Tu diras donc que, bien que toute la pro­non­cia­tion de ces paroles s’é­tende sur une cer­taine durée de temps, elles sont cepen­dant pro­non­cées pour l’ins­tant ultime [pro ulti­mo ins­tan­ti] auquel elles sont pro­non­cées, et c’est au der­nier ins­tant de la pro­non­cia­tion que se trouve pour la pre­mière fois le corps du Christ sous l’es­pèce du pain. Imaginons que la pro­non­cia­tion de ces paroles « Ceci est mon corps » s’ef­fec­tue sans aucune durée de temps, dans un même ins­tant iden­tique en nature et dans le temps. Ne serait-ce pas le cas, alors, que, une fois que le mot ceci a été pro­non­cé, tout a été dit ? Il est au contraire néces­saire de poser cela. Or, si tout a été dit, c’est que la trans­sub­stan­tia­tion est alors réa­li­sée. Par consé­quent, selon cette hypo­thèse, dès que ceci a été pro­non­cé, la trans­sub­stan­tia­tion est réa­li­sée. Et donc, tou­jours selon cette hypo­thèse, ceci désigne non le pain, mais le corps du Christ. De la même façon, même si les paroles ne sont pas pro­non­cées dans le même ins­tant [in eodem ins­tan­ti], elles le sont cepen­dant pour le même ins­tant [pro eodem ins­tan­ti], et c’est donc comme si elles étaient pro­non­cées de manière simul­ta­née. Par consé­quent, ceci désigne le corps du Christ. Et, si l’on tire la consé­quence que le corps du Christ aurait été alors pré­sent dès que le pro­nom ceci a été pro­non­cé, et sans que les autres paroles de la for­mules ne le soient, je réponds que ce n’est pas le cas, parce que ceci et les autres paroles, même si elles ne sont pas dites de manière simul­ta­née et dans le même ins­tant, le sont pour­tant pour le même ins­tant : dans cet ins­tant, c’est comme si l’on avait toutes les paroles, tout comme lorsque je dis « Je bois », cette phrase n’est pas vraie au moment où elle est pro­non­cée, elle est dite pour un autre moment.

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« dins­tinc­tio 8 » In IV Sententiarum [1241–1245]
, cité par Irène Rosier-Catach, La parole effi­cace. Signe, rituel, sacré, Seuil, 2004, p. 403

L’une des thèses essen­tielles de la théo­rie de la cau­sa­li­té-pacte, qui la dis­tingue de la théo­rie de la cau­sa­li­té phy­sique, est que le sacre­ment ne devient pas effi­cace en rai­son d’une « ver­tu sur­ajou­tée », natu­relle ou sur­na­tu­relle, qui lui serait attri­buée au moment de l’instauration du sacre­ment. Cette concep­tion met en jeu une ana­lyse très par­ti­cu­lière de la caté­go­rie de la rela­tion, qui s’appuie sur le paral­lèle entre le sacre­ment qui devient signe et cause de la grâce et la pièce de mon­naie qui devient prix de quelque chose.

