Une liste – une liste de courses, par exemple – a généralement l’aspect d’une bande verticale de mots écrits les uns sous les autres, sur une feuille volante ou un bout de papier quelconque. L’idée de bande est inscrite dans le mot. Bande à part, pourrait-on dire, la liste est en marge du langage articulé en phrases ou en vers. Il est rare qu’y figurent des verbes conjugués. Parfois des infinitifs (passer chez le cordonnier), rarement des articles, peu d’adjectifs, pas de ponctuation, pas d’adverbes ni de prépositions.
Une liste n’est pas un poème ; ni bien sûr, une prose. Elle peut être le texte d’une chanson, comme chez Nino Ferrer. Elle n’est pas un inventaire parce qu’un inventaire se veut exhaustif. Elle n’est ni une série ni une suite, ni une énumération. Quand on a fait le tour de ce qu’une liste n’est pas, on peut dire qu” une liste est une liste et pas autre chose. Toute liste est autonome et chaque élément de la liste est autonome, de sorte qu’on peut permuter les éléments d’une liste sans que la liste en soit affectée, ce qui n’est pas le cas pour une suite ou une série.
Une liste est sans commencement ni fin : à tout moment, en fonction des besoins, on peut l’allonger, la raccourcir ou y injecter des éléments nouveaux. une liste est discontinue mais les éléments qui la constituent ne sont pas pour tant des fragments. Une liste peut se lire de haut en bas, de bas en haut ou dans la désordre. En faisant ses courses au supermarché, on ne suit pas forcément l’ordre de la liste, sauf si on a pensé la liste en fonction du parcours à suivre.
Bien qu’écrite par quelqu’un, une liste est sans auteur. Elle est personnelle. Je suis le seul à comprendre la logique de ma liste et à pouvoir en faire quelque chose. Supposons que je trouve, abandonnée dans un caddy(r), la liste des courses de quelqu’un d’autre, je ne peux rien en faire. Une liste est un secret.
Quel est le temps d’une liste ? L’infinitif présent. Celui qui fait des listes est un annaliste, pas un historien. Il n’explique pas l’enchaînement des événements. Il juxtapose des données, à plat, sans établir de relations de cause à effet entre elles. Telle année, on retiendra : une éclipse, une inondation, une victoire miliaire, une disette, etc.
Mais le point le plus remarquable, c’est qu’au fur et à mesure qu’on fait ses courses et qu’on remplit son caddy(r), on peut rayer les mots de la liste. Toute liste contient le projet de son effacement. Toute liste est utile, à un moment donné. Mais elle est toujours éphémère.
Lu
De mes lignes matinales j’accroche la lumière montante, et les autres affrontent la lumière qui diminue. Moi, je me sens semblable à l’ermite de l’énigme : imaginez, dit l’énigme, un ermite. Il se lève à l’aube, avec le soleil. Il monte sur le chemin poussiéreux jusqu’au sommet de la colline. Il arrive en haut au soleil couchant. Il passe la nuit en prières et le lendemain, avec le soleil nouveau, il redescend pour arriver le soir dans la plaine. Montrez (telle est l’injonction de l’énigme) qu’il y a un endroit sur son chemin où il est passé à la même heure en montant et en descendant.
La solution, quand on y pense, est assez simple : inventez, nous dit-on, un ermite fantôme qui se lève à l’aube du second jour, en bas, au moment où l’ermite (réel) commence sa descente : supposez que l’ermite fantôme suit pas à pas, à la même allure exactement, l’ermite montant, le premier jour, sur le chemin (c’est son double).
C’est le même chemin. L’ermite qui descend et l’ermite ombre qui monte ne vont-ils pas se croiser ? N’est-ce pas là, en ce point de leur rencontre, le lieu de la solution ?
Pensez, vous, que l’ermite fantôme de l’énigme est un ermite de mémoire : que dans la lumière du soir, la lumière descendante, elle, Alix, ma femme, accompagne ma prose lente sur son chemin de papier. Pensez, si vous lisez, peut-être longtemps après la première, la dernière branche de mon récit, que quelque part nos images coïncident.
