Le vouloir ne concerne que le suppôt. La puissance, qui appartient à la vie, au cosmos, — qui représente un degré de force accumulée et accumulante — entraîne le suppôt, suivant les hausses et les chutes. Donc là où il y aurait volonté de puissance, que le suppôt soit malade ou sain : s’il est malade, il cède à l’impulsion, s’il est sain, il cède à son trop-plein, mais il cède tout de même au mouvement d’une puissance qu’il confond avec son vouloir. Résister à des forces envahissantes non contrôlées n’est qu’une question d’interprétation — et relève toujours d’une décision arbitraire.
Lu
Nietzsche ne dit pas que la pensée de l’Éternel Retour et de la préexistence qu’elle suppose achève à elle seule le fatalisme. Il dit qu’en second lieu c’est pour avoir éliminé le concept de volonté que son fatalisme est intégral. Si déjà la pensée de l’Éternel Retour dans ses prolongements abolit avec l’identité du moi le concept traditionnel du vouloir, Nietzsche semble, sous le second aspect de son fatalisme, faire allusion à sa propre physiologie. Selon celle-ci, il n’y a pas de vouloir qui n’en soit un de puissance et sous ce rapport la volonté n’est autre chose que l’impulsion primordiale dont aucune interprétation morale à partir de l’intellect ne saurait jamais suspendre les innombrables métamorphoses qu’elle traverse, les figures qu’elle adopte, les prétextes qui les provoquent, soit le but invoqué, soit le sens que, dans ces métamorphoses, cette impulsion, au niveau de la conscience, prétend se donner. De la sorte, la fatalité se confondrait avec la force impulsionnelle qui, précisément, excède le « vouloir » du suppôt et déjà le modifie, donc menace son identité stable.
C’est une condition d’existence pour le suppôt que d’ignorer le combat même dont sa pensée résulte : ce n’est point cette unité vivante le « sujet », mais « le combat impulsionnel qui se veut maintenir ».
Qu’est-ce donc qui exige que le suppôt même le plus lucide demeure inconscient de ce qui en deçà de lui-même se poursuit ? Par exemple, Nietzsche sait, pendant qu’il rédige ses notes sur les impulsions, que celles-ci agissent en lui, mais qu’il n’y a aucune concordance entre les observations qu’il transcrit et les impulsions qui aboutissent à les lui faire écrire. Mais s’il est conscient de ce qu’il écrit, en tant que le suppôt nommé Nietzsche, c’est parce qu’à l’instant même il sait non seulement qu’il ignore ce qui vient de se produire pour qu’il écrive, mais qu’il le lui faut ignorer (s’il veut écrire et penser) et qu’il ignore à l’instant, de toute nécessité, ce qu’il nommera tout à l’heure le combat des impulsions entre elles. S’arrête-t-il d’écrire et même essaye-t-il de ne plus rien penser — peut-on dire qu’il s’abandonne à l’inconscience (sous forme d’une extravagante rêverie) ?
Voilà d’abord un aspect du phénomène qui amènera Nietzsche à chercher le rapport entre le suppôt « conscient » et l’activité impulsionnelle dite inconsciente par rapport à ce suppôt, comme ce dernier l’est à l’égard de cette activité « souterraine », et cette enquête elle-même sera menée dans l’intention de démontrer que la morale, à l’origine de toute investigation ne s’arrête qu’au moment de ruiner son propre fondement. Nietzsche poursuit l’investigation pour lui faire avouer enfin : il n’y a ni sujet, ni objet, ni vouloir, ni but, ni sens — non pas à l’origine, mais maintenant et toujours.
