Pourquoi, une fois le fétichisme révélé et démystifié au grand jour, l’illusion ne cesse-t-elle pas de faire son effet, au point de se dissiper ? C’est sans doute qu’il faut affronter de manière moins idéaliste et individualiste un phénomène beaucoup plus ancré qu’une simple vision déformée qu’on pourrait amender par des opérations de correction de l’attention. Un bourdieusien pourrait dire que l’adhésion à l’illusio engage une sorte de foi pratique dans le champ qui trouve des points d’appui dans des fétiches pour continuer à jouer le jeu. Marx disait, lui, que le fétichisme adhère aux produits du travail – il utilisait pour cela le verbe ankleben : ça colle aux choses avec une adhérence tenace et pernicieuse, et quand bien même on tenterait de le liquider ou de le décoller d’un coup, il en resterait des traces persistantes. Le fétichisme ne se réduit donc pas à un ensemble de représentations fantasmagoriques qui voilent la vue et qu’on pourrait balayer en se dessillant les yeux. C’est un complexe théorico-pratique qui implique plus qu’un geste de démystification critique et ne peut se démanteler qu’au prix d’opérations de recomposition au cœur de nos expériences ordinaires et de nos relations sociales.
Le spectre du fétichisme plane donc et il nous hante quoi qu’on fasse pour le conjurer. Il paraît difficile d’en contrarier les logiques qui poussent à réifier une œuvre d’art dans un objet dépositaire de ses propriétés et de toute sa valeur.
Le sens commun fait son œuvre, et par un réflexe fétichiste nous associons le bâtiment à l’architecte, le tableau au peintre, la statue au sculpteur. Et l’on pourrait en dire autant de la littérature – quand bien même il s’agit d’un art fondé sur la reproductibilité de notations, il est une irrésistible tendance à plaquer sur lui une ontologie tendant à ancrer l’art dans des objets.
[…]Ainsi adopte-t-on, par un sens commun que relaient des réflexes théoriques, des ontologies réifiées qui aménagent le monde de l’art et de la littérature avec un mobilier découpé et réparti en unités identifiables, manipulables et valorisables et qui installent une relation esthétique sous la forme d’un face-à-face entre un sujet contemplatif et un objet d’art mis sous cloche.
[…]Considérer le Parthénon comme une grande œuvre d’art, c’est en occulter les fonctions de commémoration civique et le couper du « tourbillon de la vie des citoyens d’Athènes » (Dewey). De même, la tragédie grecque a été si bien inscrite au canon que nous la lisons désormais avec le biais fatal que charrie une conception autonome de l’art, tandis que notre conception classique d’un tragique reconstruit en désactive la valeur d’usage collective et politique qu’elle avait dans la cité d’alors. Dewey n’y va pas par quatre chemins : cette culture fétichiste qui loge compulsivement l’art dans des objets, loin d’être une condition de son intelligibilité, est au contraire un facteur de son opacification. […] l faut opérer une reconception drastique qui nous ferait passer d’une conception substantive de l’œuvre à une conception inchoative […].
Comment appréhender cela concrètement ? D’abord, en envisageant l’œuvre non comme aboutissement, mais dans son caractère processuel.
On troque une ontologie solide contre une ontologie liquide, et l’affaire est entendue ? Le terrain de l’art et de la littérature est miné par le fétichisme dès lors que, par un aveuglement collectif ou par quelque invisibilité des conditions de production et d’activation de l’œuvre, on n’aperçoit plus le rituel qui organise la vénération de l’objet et qui mobilise un clergé mandaté pour lui conférer son prestige. Comme si une valeur consacrée pouvait ne pas dépendre des vecteurs de sa consécration et des instances de légitimation […].
Cette propension à cercler l’art dans des objets déconnectés de leurs conditions de production et de consécration entraîne l’absolutisation de valeurs qui ne sont que relatives et relationnelles.
Le producteur de la valeur de l’œuvre d’art n’est pas l’artiste mais le champ de production en tant qu’univers de croyance qui produit la valeur de l’œuvre d’art comme fétiche en produisant la croyance dans le pouvoir créateur de l’artiste. (Bourdieu, Les Règles de l’art)
On manque quelque chose, disait-on, à ne voir le fétichisme que comme des mécanismes d’attribution de la valeur qui ne tournent pas rond. Il en va plutôt d’une tendance à cacher derrière la création d’un seul la division du travail artistique accompli et la foule d’acteurs pris dans des chaînes de sous-traitance et de basses tâches d’exécution, sans lesquelles l’œuvre ne verrait pas le jour.