Tu diras donc que, bien que toute la prononciation de ces paroles s’étende sur une certaine durée de temps, elles sont cependant prononcées pour l’instant ultime [pro ultimo instanti] auquel elles sont prononcées, et c’est au dernier instant de la prononciation que se trouve pour la première fois le corps du Christ sous l’espèce du pain. Imaginons que la prononciation de ces paroles « Ceci est mon corps » s’effectue sans aucune durée de temps, dans un même instant identique en nature et dans le temps. Ne serait-ce pas le cas, alors, que, une fois que le mot ceci a été prononcé, tout a été dit ? Il est au contraire nécessaire de poser cela. Or, si tout a été dit, c’est que la transsubstantiation est alors réalisée. Par conséquent, selon cette hypothèse, dès que ceci a été prononcé, la transsubstantiation est réalisée. Et donc, toujours selon cette hypothèse, ceci désigne non le pain, mais le corps du Christ. De la même façon, même si les paroles ne sont pas prononcées dans le même instant [in eodem instanti], elles le sont cependant pour le même instant [pro eodem instanti], et c’est donc comme si elles étaient prononcées de manière simultanée. Par conséquent, ceci désigne le corps du Christ. Et, si l’on tire la conséquence que le corps du Christ aurait été alors présent dès que le pronom ceci a été prononcé, et sans que les autres paroles de la formules ne le soient, je réponds que ce n’est pas le cas, parce que ceci et les autres paroles, même si elles ne sont pas dites de manière simultanée et dans le même instant, le sont pourtant pour le même instant : dans cet instant, c’est comme si l’on avait toutes les paroles, tout comme lorsque je dis « Je bois », cette phrase n’est pas vraie au moment où elle est prononcée, elle est dite pour un autre moment.
Lu
L’une des thèses essentielles de la théorie de la causalité-pacte, qui la distingue de la théorie de la causalité physique, est que le sacrement ne devient pas efficace en raison d’une « vertu surajoutée », naturelle ou surnaturelle, qui lui serait attribuée au moment de l’instauration du sacrement. Cette conception met en jeu une analyse très particulière de la catégorie de la relation, qui s’appuie sur le parallèle entre le sacrement qui devient signe et cause de la grâce et la pièce de monnaie qui devient prix de quelque chose.
Un passage du De Trinitate d’Augustin est à l’origine de cette conception particulière de la relation, et c’est là que l’on rencontre la formule « ut denarius fit pretium » (comme la pièce de monnaie qui devient prix), que nous avons rencontrée chez Fishacre, et que reprennent de très nombreux auteurs. Le problème que pose Augustin est le suivant : si certains qualificatifs relatifs attribués à Dieu ne sont pas éternels, comment peut-on maintenir que ces qualificatifs ne sont pas des accidents ? Si quelqu’un ne peut se voir attribuer le nom de maître qu’à partir du moment où il a un serviteur, le nom relatif Seigneur, appliqué à Dieu, n’est-il pas inscrit dans une temporalité, puisque la créature dont Dieu est le Seigneur n’a pas toujours existé ? La réponse est double. En premier lieu, explique Augustin, il suffit de dire que « Dieu n’est pas éternellement Seigneur ». Sinon, l’on devrait admettre que la créature est éternelle, puisque « celui-ci ne serait pas éternellement maître, si celle-ci n’était pas éternellement servante ». Mais cela n’implique nullement que, en devenant Seigneur, Dieu soit réellement modifié. Un accident relatif advient effectivement au sujet en le modifiant : ainsi, quelqu’un qui est dit ami l’est quand il commence à aimer ; il subit une modification dans sa volonté et se trouve alors accidentellement transformé. Mais quelque chose peut être dit de manière tardive (relative) sans subir de modification dans sa forme ou sa substance : c’est ainsi qu’une pièce de monnaie peut être dite prix de… sans pourtant être transformée. On peut donc attribuer une valeur à une pièce de monnaie sans qu’elle en soit altérée dans son être ou sa forme. À plus forte raison, conclut Augustin, peut-on admettre que Dieu reçoive un qualificatif relatif à la création, donc liée au temps, sans que l’accident concerne en rien Dieu lui-même :
Comment donc prouverons-nous que Dieu échappe à toute qualification accidentelle ? Par cela seulement que sa nature échappe à tout ce qui la pourrait modifier, si les accidents relatifs sont ceux qui adviennent avec un changement dans leur sujet. Par exemple, ami est dit de manière relative. On ne commence à être qu’en commençant à aimer : il se produit donc un changement dans la volonté pour qu’on puisse être dit ami. Mais une pièce de monnaie, quand elle est dite prix [de], est dite ainsi de manière relative, et pourtant elle n’est pas modifiée quand elle devient prix ; et pas davantage quand on la dit caution ou autres noms semblables. Eh bien, si une pièce de monnaie peut, sans changer aucunement, être si souvent dite de manière relative, sans que, en recevant ou perdant cette qualification, son être ou sa forme de pièce de monnaie en soit modifiés, avec quelle plus parfaite aisance devons-nous admettre, à propos de cette immuable substance de Dieu, qu’elle puisse être dite quelque chose relativement à la créature, et que, malgré la nouveauté temporelle de cette désignation, l’on ne doive pas penser que quelque chose advient accidentellement à la substance de Dieu, mais à la créature que la désignation concerne ?