La convalescence est le signal d’une nouvelle offensive du « corps » — du corps repensé — contre le « moi Nietzsche qui pense » : ainsi se prépare une nouvelle rechute : pour Nietzsche, jusqu’à la rechute finale, ces rechutes à chaque fois s’annoncent par une nouvelle investigation et un nouvel investissement du monde impulsionnel, et à chaque fois la maladie en est le prix de plus en plus élevé. A chaque fois, le corps se libère un peu plus de son propre suppôt, et ce suppôt à chaque fois s’affaiblit davantage : donc le cerveau voit de plus en plus se rapprocher les frontières qui le séparent des forces somatiques, à mesure que le réveil du moi dans le cerveau s’effectue plus lentement : mais quand il s’effectue, ce sont les forces qui, nombreuses, s’emparent du mécanisme fonctionnel : le moi se décompose dans une lucidité plus grande et plus brève : l’équilibre des fonctions se renverse : le moi sommeille dans les paroles, dans la fixité des signes : les forces veillent d’autant plus qu’elles se taisent davantage : la mémoire se détache enfin du moi cérébral, mémoire qui ne se désigne plus que selon ses motifs les plus éloignés.
[…]
Restituer la pensée aux forces « corporantes » (aux impulsions) revenait à exproprier le suppôt, le moi : c’est pourtant grâce à son cerveau que Nietzsche effectue cette restitution et cette expropriation : il exerce ainsi sa lucidité à pénétrer les ténèbres : mais comment rester lucide si l’on détruit le foyer de la lucidité, soit le moi ? Que sera cette conscience sans suppôt ? Comment subsistera la mémoire si elle doit se ramener à toutes choses qui ne sont plus le moi : se souvenir sans plus être un tel qui se souvient de tout sauf de lui-même ?
Je suis malade dans un corps qui ne m’appartient pas : ma souffrance n’est qu’interprétation de la lutte des fonctions, impulsions asservies par l’organisme, devenues rivales : celles qui dépendent de moi contre celles qui m’échappent. A l’inverse, le suppôt physique de moi-même semble rejeter mes pensées qui ne lui assurent plus sa cohésion : pensées qui procèdent d’un état étranger ou contraire à celui qu’exige le suppôt physique, pourtant identique à moi-même.x
Mais le particulier et l’individu se trouvent sous un mode encore plus spécial et parfait dans les substances raisonnables, qui sont maîtresses / ont maîtrise de leurs actes, et ne sont pas seulement agies, comme les autres, mais qui agissent par elles-même (per se) : les actions sont dans les singuliers (cf. actiones sunt suppositorum). C’est pourquoi parmi les autres substances les individus de nature raisonnable ont aussi un nom spécial. Et ce nom est personne.
Sed adhuc quodam specialiori et perfectiori modo invenitur particulare et individuum in substantiis rationalibus, quae habent dominium sui actus, et non solum aguntur, sicut alia, sed per se agunt : actiones autem in singularibus sunt. Et ideo etiam inter ceteras substantias quoddam speciale nomen habent singularia rationalis naturae. Et hoc nomen est persona”.
Et en effet, ces abréviations de signes (les mots) valant pour la conscience comme uniques vestiges de sa continuité, c’est-à-dire inventés à partir d’une sphère où le « vrai » et le « faux » nécessitent la représentation erronée que quelque chose puisse durer, rester identique (donc qu’il puisse y avoir une concordance entre les signes inventés et ce qu’ils sont censés désigner) c’est pourquoi aussi les impulsions mêmes sont désormais signifiées à partir de l’ « unité » cohérente, sont comparées dans ce qu’elles ont de plus semblable ou de dissemblable par rapport à l’unité première : laquelle désormais est l’âme du suppôt ou sa conscience ou son intellect. En fin de compte elles sont qualifiées de « passions » en tant qu’elles font désormais l’objet d’un jugement du suppôt qui les considère comme affectant son unité ou sa cohésion, en l’absence même de ce jugement : donc passions (ou affections) du « sujet » — soit du suppôt que les impulsions « ignorent », autant que celui-ci les interprète comme « propensions », « penchants », inclinations de lui-même ; toutes sortes de termes qui relèvent toujours de la représentation d’une unité durable, d’une fixité, d’un « sommet » ayant nécessairement des « versants ».