Un pas­sage du De Trinitate d’Augustin est à l’origine de cette concep­tion par­ti­cu­lière de la rela­tion, et c’est là que l’on ren­contre la for­mule « ut dena­rius fit pre­tium » (comme la pièce de mon­naie qui devient prix), que nous avons ren­con­trée chez Fishacre, et que reprennent de très nom­breux auteurs. Le pro­blème que pose Augustin est le sui­vant : si cer­tains qua­li­fi­ca­tifs rela­tifs attri­bués à Dieu ne sont pas éter­nels, com­ment peut-on main­te­nir que ces qua­li­fi­ca­tifs ne sont pas des acci­dents ? Si quelqu’un ne peut se voir attri­buer le nom de maître qu’à par­tir du moment où il a un ser­vi­teur, le nom rela­tif Seigneur, appli­qué à Dieu, n’est-il pas ins­crit dans une tem­po­ra­li­té, puisque la créa­ture dont Dieu est le Seigneur n’a pas tou­jours exis­té ? La réponse est double. En pre­mier lieu, explique Augustin, il suf­fit de dire que « Dieu n’est pas éter­nel­le­ment Seigneur ». Sinon, l’on devrait admettre que la créa­ture est éter­nelle, puisque « celui-ci ne serait pas éter­nel­le­ment maître, si celle-ci n’était pas éter­nel­le­ment ser­vante ». Mais cela n’implique nul­le­ment que, en deve­nant Seigneur, Dieu soit réel­le­ment modi­fié. Un acci­dent rela­tif advient effec­ti­ve­ment au sujet en le modi­fiant : ain­si, quelqu’un qui est dit ami l’est quand il com­mence à aimer ; il subit une modi­fi­ca­tion dans sa volon­té et se trouve alors acci­den­tel­le­ment trans­for­mé. Mais quelque chose peut être dit de manière tar­dive (rela­tive) sans subir de modi­fi­ca­tion dans sa forme ou sa sub­stance : c’est ain­si qu’une pièce de mon­naie peut être dite prix de… sans pour­tant être trans­for­mée. On peut donc attri­buer une valeur à une pièce de mon­naie sans qu’elle en soit alté­rée dans son être ou sa forme. À plus forte rai­son, conclut Augustin, peut-on admettre que Dieu reçoive un qua­li­fi­ca­tif rela­tif à la créa­tion, donc liée au temps, sans que l’accident concerne en rien Dieu lui-même :

Comment donc prou­ve­rons-nous que Dieu échappe à toute qua­li­fi­ca­tion acci­den­telle ? Par cela seule­ment que sa nature échappe à tout ce qui la pour­rait modi­fier, si les acci­dents rela­tifs sont ceux qui adviennent avec un chan­ge­ment dans leur sujet. Par exemple, ami est dit de manière rela­tive. On ne com­mence à être qu’en com­men­çant à aimer : il se pro­duit donc un chan­ge­ment dans la volon­té pour qu’on puisse être dit ami. Mais une pièce de mon­naie, quand elle est dite prix [de], est dite ain­si de manière rela­tive, et pour­tant elle n’est pas modi­fiée quand elle devient prix ; et pas davan­tage quand on la dit cau­tion ou autres noms sem­blables. Eh bien, si une pièce de mon­naie peut, sans chan­ger aucu­ne­ment, être si sou­vent dite de manière rela­tive, sans que, en rece­vant ou per­dant cette qua­li­fi­ca­tion, son être ou sa forme de pièce de mon­naie en soit modi­fiés, avec quelle plus par­faite aisance devons-nous admettre, à pro­pos de cette immuable sub­stance de Dieu, qu’elle puisse être dite quelque chose rela­ti­ve­ment à la créa­ture, et que, mal­gré la nou­veau­té tem­po­relle de cette dési­gna­tion, l’on ne doive pas pen­ser que quelque chose advient acci­den­tel­le­ment à la sub­stance de Dieu, mais à la créa­ture que la dési­gna­tion concerne ?

Comment donc prou­ve­rons-nous que Dieu échappe à toute qua­li­fi­ca­tion acci­den­telle ? Par cela seule­ment que sa nature échappe à tout ce qui la pour­rait modi­fier, si les acci­dents rela­tifs sont ceux qui adviennent avec un chan­ge­ment dans leur sujet. Par exemple, ami est dit de manière rela­tive. On ne com­mence à être qu’en com­men­çant à aimer : il se pro­duit donc un chan­ge­ment dans la volon­té pour qu’on puisse être dit ami. Mais une pièce de mon­naie, quand elle est dite prix [de], est dite ain­si de manière rela­tive, et pour­tant elle n’est pas modi­fiée quand elle devient prix ; et pas davan­tage quand on la dit cau­tion ou autres noms sem­blables. Eh bien, si une pièce de mon­naie peut, sans chan­ger aucu­ne­ment, être si sou­vent dite de manière rela­tive, sans que, en rece­vant ou per­dant cette qua­li­fi­ca­tion, son être ou sa forme de pièce de mon­naie en soit modi­fiés, avec quelle plus par­faite aisance devons-nous admettre, à pro­pos de cette immuable sub­stance de Dieu, qu’elle puisse être dite quelque chose rela­ti­ve­ment à la créa­ture, et que, mal­gré la nou­veau­té tem­po­relle de cette dési­gna­tion, l’on ne doive pas pen­ser que quelque chose advient acci­den­tel­le­ment à la sub­stance de Dieu, mais à la créa­ture que la dési­gna­tion concerne ?