Le bilan sévère du projet ne fait que faciliter la reconnaissance de la solution, qui m’aveugle, comme étant l’unique possible, et me force à en accepter les conséquences pratiques, puisqu’il n’y a rien d’autre à faire, puisque je ne peux pas continuer comme avant, attendre que tout se mette en place de soi-même. Si je reviens, mentalement, en arrière, si je me dis, dramatiquement : « Je n’ai rien fait ! », c’est que je viens de découvrir ce qu’il faut faire pour faire, et ainsi je suis sûr de n’avoir pas d’autres choix, à moins de renoncer. Et renoncer, c’est me retrouver au moment initial, d’avant le Projet et le rêve, devant un jugement de nullité de ma vie, de toute vie. J’anime, en somme, devant mes propres yeux, le spectre de la mélancolie. Ce qui est tout autre chose, je le sais d’expérience, qu’éprouver la mélancolie elle-même.
Pour échapper à la morosité ambiante, on va puiser, dans le vocabulaire, des mots-refuges pour dorer la pilule. À ce compte-là, pourquoi ne pas dire onde pour eau, vaisseau pour bateau, courroux pour colère, nues pour nuages, flots pour mer, ondée pour averse, fragrance pour odeur, destrier pour cheval, orée pour bord, appas pour charme, dessein pour projet, etc. Bref, tout ce maquillage idéaliste qui rend la campagne si jolie aux yeux des bourgeois en mal de poésie. Toute cette hypocrisie contre laquelle s’étaient déjà battus les Baudelaire et Flaubert d’autrefois. Aujourd’hui, le recours à ces valeurs fantasmatiques apparaît clairement comme des impasses du langage et une régression de la pensée. Ce serait, en littérature, l’équivalent de Philippe de Villiers en politique.
Étant fait de faire, Tancredi, tu aurais dû savoir que tu avais engendré une fille faite de chair et non de pierre ou de fer ; tout vieillard que tu es, tu aurais dû et tu dois te rappeler quelles sont les lois de la jeunesse, et la puissance de leur appel ; même si, virilement, tu as consacré à la pratique des armes les meilleures années de ta vie, tu n’aurais pas dû ignorer les conséquences d’une vie oisive et raffinée sur les vieillards et, partant, sur les jeunes gens. Engendrée par toi, je suis donc faite de chair, et j’ai si peu vécu que je suis jeune encore, deux bonnes raisons pour ressentir la violence de cet appétit charnel dont un premier mariage m’a déjà fait connaître le plaisir qu’on trouve à l’assouvir. Incapable de résister à cette violence, étant jeune et femme, j’ai décidé de me laisser entraîner par elle, et je suis tombée amoureuse. J’ai fait tout ce que j’ai pu, dans la mesure de mes moyens, pour t’éviter et m’éviter d’avoir à rougir d’une faute où m’entraînait la nature. Amour compatissant et la Fortune bienveillante m’avaient trouvé et indiqué un chemin très secret pour satisfaire mes désirs sans être remarquée par personne : cela, quel que soit ton informateur ou quelle que soit la manière dont tu l’as appris, je ne le nie pas. Je n’ai pas pris Guiscardo au hasard, contrairement à beaucoup de femmes, mais je l’ai préféré à tout autre après mûre réflexion ; je l’ai attiré à moi en connaissance de cause, et grâce à notre sage persévérance, j’ai longtemps assouvi mon désir. Plus que d’avoir commis un pêché par amour, tu me reproches avec plus d’aigreur, suivant en cela l’opinion la plus commune et non la vérité, de m’être mise avec un homme de basse condition, et tu laisses entendre que si j’avais choisi un homme bien né pour amant, tu ne t’en serais pas offusqué : tu ne t’aperçois donc pas que tu n’incrimines pas ma faute, mais celle de la Fortune, qui bien souvent élève les hommes indignes, et abaisse les plus méritants. Mais laissons cela, et examinons un peu le principe des choses : tu verras tous les hommes formés à partir d’une même chair et toutes les âmes créées par un même Créateur, dotées de forces égales, de capacités égales, de vertus égales. Nous sommes nés et naissons égaux, et la vertu établit entre nous les premières distinctions : ceux qui en étaient le mieux dotés et l’employaient au mieux furent appelés nobles, et les autres demeurèrent non nobles. Même si l’usage, ensuite, a contrarié et masqué cette loi, celle-ci est demeurée intacte dans la nature et dans les bonnes