Comment donc prouverons-nous que Dieu échappe à toute qualification accidentelle ? Par cela seulement que sa nature échappe à tout ce qui la pourrait modifier, si les accidents relatifs sont ceux qui adviennent avec un changement dans leur sujet. Par exemple, ami est dit de manière relative. On ne commence à être qu’en commençant à aimer : il se produit donc un changement dans la volonté pour qu’on puisse être dit ami. Mais une pièce de monnaie, quand elle est dite prix [de], est dite ainsi de manière relative, et pourtant elle n’est pas modifiée quand elle devient prix ; et pas davantage quand on la dit caution ou autres noms semblables. Eh bien, si une pièce de monnaie peut, sans changer aucunement, être si souvent dite de manière relative, sans que, en recevant ou perdant cette qualification, son être ou sa forme de pièce de monnaie en soit modifiés, avec quelle plus parfaite aisance devons-nous admettre, à propos de cette immuable substance de Dieu, qu’elle puisse être dite quelque chose relativement à la créature, et que, malgré la nouveauté temporelle de cette désignation, l’on ne doive pas penser que quelque chose advient accidentellement à la substance de Dieu, mais à la créature que la désignation concerne ?
À l’inverse des théologiens, [Roger Bacon] soutient […] que la vérité de l’institution n’est pas immuable, interprétant la nature intentionnelle ou ad placitum de l’imposition comme un « bon plaisir » non seulement du premier instituteur du langage, mais de tout locuteur. Posant que le signe se définit de manière essentielle et première par la relation à celui pour qui il signifie, il place par là même la relation au signifié en dépendance de la première. Cette relation au signifié devient ainsi sujette à variation, puisqu’elle se modifie en fonction des utilisateurs du signe. Bacon met ainsi très clairement l’accent sur l’usage, au détriment de l’institution première, puisque pour lui chaque locuteur est comme un nouvel instituteur du langage.
Il n’est certes pas de coutume de dire vrai un discours lorsqu’il signifie qu’est ce qui n’est pas. Et pourtant il a vérité et droiture, parce qu’il fait ce qu’il doit. Mais lorsqu’il signifie qu’est ce qui est, il fait doublement ce qu’il doit, puisqu’il signifie à la fois ce qu’il lui a été donné de signifier, et ce en vue de quoi il a été fait. Et c’est selon cette droiture et vérité par laquelle il signifie qu’est ce qui est que l’on parle habituellement d’énonciation vraie, et non pas selon la droiture par laquelle il signifie aussi qu’est ce qui n’est pas. Ce en vue de quoi il lui a été donné de signifier lui confère en effet davantage que ce en vue de quoi il ne lui a pas été donné de signifier. En effet, il ne lui a pas été donné de signifier qu’une chose est lorsqu’elle n’est pas, ou qu’elle n’est pas lorsqu’elle est, si ce n’est qu’il ne lui fut pas donné de signifier seulement qu’une chose est lorsqu’elle est, ou qu’une chose n’est pas quand elle n’est pas. Autre donc est la droiture et vérité de l’énonciation, quand elle signifie en vue de quoi elle a été faite pour signifier, et quand elle signifie ce qu’il lui a été donné de signifier. Pour le discours en question, la seconde est immuable, tandis que la première est au contraire changeante. Il possède toujours la seconde, mais pas la première. Il a la seconde naturellement, mais la première accidentellement et selon l’usage. Lorsque je dis en effet : « Il fait jour », en vue de signifier qu’est ce qui est, j’use correctement de la signification de cet énoncé, puisque c’est en vue de cela qu’il a été fait ; on dit alors pour cette raison qu’il signifie droitement. Mais lorsque je signifie par le même énoncé qu’est ce qui n’est pas, je ne l’utilise pas droitement, puisque ce n’est pas en vue de cela qu’il a été fait ; on dit alors que sa signification n’est pas droite. Néanmoins, dans certaines énonciations, ces deux droitures ou vérités sont inséparables, par exemple lorsque nous disons : « L’homme est un animal », ou : « L’homme n’est pas une pierre. » Cette affirmation signifie toujours qu’est ce qui est, et cette négation que n’est pas ce qui n’est pas ; et nous ne pouvons utiliser la première pour signifier qu’est ce qui n’est pas – l’homme est en effet toujours un animal –, ni la seconde pour signifie que n’est pas ce qui est, puisque l’homme n’est jamais une pierre.
