Lu
En toute rigueur, le but du poète ne saurait être d’adopter un ton vengeur ni un ton plaisant. Le premier est trop sérieux pour ce jeu que doit toujours être la poésie ; le second est trop frivole pour le sérieux qui doit fonder tout jeu poétique.
Streng genommen verträgt zwar der Zweck des Dichters weder den Ton der Strafe noch den der Belustigung. Jener ist zu ernst für das Spiel, was die Poesie immer sein soll ; dieser ist zu frivol für den Ernst, der allem poetischen Spiel zugrunde liegen soll.
La nature a accordé au poète naïf la faveur d’agir toujours comme une unité indivisible, d’être à tout instant un tout indépendant et parfait et de représenter au sein du monde réel l’humanité dans sa plus haute valeur. De l’autre côté, elle a donné au poète sentimental la force, ou plus exactement elle a imprimé en lui l’instinct vivace de reconstituer par lui-même m’unité qui lui a été ôtée par l’abstraction, de compléter en lui l’humanité, et de s’élever d’un état limité à un état illimité.
Dem naiven Dichter hat die Natur die Gunst erzeigt, immer als eine ungeteilte Einheit zu wirken, in jedem Moment ein selbständiges und vollendetes Ganze zu sein und die Menschheit, ihrem vollen Gehalt nach, in der Wirklichkeit darzustellen. Dem sentimentalischen hat sie die Macht verliehen oder vielmehr einen lebendigen Trieb eingeprägt, jene Einheit, die durch Abstraktion in ihm aufgehoben worden, aus sich selbst wieder herzustellen, die Menschheit in sich vollständig zu machen und aus einem beschränkten Zustand zu einem unendlichen überzugehen.
Je dois rappeler une fois encore que la satire, l’élégie et l’idylle, que je considère ici comme les trois seules catégories possibles de poésie sentimentale, n’ont rien de commun avec les trois formes particulières de poésie que l’on connaît ordinairement sous ce nom, mais ne désigne qu’une manière de sentir, propre à celles-là et à celles-ci. Quant à montrer que, hors du champ de la poésie naïve, il ne peut y avoir que ces trois manières de sentir et ces trois sortes de poésie, que donc cette division couvre tout le champ de la poésie sentimentale, c’est ce qui peut se déduire de la définition que nous avons donnée.
En effet, la poésie sentimentale se distingue de la poésie naïve en ce qu’au lieu de s’arrêter à l’état réel comme celle-ci, elle le met en rapport avec l’idéal, et applique l’idéal à la réalité. Elle a donc toujours affaire simultanément, comme on l’a remarqué plus haut, à deux objets rivaux, à savoir à l’idéal et à l’expérience, avec lesquels elle ne peut entretenir ni plus ni moins que trois types de relation. Ou bien nous sommes frappés par la contradiction entre idéal et réalité ; ou bien nous sommes frappés par leur accord ; ou bien nous sommes partagés entre les deux.
Nochmals muß ich erinnern, daß die Satyre, Elegie und Idylle, so wie sie hier als die drey einzig möglichen Arten sentimentalischer Poesie aufgestellt werden, mit den drey besondern Gedichtarten, welche man unter diesem Nahmen kennt, nichts gemein haben, als die Empfindungsweise, welche sowohl jenen als diesen eigen ist. Daß es aber, ausserhalb den Grenzen naiver Dichtung, nur diese dreyfache Empfindungsweise und Dichtungsweise geben könne, folglich das Feld sentimentalischer Poesie durch diese Eintheilung vollständig ausgemessen sey, läßt sich aus dem Begriff der letztern leichtlich deducieren. Die sentimentalische Dichtung nehmlich unterscheidet sich dadurch von der naiven, daß sie den wirklichen Zustand, bey dem die letztere stehen bleibt auf Ideen bezieht, und Ideen auf die Wirklichkeit anwendet. Sie hat es daher immer, wie auch schon oben bemerkt worden ist ; mit zwey streitenden Objekten, mit dem Ideale nehmlich und mit der Erfahrung, zugleich zu thun, zwischen welchen sich weder mehr noch weniger als gerade die drey folgenden Verhältnisse denken lassen. Entweder ist es der Widerspruch des wirklichen Zustandes oder es ist die Uebereinstimmung desselben mit dem Ideal, welche vorzugsweise das Gemüth beschäftigt ; oder dieses ist zwischen beyden getheilt.