mœurs : ainsi, celui qui agit vertueusement prouve à l’évidence qu’il est noble, et s’il est des gens pour l’appeler autrement, ce sont eux qui se trompent, pas lui. Regard les gentilshommes de ton entourage et examine leur vie, leurs mœurs, leurs manières, et compare-les à celles de Guiscardo : si tu veux bien juger sans animosité, tu admettras que ce dernier est d’une grande noblesse, et que tous tes nobles font figure de vilains. Mon opinion sur la vertu et la valeur de Guiscardo, je ne la dois pas à celle des autres, mais à tes propres paroles et au jugement de mes yeux. Qui l’a loué autant que toi pour toutes ces actions méritantes qu’on dois louer chez un homme valeureux ? Et tu ne te trompais pas, car, si mes yeux ne m’ont pas abusée, je l’ai vu mettre en pratique ces louables qualités dont tu faisais l’éloge, et de manière plus admirable, que tes mots ne pouvaient l’exprimer, et si j’avais commis quelques erreurs de jugement, tu en serais le responsable. Et tu me dis que je me suis mise avec un homme de basse condition ? Tu ne dis pas la vérité : si tu disais avec un homme pauvre, on pourrait l’admettre, à ta honte, toi qui as su pourvoir d’une si bonne situation un homme de valeur, ton serviteur ! La pauvreté n’enlève rien à la noblesse d’une personne, la richesse si.
Une tradition, peut-être apocryphe (les « dernières paroles » sont un domaine de prédilection des apocryphes) veut qu’Alice Toklas, rendant visite à Gertrude Stein à l’Hôpital américain de Neuilly, juste avant l’opération dont elle ne devait pas se réveiller, se soit entendu demander : « What is the answer ? » ; puis, après un silence : « Then, what is the question ? »
Il est vrai que vivre nous présente les réponses longtemps avant les questions.
Le monde est devant nous, chargé de réponses, et nous restons muets. Dans la « lande » ou « chambre » du temps dévasté nous errons, non à la recherche des réponses, mais dans la quête des questions. Mais à la différence de Perceval le Gallois, si jamais nous les trouvons, il est trop tard pour restituer à la prospérité la « Terre Gaste », la « Waste Land » de nos vies. Je ne crois même pas que le nœud se tranche au moment dernier, celui de notre mort. L’énigme reste énigme, jusque dans les yeux troués du cadavre. Qui résoud les énigmes perd la lumière du jour. La vérité creuse les orbites du vivant.
Une certitude à la fois distante, vague, mais intime et forte, donne une unité à un labeur continu, s’oublie dans l’enthousiasme local des découvertes, mais revient à point nommé dès que les obstacles, les échecs, les découragements s’accumulent.
Il était entendu, c’est-à-dire que je m’étais entendu avec moi-même pour reconnaître que rien ne pouvait être prétexte à cesser. « À quoi bon ? », me disait le démon nocturne, ou son double fraternel et sournois, le démon méridien : « À cela », répondais-je ; cela, le double futur du roman et du projet, qui est beaucoup plus que la thèse de mathématique (quand elle n’avance pas), (et plus tard quand elle est achevée, ce qui n’est pas mieux), beaucoup plus que le livre de poèmes (un échafaudage de sonnets).
Car cela, ma réponse aux démons, mon style pour les dompter (le « style », dit rakki tai), est plus, plus ambitieux, plus immense ; et surtout, toujours futur, toujours à faire. De la même étoffe (c’est le même tour de passe-passe) est ce qui est nommé « instinct de vie ».
Pendant les neuf premières années (comme il est dit au chapitre 2, « La chaîne »), je n’ai pas remis en cause la décision. Je n’étais pas oublieux de son contraire (car le démon nocturne et son frère de midi, le soleil double et noir au méridien de midi, emplissant le ciel vide de la perte de temps, me le présentaient à l’occasion), mais j’avais ma réponse toute prête : j’ai cela à faire, qui conduira au roman, au projet, qui en fera plus tard partie. J’en étais sûr.
De quoi pouvait bien me venir une telle certitude, qui n’était guère appuyée sur un avancement effectif de l’un ou de l’autre ? (Et il a suffi de regarder enfin cette vérité en face pour que tout s’écroule, un instant, avant de se rebâtir encore, mais autre, pour encore neuf années.)
Du rêve. Il n’y a pas d’autre possibilité.