Troisièmement, le parrèsiaste, là encore par définition, ne parle pas par énigmes, à la différence du prophète. Il dit au contraire les choses le plus clairement, le plus directement possible, sans aucun déguisement, sans aucun ornement rhétorique, de sorte que ses paroles peuvent recevoir immédiatement une valeur prescriptive. Le parrèsiaste ne laisse rien à interpréter. Certes, il laisse quelque chose à faire : il laisse à celui auquel il s’adresse la rude tâche d’avoir le courage d’accepter cette vérité, de la reconnaître et d’en faire un principe de conduite. Il laisse cette tâche morale, mais, à la différence du prophète, il ne laisse pas le devoir difficile d’interpréter.
Et un peu plus loin il ajoute : Tu es le meilleur et le plus parfait des philosophes, étant le martyr, le témoin de la vérité (marturôn tês alêtheias). Alors bien sûr, marturôn ([du verbe] marturein) ne désigne pas uniquement le martyr au sens que nous donnons d’ordinaire à ce terme. C’est le témoignage de la vérité qui est ici désigné. Mais vous voyez bien que dans la bouche de Grégoire, il ne s’agit pas simplement du témoignage verbal de quelqu’un qui dirait la vérité. Il s’agit bien de quelqu’un qui, dans sa vie même, dans sa vie de chien, n’a pas cessé, depuis le moment où il a embrassé l’ascétisme jusqu’à maintenant, d’être dans son corps, dans sa vie, dans ses gestes, dans sa frugalité, dans ses renoncements, dans son ascèse, le témoin vivant de la vérité. Il a souffert, il a enduré, il s’est privé pour que la vérité prenne, en quelque sorte, corps dans sa propre vie, dans sa propre existence, prenne corps dans son corps. Cette expression « marturôn tês alêtheias » (être le témoin de la vérité) est tardive, mais je crois qu’on peut la retenir pour caractériser au fond ce qu’a été le cynisme pendant toute 1’Antiquité, et sans doute ce que sera cette espèce de cynisme que l’on peut trouver tout au long de l’histoire de l’Occident, à travers différents profils. Martyr de la vérité entendu au sens de « témoin de la vérité » : témoignage qui est donné, manifesté, authentifié par une existence, une forme de vie au sens le plus concret et le plus matériel du terme, témoignage de vérité donné par et dans le corps, l’habillement, le mode de comportement, la manière d’agir, de réagir, de se conduire.
Le cynisme ne se contente donc pas de coupler ou de faire se correspondre, dans une harmonie ou une homophonie, un certain type de discours et une vie conforme aux principes énoncés dans le discours. Le cynisme lie le mode de vie et la vérité sur un mode beaucoup plus serré, beaucoup plus précis. Il fait de la forme de l “existence une condition essentielle pour le dire-vrai. Il fait de la forme de l “existence la pratique réductrice qui va laisser place au dire-vrai. Il fait enfin de la forme de 1 “existence une façon de rendre visible, dans les gestes, dans les corps, dans la manière de s “habiller, dans la manière de se conduire et de vivre, la vérité elle-même. En somme, le cynisme fait de la vie, de l “existence, du bios, ce qu ” on pourrait appeler une alèthurgie, une manifestation de la vérité.