Interroge-toi bien, lorsque dégoûté des artifices et des abus de la société tu te sens, dans ta solitude, attiré par la nature inanimée : est-ce que ce sont leurs brigandages, leur importunité, leur désagrément, ou bien est-ce leur anarchie morale, leur arbitraire, leurs désordres qui te répugnent en eux ? Dans les premiers, ton courage doit se plonger avec joie et ta récompense doit être la liberté même que tu en tires. Certes, tu peux toujours te fixer le bonheur naturel comme horizon lointain, mais vise seulement le bonheur dont tu es digne. […] Veille à agir proprement dans cette flétrissure, librement dans ce servage, régulièrement dans ces caprices, légalement dans cette anarchie. Ne crains pas les désordres hors de toi, mais les désordres en toi ; vise à l’unité, mais ne la cherche pas dans l’uniformité ; vise à la tranquillité dans l’équilibre et non en suspendant toute action. Cette nature, que tu envies à ce qui est dépourvu de raison, ne mérite pas qu’on l’estime ni qu’on la désire. Elle est derrière toi, elle doit y rester.
Le but n’est pas de redonner ses lettres de noblesse à l’écriture, mais de les lui enlever, de la soustraire aux critères qui commandent, d’autant mieux qu’ils restent implicites, sa crtique et sa production : Produits Industriels de Fiction ou Artisanat Local de Poésie.
Objets verbaux non identifiés
Dans un fictif premier temps, pour essayer d’échapper à cette fausse alternative, on a intérêt à se fabriquer des objets. Il faut que quelque chose arrête, que quelque chose objecte. Des objets-freins. Plutôt que d’un appel du vide (dont il n’y a rien à dire à moins de verser dans une pénible mystique de l’écritrure), partir d’un rejet du plein et du disponible. On n’écrit pas avec du donné ou des données. La matière, la chose même trouvée telle quelle, le cru est un mythe. On l’évoque soit par vantardise, soit à des fins d’intimidation. Ce dont la fiction a besoin, c’est un matériau de construction spécifique : des boules de sensations-pensées-formes. Des calculs, des nids d’hirondelles. On peut les appeler Objets, parce qu’ils sont manufacturés, et qu’ils doivent pour servir être tous de niveau. Pâte durcie en briques et bois taillé en pions, homothétiques et agençables. Non seulement ils réulstent déjà d’un travail, mais ils ne seront que des chevilles ouvrières transitoires, peu visibles. Car leur nature n’est rien d’autre que leur fonction, et seule la fantaisie donne corps provisoire à ces instruments de fiction.
À quoi ressemblent-ils ? Leur première caractéristique, c’est d’être nés dans le chaos, “un amalgame : très hétérogènes, très tassés. Plus que des contours lisses et familiers, ces agglutinations, sensibles-affectives-langagières, sont des sortes de monstres. Monstres de fidélité, des Objets verbaux non identifiés. Fidèles à la matière hétérogène qui les remplit, fidèles à la circonstance, à l’accident de leur naissance. « Limonade, tout était si infini » : on se retrouve avec des profils fuyants qui attendent qu’on les élise. Ou, lorsqu’on fait entrer de brefs souvenirs d’enfance sans les diluer dans la fausse linéarité d’un mémoire, ils cassent la porte comme des boulets. Ils sont à la fois compactés, amballés, et refermés sur soi, autarciques. Plutôt que des créactions, ces Objets sont des captures. On les reconnaît à un choc. Si l’on s’y arrête, on pourrait croire que l’on a affaire au réel – singularité kidnappée, mouvement gelé, métal fondu répandu durci. Formes-contenus fragiles incommodes.
On en voit déjà les traces dans les marges des Lagarde et Michard. Pseudo-personnages construits autour d’un noyau composite, monstres résultant de la greffe de membres dépareillés. Charlus n’est pas tant une aberration psychologique qu’un corps cousu de fils apparents, un littéral homme à clés, un fils de Frankenstein. Molloy n’est pas tant un caractère (« le désespéré ») que le résultat d’une opération, addiction ou soustraction, en tout cas mutilante = le Molloy de Gaber + plus le Molloy de Youdi – Mollose. On peut aussi les apercevoir dans les lacunes de la glose poétique. Images dont la force est de conserver leur hétérogénéité, leur bizarrerie mnémotechnique, leur archaïsme en réduction (voir la taxinomie de Valère Novarina). L’Hortense de Roubaud version littérale, non encore littéraire.
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Les Objets peuvent aussi bien être des trouvailles que des lieux communs, aussi bien des agglomérats inédits que des bouts surcodés, aussi bien une bizarrerie ou un accident syntaxique qu’une phrase morte qu’on exhume.