La présence du rêve, en arrière-plan de ma vie, s’apparentait à une sorte d’édredon, ou d’oreiller de plume (un entassement d’oreillers plutôt, car il y avait plusieurs couches superposées de certitudes apaisantes), sur, ou sous lequel (lesquels) on voit, s’éveillant avec un inattendu sentiment de vacance, s’étendre devant soi une interminable journée lumineuse, faite de jardins, de promenade, d’amour, de lecture, de découverte. Sans bouger encore, on s’imagine. Il y aura du ciel, un ciel de bleu léger, des nuages tendres, une lune de jour peut-être, petite, prête à fondre, nuage elle-même. Il y aura une eau bougeante, entre des herbes.
De loin en loin, pourtant, j’entrevoyais un fond noir.
Comme parfois on s’imagine, en telle rêverie oiseuse, l’au-delà du visible du ciel, le fond de ciel comme on dit un « fond d’œil », le dessus-dessous de ce bleu qui vous trouble quand on y laisse s’immobiliser son regard ; plus loin que le ciel, on voit noir. L’entre-les-étoiles, le vide interstellaire des « space-operas », on le sent noir. Peut-être faut-il regretter l’imagerie encore si vivace à la Renaissance, l’emboîtement de sphères jusqu’à l’ultime, l’englobante du tout, la Sphère Céleste, ce grand et scintillant compotier d’astres, sans au-delà, ou un au-delà qui n’était que l’habitacle vaporeux, un rien-tout, demeure d’une pas trop pensable divinité (je parle d’une vision naïve, semi-cultivée, comme aurait pu être la mienne, disons, vers 1600).
Poursuivant cette comparaison (« j’aime cette comparaison »), je dirais que ces premières années après le rêve était dans ma vie une Renaissance sous le signe d’une cosmologie lumineuse et peuplée d’innombrables correspondances entre macrocosme et microcosme. Quelque effervescence de « poursuites » intellectuelles se manifestait sous la couverture des astres : la mathématique, la poésie, le sol solide, solidaires. Ce qui veut dire que tout cela était d’une fragilité absolue. J’étais porteur d’une certitude à l’avance ruinée, mais je ne le savais pas. Je ne le savais pas et de ne pas le savoir je pouvais avancer vers la révélation de la ruine en m’imaginant me rapprocher du commencement de la connaissance, inséparable du début de l’accomplissement. On a dit que toute vie bonne est une préparation à mourir. Cette partie de ma vie, ces neuf années, était plutôt une préparation à vivre : vivre serait le Projet.
Je devais poursuivre ailleurs ma préparation au projet : dans la mathématique, dans la poésie, dans une grande sévérité d’existence. L’austérité parfois érémitique qui se montrait nécessaire était comme fonctionnellement imposée par une recherche simultanée de voies dans les deux directions, duales et antagonistes en apparence, de la mathématique et de la poésie. En ces années, je vivais sous la contrainte : contrainte d’apprentissage du calcul, des formes poétiques, de leur mise en pratique simultanée. Mais aussi contraintes de la vie même : la règle de Paul Klee, « nulla dies sine linea », pas de jour sans avancer d’une ligne, suscitait simultanément de sévères exigences d’horaires, où se jouait sans cesse ma passion du dénombrement. La souplesse mentale indispensable pour les sauts perpétuels de la lecture à l’absorption des concepts de la théorie des catégories ou de l’algèbre commutative, l’effort d’immersion dans les langues lointaines des traditions poétiques voulues par le projet, n’étaient pas imaginables sans une rigidité concomitante de l’emploi de mon temps. Je me suis fait un devoir de solitude. De loin en loin je revenais à l’imagination du projet.
Je vivais dans un système de règles. Les règles de l’écriture poétique, les règles de la démonstration mathématique, les règles de vie constituaient trois systèmes qui se ressemblaient pour moi, qui avaient des chemins parallèles. Chaque règle, chaque acte selon les règles, était pensé comme préparatoire.
Ce matin du 11 juin 1985 (il est cinq heures), pendant que j’écris ceci sur le peu de place laissé libre par les papiers à la surface de mon bureau, j’entends passer, dans la rue des Francs-Bourgeois, deux étages plus bas à ma gauche, une voiture de livraison qui s’arrête devant l’ex-Nicolas, sans doute, à côté de la boucherie Arnoult.