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« De Trinitate » Œuvres de Saint Augustin
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t. 15
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trad.  Mallet & Camelot
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p. 17–18
, tra­duc­tion légè­re­ment modi­fiée par Irène Rosier-Catach qui cite le pas­sage dans La parole effi­cace, Seuil, 2004, p. 109

À l’inverse des théo­lo­giens, [Roger Bacon] sou­tient […] que la véri­té de l’institution n’est pas immuable, inter­pré­tant la nature inten­tion­nelle ou ad pla­ci­tum de l’imposition comme un « bon plai­sir » non seule­ment du pre­mier ins­ti­tu­teur du lan­gage, mais de tout locu­teur. Posant que le signe se défi­nit de manière essen­tielle et pre­mière par la rela­tion à celui pour qui il signi­fie, il place par là même la rela­tion au signi­fié en dépen­dance de la pre­mière. Cette rela­tion au signi­fié devient ain­si sujette à varia­tion, puisqu’elle se modi­fie en fonc­tion des uti­li­sa­teurs du signe. Bacon met ain­si très clai­re­ment l’accent sur l’usage, au détri­ment de l’institution pre­mière, puisque pour lui chaque locu­teur est comme un nou­vel ins­ti­tu­teur du lan­gage.

Il n’est certes pas de cou­tume de dire vrai un dis­cours lorsqu’il signi­fie qu’est ce qui n’est pas. Et pour­tant il a véri­té et droi­ture, parce qu’il fait ce qu’il doit. Mais lorsqu’il signi­fie qu’est ce qui est, il fait dou­ble­ment ce qu’il doit, puisqu’il signi­fie à la fois ce qu’il lui a été don­né de signi­fier, et ce en vue de quoi il a été fait. Et c’est selon cette droi­ture et véri­té par laquelle il signi­fie qu’est ce qui est que l’on parle habi­tuel­le­ment d’énonciation vraie, et non pas selon la droi­ture par laquelle il signi­fie aus­si qu’est ce qui n’est pas. Ce en vue de quoi il lui a été don­né de signi­fier lui confère en effet davan­tage que ce en vue de quoi il ne lui a pas été don­né de signi­fier. En effet, il ne lui a pas été don­né de signi­fier qu’une chose est lorsqu’elle n’est pas, ou qu’elle n’est pas lorsqu’elle est, si ce n’est qu’il ne lui fut pas don­né de signi­fier seule­ment qu’une chose est lorsqu’elle est, ou qu’une chose n’est pas quand elle n’est pas. Autre donc est la droi­ture et véri­té de l’énonciation, quand elle signi­fie en vue de quoi elle a été faite pour signi­fier, et quand elle signi­fie ce qu’il lui a été don­né de signi­fier. Pour le dis­cours en ques­tion, la seconde est immuable, tan­dis que la pre­mière est au contraire chan­geante. Il pos­sède tou­jours la seconde, mais pas la pre­mière. Il a la seconde natu­rel­le­ment, mais la pre­mière acci­den­tel­le­ment et selon l’usage. Lorsque je dis en effet : « Il fait jour », en vue de signi­fier qu’est ce qui est, j’use cor­rec­te­ment de la signi­fi­ca­tion de cet énon­cé, puisque c’est en vue de cela qu’il a été fait ; on dit alors pour cette rai­son qu’il signi­fie droi­te­ment. Mais lorsque je signi­fie par le même énon­cé qu’est ce qui n’est pas, je ne l’utilise pas droi­te­ment, puisque ce n’est pas en vue de cela qu’il a été fait ; on dit alors que sa signi­fi­ca­tion n’est pas droite. Néanmoins, dans cer­taines énon­cia­tions, ces deux droi­tures ou véri­tés sont insé­pa­rables, par exemple lorsque nous disons : « L’homme est un ani­mal », ou : « L’homme n’est pas une pierre. » Cette affir­ma­tion signi­fie tou­jours qu’est ce qui est, et cette néga­tion que n’est pas ce qui n’est pas ; et nous ne pou­vons uti­li­ser la pre­mière pour signi­fier qu’est ce qui n’est pas – l’homme est en effet tou­jours un ani­mal –, ni la seconde pour signi­fie que n’est pas ce qui est, puisque l’homme n’est jamais une pierre.