Sous ce rapport, Nietzsche retient le terme d’affect — cela pour rendre leur autonomie aux forces qui, subordonnées à l’ « unité » fallacieuse du suppôt, la modifient et la rendent mouvante et fragile. Produit lui-même de cette « abréviation de signes », le suppôt tout de même se « pense » au delà des signes proprement dits que sont les mouvements impulsionnels : donc mouvements, selon Nietzsche, valant pour des gestes interprétables, au même titre que ceux que le suppôt exécute, qu’il se taise ou parle.
Mais déjà cette gesticulation n’exprime plus les mouvements qui en deçà du suppôt se signifiaient mutuellement : s’il se ressent de leur contrainte et qu’il gesticule en conséquence, désormais le système de « signes » abrégeant ceux de la contrainte pulsionnelle, la ramène à l’unité cohérente (du suppôt) qui forme le « sujet » (grammatical) d’une série de propositions, de déclarations, à l’égard de tout ce qui lui arrive, soit du dehors soit du dedans : en sorte que la pulsion ou la répulsion — (résistance ou non-résistance) — qui servait à l’origine de modèle à ce système abréviatif, devient, à partir du suppôt, l’insignifiant ; les intensités (pulsion-répulsion) ne prennent de signification qu’elles ne soient d’abord réduites par le système abréviatif, aux états intentionnels du suppôt. Celui-ci, désormais, pense ou croit penser selon qu’il se sent menacé ou assuré dans sa persistance — celle même de son intellect : lequel n’est jamais que répulsion pour tout ce qui pourrait détruire la cohésion entre le suppôt et ce système abréviatif, quand d’aventure le suppôt cède aux fluctuations d’intensité, dépourvues d’intention — ou tout au contraire est pulsion pure et simple en tant qu’il abrège ces fluctuations sous forme de pensée.
Il semble qu’il n’y ait jamais de conscience ni d’inconscience — ni de vouloir ni de non-vouloir — mais que selon un système de fluctuations désignantes il n’y a dans le suppôt qu’une discontinuité de mutisme et de déclarations. Pour autant que l’extériorité est installée dans le suppôt par le code des signes quotidiens, le suppôt déclare ou se déclare à lui-même, pense, ne peut penser, se tait, ne peut se taire qu’en fonction de ce code. Lui-même pensant en est le produit. Or, il n’est tel suppôt pensant que selon le plus ou moins de résistance des forces impulsionnelles — qui le constituent en tant qu’unité (corporelle) à l’égard du code de signes quotidiens.
[…]
C’est une condition d’existence pour le suppôt que d’ignorer le combat même dont sa pensée résulte : ce n’est point cette unité vivante le « sujet », mais « le combat impulsionnel qui se veut maintenir ».
De quoi s’occupe en somme toute la philosophie moderne ? Depuis Descartes — et cela plutôt par défi contre lui qu’en s’appuyant sur ses affirmations — tous les philosophes commettent un attentat contre le vieux concept de l’âme, sous l’apparence d’une critique de la conception du sujet et de l’attribut, c’est-à-dire un attentat contre le postulat de la doctrine chrétienne. La philosophie moderne, en tant que théorie sceptique de la connaissance, est, soit d’une façon ouverte, soit d’une façon occulte, nettement anti-chrétienne, bien que, soit dit pour des oreilles plus subtiles, nullement anti-religieuse. Jadis, on croyait à l’ « âme », comme on croyait à la grammaire et au sujet grammatical. On disait : « Je », condition, — « pense » attribut, conditionné. Penser est une activité, à laquelle il faut supposer un sujet comme cause. On tenta alors, avec une âpreté et une ruse admirables, de sortir de ce réseau ; on se demanda si ce n’était pas peut-être le contraire qui était vrai : « pense » condition, « je » conditionné. « Je » ne serait donc qu’une synthèse créée par la pensée même. Au fond, Kant voulait démontrer qu’en partant du sujet le sujet ne pouvait être démontré, et l’objet non plus. La possibilité d’une existence apparente du sujet universel, donc de l’ « âme », ne paraissait pas lui avoir toujours été étrangère, cette pensée qui, comme philosophie des Vedanta, a déjà eu sur la terre une puissance formidable.