Le moteur tourne, et, tandis que j’écoute le bruit des voix et des caisses, vient de s’éloigner invisiblement le moment intense d’angoisse et d’hésitation à commencer à écrire ceci, en lignes qui seront noires et serrées, aux lettres minuscules, sans ratures, sans repentirs, sans réflexion, sans imagination, sans impatience, sans promesses sinon de leur existence assurée ligne après ligne sur la page de cahier où je les écris.
Et j’écris seulement pour poursuivre, pour échapper à l’angoisse qui m’attend dès que je m’interromps, dès que je suspends leur progression incertaine et maladroite, pour que ce recommencement, après tant d’inquiétude et de paralysie, ne soit pas à son tour un simple faux départ de l’entreprise de prose à laquelle je m’efforce, vainement, depuis tant d’années.
J’écris que l’été a fait un brusque pas en avant, ou que peut-être le ciel, qui ne m’apparaît pas, est seulement pour un moment découvert, mais la nuit me semble moins entière derrière les volets de ma fenêtre.
Cela m’inquiète, j’ai besoin d’être dans la nuit finissante mais profonde pour trouver le courage minimal d’avancer, même inutilement, ceci.
Mais il est vrai, et comment pourrait-il en être autrement, que désormais tout m’inquiète, me décourage, pour ne pas employer de mots plus violents.
Pour ce matin de recommencement, je me suis préparé à l’obscurité finissante (trois heures du matin, solaires) : je me suis obligé, depuis plusieurs matins semblables, à m’accoutumer à l’idée de remplir régulièrement et lentement de lignes noires ces pages, sous le cône de la lampe noire qui serait, comme il va l’être, comme il est en train de l’être, lentement combattu, affaibli, brouillé, envahi par la clarté insidieuse qui se déverse lentement du ciel invisible dans la rue.
Et, par l’accumulation de tels matins interchangeables, le cahier et la lampe toujours au même endroit, le jour venant toujours semblablement diluer, troubler, emmêler, immerger le cercle d’isolement où je fais effort, un peu plus tôt seulement chaque journée vers l’été, un peu plus tard ensuite jusqu’à l’automne, et l’hiver, et ainsi de suite, je conserverai aussi intacte et inchangée que possible l’impulsion du moment initial que je rapporte ici pendant qu’il passe.
Dans cet intervalle, entre l’instant d’avant l’aube où je me mettrai à bouger du noir sous la lampe et celui où, malgré les volets, la lumière du jour emplissant le carrefour dissoudra finalement le jaune électrique sur le papier, dans cet intervalle quotidien de ma vie maintenant vide, j’écrirai.
28 Les gelées ne gèlent que froides
Les gelées ne gèlent que froides. Mais là est bien la difficulté. Car comment déterminer quand il est indispensable d’éteindre le feu, de verser le liquide dans les pots, le fractionner, commencer l’attente fiévreuse du verdict ? À cette question il n’est pas de réponse certaine, constante chiffrable. C’est pourquoi la fabrication des gelées n’est pas une science, n’est pas une technique, mais un art.
L’instant décisif dépend de beaucoup de facteurs : de l’état des fruits, de leur degré de maturité, de l’ensoleillement de la saison, de l’âge des arbres, des vents, de la taille des fruits, de leur masse même… Des azeroles jaunissantes, trop longtemps tombées à terre, grasses et farineuses de pluie ou de rosée, sont moins favorables que de petits fruits encore tout vifs et bien acides, juste décrochés par le vent ou la main. La cuisson est plus risquée par temps de marin, dit-on, que de cers. Certes : le marin, qui rend les femmes acariâtres, les filles insaisissables, les garçons grognons, les chevaux fous, les mulots neurasthéniques et les mouches pêgueuses, ne peut que jeter du trouble en l’azerole. Il vaut mieux pour tenter la gelée un bon cers presque froid.