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t. 1
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chap. 2
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trad.  Corbin
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p. 179–180
, cité par Irène Rosier-Catach, La parole effi­cace. Signe, rituel, sacré, Seuil, 2004, p. 84. Traduction Corbin modi­fiée par Rosier-Catach.

Troisièmement, le par­rè­siaste, là encore par défi­ni­tion, ne parle pas par énigmes, à la dif­fé­rence du pro­phète. Il dit au contraire les choses le plus clai­re­ment, le plus direc­te­ment pos­sible, sans aucun dégui­se­ment, sans aucun orne­ment rhé­to­rique, de sorte que ses paroles peuvent rece­voir immé­dia­te­ment une valeur pres­crip­tive. Le par­rè­siaste ne laisse rien à inter­pré­ter. Certes, il laisse quelque chose à faire : il laisse à celui auquel il s’a­dresse la rude tâche d’a­voir le cou­rage d’ac­cep­ter cette véri­té, de la recon­naître et d’en faire un prin­cipe de conduite. Il laisse cette tâche morale, mais, à la dif­fé­rence du pro­phète, il ne laisse pas le devoir diffi­cile d’in­ter­pré­ter.

Et un peu plus loin il ajoute : Tu es le meilleur et le plus par­fait des philo­sophes, étant le mar­tyr, le témoin de la véri­té (mar­tu­rôn tês alê­theias). Alors bien sûr, mar­tu­rôn ([du verbe] mar­tu­rein) ne désigne pas unique­ment le mar­tyr au sens que nous don­nons d’or­di­naire à ce terme. C’est le témoi­gnage de la véri­té qui est ici dési­gné. Mais vous voyez bien que dans la bouche de Grégoire, il ne s’a­git pas sim­ple­ment du témoi­gnage ver­bal de quel­qu’un qui dirait la véri­té. Il s’a­git bien de quel­qu’un qui, dans sa vie même, dans sa vie de chien, n’a pas ces­sé, depuis le moment où il a embras­sé l’as­cé­tisme jus­qu’à main­te­nant, d’être dans son corps, dans sa vie, dans ses gestes, dans sa fru­ga­li­té, dans ses renon­ce­ments, dans son ascèse, le témoin vivant de la véri­té. Il a souf­fert, il a endu­ré, il s’est pri­vé pour que la véri­té prenne, en quelque sorte, corps dans sa propre vie, dans sa propre exis­tence, prenne corps dans son corps. Cette expres­sion « mar­tu­rôn tês alê­theias » (être le témoin de la véri­té) est tar­dive, mais je crois qu’on peut la rete­nir pour carac­té­ri­ser au fond ce qu’a été le cynisme pen­dant toute 1’Antiquité, et sans doute ce que sera cette espèce de cynisme que l’on peut trou­ver tout au long de l’his­toire de l’Occident, à tra­vers dif­fé­rents pro­fils. Martyr de la véri­té enten­du au sens de « témoin de la véri­té » : témoi­gnage qui est don­né, mani­fes­té, authen­ti­fié par une exis­tence, une forme de vie au sens le plus concret et le plus maté­riel du terme, témoi­gnage de véri­té don­né par et dans le corps, l’ha­bille­ment, le mode de com­por­te­ment, la manière d’a­gir, de réagir, de se conduire.