Cette dernière variété, sans singularité apparente, oblige à anticiper brièvement sur les méthodes en question. Qu’est-ce qui distingue un lieu commun transformé en Objet d’un simple poncif ? Un stéréotype virtuel d’un stéréotype épuisé ? Un ready-made de son contenu matériel ? Comme la méthode du ready-made consiste à faire une chose singulière avec un produit de série tout en conjurant le fantôme de l’origine, la méthode du cut-up consiste à donner une seconde vie, juste en les déplaçant, à des membres de texte déjà nécrosés. La grande différence, entre le stéréotype littéraire navrant et l’usage libre des stéréotypes, réside dans la littéralité – ça va sans dire. On peut croire découvrir des Objets non identifiés et reformuler des poncifs implicites : on retombe alors dans ses représentations au passé dépassé. On peut au contrait prélever des clichés tels quels, et les traiter comme des séquences de signes littérales : Objets libres.
Un sophisma est une proposition qui met en jeu certaines caractéristiques d’un (ou plusieurs) syncatégorème(s) donné(s). Le jeu consiste à distinguer différents sens à cette proposition, déterminer pour chacun d’entre eux sa valeur de vérité et, surtout, la mesure dans laquelle il peut être justifié par une action syncatégorématique. En principe, donc, chaque sophisma – ou chaque famille de sophismata – est une occasion d’évaluer une situation sémantique impliquant le fonctionnement de certains mots du langage. La littérature des sophismata, c’est la ligne de front, le lieu où l’analyse logique rencontre les phénomènes sémantiques. Si la prudence invite à ne pas convoquer hâtivement l’idée de sémantique (formelle) du langage naturel, il convient néanmoins de reconnaître les ambitions descriptives de l’approche médiévale : on recense plus de mille sophismata différents, répartis en quelques trois mille occurrences et représentant une impressionnante gamme de problèmes. Or, selon le constat des tenants de la philosophie du langage ordinaire, chercher à intégrer le plus de phénomènes possibles peut – doit ? – conduire à s’interroger sur les limites d’une analyse logique, sur l’intérêt d’intégrer des critères pragmatiques. Si donc il y a au XIIIe siècle une frontière claire entre sémantique et pragmatique, si certains veulent la repousser ou y ouvrir des passages, c’est là que les choses devraient se passer.
La théorie de la supposition, dans la version développée au XIIIe siècle, est avant tout concernée par les catégorèmes – et par les effets de quelques syncatégorèmes triés sur le volet, comme les quantifieurs. Elle ne représente toutefois qu’une partie de l’édifice sémantique : son socle, pour l’essentiel, qu’une sémantique des syncatégorèmes complète et présuppose par ailleurs. Dotée d’un espace littéraire propre, cette sémantique se déploie dans l’un des réseaux théoriques les plus riches, les plus sophistiqués et des moins connus du Moyen Âge philosophique, un réseau de concepts et d’arguments dialectiquement développés dans l’analyse des sophismata. Les discussions auxquelles ces derniers donnaient lieu étaient au cœur de l’activité universitaire : elles étaient la façon de faire de la philosophie du langage, d’analyser des énoncés – une façon intensément dialectique et, parfois, fantastiquement compliquée.
La suppositio est l’élément-clé de ce dispositif. Elle fournit trois types d’informations : le « mode de supposer » indique 1) la nature du suppositum ou des supposita (les ‘référents’ d’un substantif donné peuvent être des choses, le concept sous lequel elles tombent, le substantif lui-même) et, 2) à l’intérieur de la désignation de choses, le type de quantification (existentielle, universelle et ses variations) ; 3) les concepts d’ampliatio et de restrictio se chargent eux du calcul du volume des supposita. Au XIVe siècle, et dans une bien moindre mesure au XIIIe, la distinction entre modi supponendi permet à la théorie d’aborder d’emblée la question des sens impropres pour mieux les écarter de son chemin : chez des auteurs comme Guillaume d’Ockham et Gauthier Burley, ou encore, plus tard et à Paris, Jean Buridan, on commence par distinguer entre suppositions propre et impropre. Cette dernière est celle des figures de style, des significations ‘translatées’ que nous avons croisées un peu plus haut, qui peuvent éventuellement être catégorisées de manière plus détaillée mais qui, au final, ne sont pas du ressort de la théorie. Cela confirme, si besoin était, que le sens propre, non translaté, constitue le territoire du paradigme théorique qui nous intéresse ici.
Lambert Marie de Rijk a décrit le XIIe siècle logico-sémantique comme le moment où émergent et se développent des approches « contextuelles » du langage, en ce sens que les analyses s’intéressent de manière croissante au rapport entre les variations de valeurs de vérité des énoncés et leur composition – le contexte est ici intralinguistique. Au tournant du XIIIe siècle naît la « théorie de la supposition », à savoir, pour une part au moins, une approche systématique des conditions de vérité des propositions à partir des propriétés intrinsèques attribuées aux termes : type de quantification, temps du verbe, modalités aléthiques, restriction adjectivale, etc.