On pourrait imaginer qu’un savoir ancestral, d’innombrables générations de grand-mères gélifiantes auraient pu, pesant chaque cause, arriver à quelque conclusion quantifiée et normative : « Faire bouillir à feu doux tant de minutes, éteindre, mettre dans tels pots… » Il n’en est rien. Aucune cause n’agit seule et de manière suffisamment constante ; et derrière leur combinaison déjà impondérable se dissimule, tel un paramètre caché plus fuyant qu’en physique des particules, ce qu’on pourrait appeler le libre arbitre (ou le « clinamen ») de la gelée : un moment, où le liquide se tend imperceptiblement dans la bassine, se contracte autour de lui-même, sous l’action de toutes ces raisons de geler ou de ne pas geler, on soupçonne que rien n’est décidé encore, que tout va dépendre de l’intensité de votre désir de la gelée, de la gloire des gelées, de la qualité de votre attention, de votre vigilance, de l’ordre des constellations au-dessus de votre tête dans le macrocosme, de l’intensité de la loi morale dans votre cœur.
Comme Isaac Newton soi-même, en de tels instants, on est tenté de croire immodérément à l’astrologie. Disons-le encore autrement : quand la gelée rate, il se peut que ce soit parce qu’elle avait toujours été destinée, ‘faée’, à rater, ou bien parce qu’elle a brusquement, sous l’action du démon de Maxwell des gelées, décidé de rater, ou bien encore qu’ayant voulu réussir vous ne l’avez pas comprise, et avez laissé s’échapper votre chance, sans espoir de retour.
On ne dispose, pour surprendre l’azerole, pour lui arracher le secret de ses intentions (si l’on ne veut pas renoncer à tout effort, pour s’en remettre au hasard) que d’une arme unique, qu’il faut manier d’ailleurs avec précaution. Je la nommerai le test du frisson. Debout devant la bassine, vous guettez la surface odorante et rousse (le parfum est maintenant devenu un vrai parfum de gelée, ce n’est plus une odeur de tisane), le message qu’un frémissement infime, infimement perceptible, révélateur de la mutation qui peut-être se prépare dans le cœur de la masse translucide.
De la longue louche à bec vous saisissez quelques gouttes brûlantes que vous versez dans une soucoupe. Vous inclinez légèrement la soucoupe après quelque refroidissement et vous regardez le liquide glisser vers le bas. Car tel est le test du frisson : si l’azerole n’est pas dans des dispositions gélifiantes, elle coulera dans la soucoupe comme le ferait un liquide ordinaire, simplement sirupeux, chargé de fruits et de sucres.
Mais si par miracle le germe secret du gel (presque aussi mystérieux que celui qui germa un jour dans un tonneau de glycérine bercé par les mouvements d’un navire en mer (et père de tous les cristaux de glycérine créés depuis)) est là, il frissonne, comme la surface d’un lac ou d’une mer dont l’immobilité se trouble des prémices ondulatoires presque imperceptibles qui commencent à froisser la surface plane ; ainsi, dans la soucoupe blanche, la nappe d’azerole se met à frissonner.
Il faut alors agir vite, très vite ; car la possibilité de gelée qui vous est consentie par l’azerole, ainsi surprise, et comme malgré elle, dans son intimité, ne durera pas. Il s’agit d’une faiblesse brève, d’un abandon à la volupté de quelques minutes. Si vous laissez passer ce moment, tout est perdu. Dès que la soucoupe a frissonné, donc, j’arrête la cuisson et je verse dans les pots préparés à cet effet sur la table ; dans une première tasse la première louchée, trempée à l’eau froide, qui sera la toute première gelée nouvelle, où je pourrai inspecter sa qualité propre, son goût, sa couleur, sa transparence, son toucher, sa consistance, son individualité, deviner s’il s’agit d’une grande année ou non.
Sur les flancs des pots, couverts dès le lendemain (une goutte d’alcool en surface, un rond de papier transparent serré d’un élastique), je collerai une étiquette (autocollante) avec tous les renseignements nécessaires : année, nature, origine (les fruits de quels arbres) ; format du pot, numéro d’ordre ; une cote, en somme, aux feutres de couleur, permettant de repérer convenablement les pots dans l’Armoire aux Confitures, au grenier, la Confiturothèque. J’emporterai quelques pots à Paris, à mon retour, comme cadeaux.
Si par malheur le test du frisson a échoué (il reste malgré tout un faible espoir, la gelée se décidant parfois brusquement beaucoup plus tard, dans le droit du grenier, en hiver, une nuit de gel), l’azerole liquide servira d’additif aux compotes, yaourts, petits-suisses ; fort appréciée, semble-t-il, autrefois, de mes neveux et nièces.