Le cynisme ne se contente donc pas de cou­pler ou de faire se cor­res­pondre, dans une har­mo­nie ou une homo­pho­nie, un cer­tain type de dis­cours et une vie conforme aux prin­cipes énon­cés dans le dis­cours. Le cynisme lie le mode de vie et la véri­té sur un mode beau­coup plus ser­ré, beau­coup plus pré­cis. Il fait de la forme de l “exis­tence une condi­tion essen­tielle pour le dire-vrai. Il fait de la forme de l “exis­tence la pra­tique réduc­trice qui va lais­ser place au dire-vrai. Il fait enfin de la forme de 1 “exis­tence une façon de rendre visible, dans les gestes, dans les corps, dans la manière de s “habiller, dans la manière de se conduire et de vivre, la véri­té elle-même. En somme, le cynisme fait de la vie, de l “exis­tence, du bios, ce qu ” on pour­rait appe­ler une alè­thur­gie, une mani­fes­ta­tion de la véri­té.

Démosthène dit ain­si que, à la dif­fé­rence des mau­vais par­rè­siastes qui, eux, disent n’im­porte quoi et n’in­dexent pas leurs dis­cours à la rai­son, il ne veut pas par­ler sans rai­son, il ne veut pas « en venir aux injures » et « rendre coup pour coup » (vous savez, ces fameuses dis­putes où on dit n’im­porte quoi, pour­vu que ça puisse des­ser­vir l’ad­ver­saire et être utile à sa propre cause). Il ne veut pas faire cela, il veut au contraire, avec de la par­rê­sia (meta par­rê­sias) dire le vrai (ta ale­thê : les choses vraies). D’ailleurs, il ajoute : je ne dis­si­mu­le­rai rien (oukh apo­kh­rup­sô­mai). Ne rien cacher, dire les choses vraies, c’est pra­ti­quer la par­rê­sia. La par­rê­sia, c’est donc le « tout-dire », mais indexé à la véri­té : tout dire de la véri­té, ne rien cacher de la véri­té, dire la véri­té sans la mas­quer par quoi que ce soit.