Démosthène dit ainsi que, à la différence des mauvais parrèsiastes qui, eux, disent n’importe quoi et n’indexent pas leurs discours à la raison, il ne veut pas parler sans raison, il ne veut pas « en venir aux injures » et « rendre coup pour coup » (vous savez, ces fameuses disputes où on dit n’importe quoi, pourvu que ça puisse desservir l’adversaire et être utile à sa propre cause). Il ne veut pas faire cela, il veut au contraire, avec de la parrêsia (meta parrêsias) dire le vrai (ta alethê : les choses vraies). D’ailleurs, il ajoute : je ne dissimulerai rien (oukh apokhrupsômai). Ne rien cacher, dire les choses vraies, c’est pratiquer la parrêsia. La parrêsia, c’est donc le « tout-dire », mais indexé à la vérité : tout dire de la vérité, ne rien cacher de la vérité, dire la vérité sans la masquer par quoi que ce soit.
Toute l’analyse de Cassirer répond au projet de définir le cadre structurant dans lequel évolue la magie. Conformément à un geste typiquement kantien, Cassirer se détourne dans un premiertemps du contenu de la croyance pour diriger son regard vers sa forme. Selon Cassirer, il convient d’abord de découvrir le terrain sur lequel la magie déploie ses opérations, de préciser les fondements de la croyance,avant de s’évertuer à faire l’inventaire ethnographique du phénomène. L’hypothèse fondamentale de Cassirer repose sur l’affirmation d’unerelation étroite entre la magie et la pensée mythique. Plus exactement, la magie n’est qu’un sous-ensemble de la pensée mythique, c’est-à-dire une partie de l’une des dimensions les plus essentielles de l’esprit humain, au même titre que la connaissance, le langage ou l’art.
Le mythe, etde manière corrélative la magie, apparaissent pour Cassirer principalement comme des formes de pensée. Ence sens, une analytique du mythe doit circonscrire en premier lieu les questions à partir desquelles l’intelligibilité des croyances devient possible. Ces questions sont multiples, mais ont la même allure. Quelle est la nature de la relation entre un objet et un sujet au sein de cette pensée ? Comment s’agencent les fonctionsde perception, d’imagination et de synthèse qui permettent à cette pensée de produire des représentations sur un objet ? Quelles sont enfin les catégories particulières propres à la pensée mythique ? En tant qu epensée, le mythe a une visée objective. Il est tendu par la nécessité de désigner un objet comme étant réel. Le mythe n’appartient pas au domaine de l’imagination, mais à celui de l’action. Cette dimension de la pensée mythique est précisément incarnée par la magie. Pour Cassirer, la magie ne se résume pas à un besoin de croire à l’efficacité d’un sortilège. Elle cherche avant tout à posséder une chose au moyen notamment de la connaissance de son nom. La magie est une forme d’action, maiselle n’est pas pour autant une technique à finalité utilitaire. Elle agit sur le monde parce qu’elle est d’abord et vant toute chose une forme de pensée, précise le philosophe. Pour agir, il est nécessaire, à l’évidence, de se forger une représentation de la réalité. Le mythe et la magie construisent une image du réel à partir de catégories structurantes. Ces catégories n’ont pas pour objectif de disséquer des objets, mais de les fusionner et de les rendre indistincts : « Même là où l’intuition empirique des sens semble nous donner les choses pour ainsi dire elles-mêmes séparées et distinctes, le mythe substitue à cette extériorité et cette juxtaposition des choses une forme caractéristique d’imbrication. Le tout et ses parties sont intimement entrelacés et pour ainsi dire attachés l’un à l’autre par le destin. »
Reprenant implicitement la distinction kantienne entre pensée et connaissance, Cassirer montre que le mythe ne procède pas par construction de concepts. Le mythe filtre les propriétés du particulier en les élevant au rang de principes universels d’explication de la réalité. L’universel est par là même immédiatement présent dans le particulier. La pensée mythique est parvenue à forger une catégorie hybride que l’on pourrait désigner sous le terme de « particulier universel ». Plus exactement, le particulier et l’universel ne sont pas deux catégories distinctes au sein de la pensée mythique, l’événement singulier ayant d’emblée une signification qui le relie à un réseau de symboles. En ce sens, la pensée mythique n’élabore pasun objet en cherchant à le déterminer selon des règles de constitution de l’objectivité, elle se laisse envahir et posséder par la présence immanente d’une chose à caractère sacré ou mythique : « Cette pensée n’est pas poussée par la volonté de comprendre l’objet, au sens de l’embrasser par la pensée et de l’incorporer à un complexe de causes et de conséquences : elle est simplement prise par lui. »