomplit ce que Newton avait prophétisé dans son Optique : « Si l’on dit que chaque espèce de choses est douée d’une propriété spécifique cachée, grâce à laquelle elle exerce une action et produit certains effets visibles, autant ne rien dire.
Aujourd’hui, en maints endroits, les maisons semblent prêtes pour le départ. En dépit, ou peut-être en raison de l’absence d’ornements, c’est un adieu qu’elles expriment Intérieurement elles sont claires et dépouillées comme des chambres d’hôpital, extérieurement elles ressemblent à des caisses posées sur des perches mobiles, mais aussi à des navires. N’ont-elles pas un pont plat, des hublots, une échelle de coupée, un bastingage ? Et la couche de peinture blanche qui les recouvre resplendit comme sous un ciel méridional ; ce sont des navires qui ont envie de prendre le large. La sensibilité de l’architecture occidentale va même si loin, que depuis assez longtemps déjà, elle flairait la guerre, le phénomène hitlérien par excellence, et s’y préparait par des moyens détournés. Dés lors la forme du bateau, purement décorative, ne semble plus assez réelle pour le désir de fuite de la plupart des gens vivant aujourd’hui dans le monde capitaliste de la guerre. Depuis bien longtemps, on y dresse les plans de maisons sans fenêtres, éclairées et aérées artificiellement, entièrement en acier ; l’ensemble se transforme en véritable édifice blindé. Alors que l’architecture moderne était au départ fondamentalement orientée vers l’extérieur, vers le soleil et l’espace ouvert, on voit s’accroître le besoin de retrancher et de mettre en sécurité la vie, tout au moins dans la salle de séjour. Le trait fondamental de la nouvelle architecture à ses débuts était l’ouverture vers l’extérieur : elle perçait les cavités sombres de la pierre, ouvrait des perspectives au travers de fines parois de verre, pourtant cette volonté d’équilibre avec le monde du dehors était sans aucun doute prématurée. L’œuvre de désintériorisation ainsi entamée devint création de vide ; le plaisir méridional de s’ouvrir au monde extérieur buta sur le monde capitaliste qu’il découvrait, ne trouva pas le bonheur espéré. Car ici rien de bon ne se passe dans la rue, sous le soleil ; la porte ouverte, les fenêtres béantes constituent une menace à l’époque de la montée du fascisme, la maison doit redevenir une forteresse, quand ce n’est pas une catacombe. La large baie vitrée qu’emplit le monde du dehors demande un paysage extérieur peuplé d’une foule sympathique d’étrangers, et non de nazis ; les portes vitrées jusqu’au sol réclament le plein soleil- qui se déverse et pénètre à l’intérieur, et non la Gestapo. Ce n’est pas sans lien avec les tranchées de la Première Guerre mondiale, ni surtout les lignes Maginot, bien inutiles, de la Seconde, que se développèrent les plans d’une ville souterraine, cité de sécurité. Ce ne sont plus les gratte-ciel qui invitent l’habitant mais des projets d’« earthscrapers », scintillants terriers, cités-caves du sauve-qui-peut. En surface, à la lumière, apparurent d’autre part les plans moins réalistes, mais décoratifs d’une ville volante, utopie d’une autre fuite que l’on voulait situer à Stuttgart, mais aussi à Paris ; les maisons s’y dressent sous forme de sphères au sommet d’un mât, ou sont suspendues comme de véritables ballons à des câbles métalliques ; dans le dernier cas les bâtiments suspendus donnaient l’impression d’être particuliérement coupés de l’ensemble et désireux de prendre leur envol. Mais même ces formes ludiques montrent bien qu’au fond les plans des maisons, qu’elles aient l’aspect de terriers, ou qu’elles soient montées sur pilotis, doivent être retravaillés selon un rêve nouveau.