Toute l’a­na­lyse de Cassirer répond au pro­jet de défi­nir le cadre struc­tu­rant dans lequel évo­lue la magie. Conformément à un geste typi­que­ment kan­tien, Cassirer se détourne dans un pre­mier­temps du conte­nu de la croyance pour diri­ger son regard vers sa forme. Selon Cassirer, il convient d’a­bord de décou­vrir le ter­rain sur lequel la magie déploie ses opé­ra­tions, de pré­ci­ser les fon­de­ments de la croyance,avant de s’é­ver­tuer à faire l’in­ven­taire eth­no­gra­phique du phé­no­mène. L’hypothèse fon­da­men­tale de Cassirer repose sur l’af­fir­ma­tion d’u­ne­re­la­tion étroite entre la magie et la pen­sée mythique. Plus exac­te­ment, la magie n’est qu’un sous-ensemble de la pen­sée mythique, c’est-à-dire une par­tie de l’une des dimen­sions les plus essen­tielles de l’es­prit humain, au même titre que la connais­sance, le lan­gage ou l’art.
Le mythe, etde manière cor­ré­la­tive la magie, appa­raissent pour Cassirer prin­ci­pa­le­ment comme des formes de pen­sée. Ence sens, une ana­ly­tique du mythe doit cir­cons­crire en pre­mier lieu les ques­tions à par­tir des­quelles l’in­tel­li­gi­bi­li­té des croyances devient pos­sible. Ces ques­tions sont mul­tiples, mais ont la même allure. Quelle est la nature de la rela­tion entre un objet et un sujet au sein de cette pen­sée ? Comment s’a­gencent les fonc­tionsde per­cep­tion, d’i­ma­gi­na­tion et de syn­thèse qui per­mettent à cette pen­sée de pro­duire des repré­sen­ta­tions sur un objet ? Quelles sont enfin les caté­go­ries par­ti­cu­lières propres à la pen­sée mythique ? En tant qu epen­sée, le mythe a une visée objec­tive. Il est ten­du par la néces­si­té de dési­gner un objet comme étant réel. Le mythe n’ap­par­tient pas au domaine de l’i­ma­gi­na­tion, mais à celui de l’ac­tion. Cette dimen­sion de la pen­sée mythique est pré­ci­sé­ment incar­née par la magie. Pour Cassirer, la magie ne se résume pas à un besoin de croire à l’ef­fi­ca­ci­té d’un sor­ti­lège. Elle cherche avant tout à pos­sé­der une chose au moyen notam­ment de la connais­sance de son nom. La magie est une forme d’ac­tion, mai­selle n’est pas pour autant une tech­nique à fina­li­té uti­li­taire. Elle agit sur le monde parce qu’elle est d’a­bord et vant toute chose une forme de pen­sée, pré­cise le phi­lo­sophe. Pour agir, il est néces­saire, à l’é­vi­dence, de se for­ger une repré­sen­ta­tion de la réa­li­té. Le mythe et la magie construisent une image du réel à par­tir de caté­go­ries struc­tu­rantes. Ces caté­go­ries n’ont pas pour objec­tif de dis­sé­quer des objets, mais de les fusion­ner et de les rendre indis­tincts : « Même là où l’in­tui­tion empi­rique des sens semble nous don­ner les choses pour ain­si dire elles-mêmes sépa­rées et dis­tinctes, le mythe sub­sti­tue à cette exté­rio­ri­té et cette jux­ta­po­si­tion des choses une forme carac­té­ris­tique d’im­bri­ca­tion. Le tout et ses par­ties sont inti­me­ment entre­la­cés et pour ain­si dire atta­chés l’un à l’autre par le des­tin. »
Reprenant impli­ci­te­ment la dis­tinc­tion kan­tienne entre pen­sée et connais­sance, Cassirer montre que le mythe ne pro­cède pas par construc­tion de concepts. Le mythe filtre les pro­prié­tés du par­ti­cu­lier en les éle­vant au rang de prin­cipes uni­ver­sels d’ex­pli­ca­tion de la réa­li­té. L’universel est par là même immé­dia­te­ment pré­sent dans le par­ti­cu­lier. La pen­sée mythique est par­ve­nue à for­ger une caté­go­rie hybride que l’on pour­rait dési­gner sous le terme de « par­ti­cu­lier uni­ver­sel ». Plus exac­te­ment, le par­ti­cu­lier et l’u­ni­ver­sel ne sont pas deux caté­go­ries dis­tinctes au sein de la pen­sée mythique, l’é­vé­ne­ment sin­gu­lier ayant d’emblée une signi­fi­ca­tion qui le relie à un réseau de sym­boles. En ce sens, la pen­sée mythique n’é­la­bore pasun objet en cher­chant à le déter­mi­ner selon des règles de consti­tu­tion de l’ob­jec­ti­vi­té, elle se laisse enva­hir et pos­sé­der par la pré­sence imma­nente d’une chose à carac­tère sacré ou mythique : « Cette pen­sée n’est pas pous­sée par la volon­té de com­prendre l’ob­jet, au sens de l’embrasser par la pen­sée et de l’in­cor­po­rer à un com­plexe de causes et de consé­quences : elle est sim­ple­ment prise par lui. »