29 La cuiller, enfoncée dans le pot d’azerole
La cuiller, enfoncée dans le pot d’azerole, y découpe des blocs nets et fermes de gelée. L’azerole n’est pas une gelée tremblante, veule, incertaine. Elle se tient toute droite et autonome dans l’assiette, sans couler, se défaire ou s’effondrer.
Je regardais une coulée en colline de gelée dans une soucoupe brune. Elle apparaissait comme une falaise de cristal trouble, translucide, roux rouge orangé et rose, reflétant la lumière de la lampe matinale (il était six heures) comme en l’irrégularité de minuscules éclats arrachés par le ciseau du sculpteur. Mais elle n’avait rien de la dureté de la pierre roulée par les vagues méditerranéennes : d’un relief doux, en ses bords, sous moins d’épaisseur, elle semblait presque rose seulement.
Mon regard pénétrait dans la masse, la traversait de part en part avec la lumière, les trajets de lumière accusant les inégalités de la composition : parfois claire, parfois sombre, avec les grains minuscules de quelques impuretés ; et une poche blanche d’écume à l’intérieur, de cette écume qui, blanc cheveux, traîne à la surface quand elle cuit, et que j’avais expérimentalement laissée d’enfermer en elle, dans le pot, en la refroidissant.
Je l’ai mangée, contemplant sur ma mangue la saveur. Le goût de la gelée d’azerole est d’une originalité certaine : selon les axes principaux de l’hyperquadrique des gelées (si on fait une analyse factorielle « à la Benzécri »), ce nuage de points un peu comme un zeppelin où chaque point scintillant représente une gelée, avec toutes ses caractéristiques, et les ressemblances entre elles marquées par des proximités (mais il y a plus de trois dimensions, si on veut tenir compte de tous les facteurs qui contribuent à ce qu’on nomme « goût », et c’est pourquoi il faut imaginer une hypersurface), elle se situerait plutôt dans la région de la pomme que dans celle de la groseille, ou de la mûre. Je dis cela en simplifiant baucoup. Mais elle est donc non violente, discrète, légère, lente à se développer dans la bouche, modeste. Et elle ne se confond avec aucune : ni avec la pomme reinette ni avec le coing.
Sa singularité frappe : très subtilement acidulée, dans une tonalité étrangement assez éloignée de celle du fruit, comme si une véritable mutation, une naissance, s’était produite dans le liquide en ébullition au moment privilégié du gel (la gelée d’un an est plus sûre d’elle-même, décidée, profonde). Son unicité de goût, de parfum, de consistance s’accompagne d’une originalité d’un autre ordre, mais peut-être plus frappante encore, qui est sa rareté.
L’azerolier, père et mère de l’azerole, autrefois présent sur tout le pourtour de la Méditerranée (au moins en Italie, en Provence, en Languedoc, en Catalogne, à ma connaissance (dans les trois derniers cas ma connaissance est directe, dans le premier elle vient d’un poème de Montale) ; et le nom semble arabe), a reculé tellement en ce siècle qu’il n’est plus présent que dans les régions les plus tardivement touchées par la modernisation (et encore pourrait-on douter qu’il s’y trouve un seul arbre planté depuis la Seconde Guerre Mondiale !). C’est le cas, précisément, du Minervois.
Or, la tradition locale ignore, pour l’azerole, la gelée, préférant le sirop épais, lourd et dense, obtenu après une très longue réduction. Ainsi la gelée, réinventée par ma mère sur le modèle des autres gelées provençales traditionnelles (coing, cassis, framboise, mûre, groseille…) a quelque chance d’être un véritable unicum confiturier, puisque par ailleurs l’azerolier a pratiquement disparu en Provence depuis la fin du siècle dernier (le Jardinier provençal, déjà, ne lui consacre que quelques lignes fort peut éclaircissantes).
Ici, de plus, les arbres, qui constituent un élément archaïsant encore assez présent dans le paysage de vignes, de garrigues, de cyprès, de pins, d’amandiers, d’oliviers et de chênes verts (la zone est climatiquement frontière : la montagne Noire, avec ses châtaigniers, est proche), disparaissent les uns après les autres, et ne sont pas remplacés (ils meurent, on les abat pour élargir un chemin, agrandir une vigne). Et il se pourrait que mes gelées soient les dernières (je n’en ferai pas cette année, je n’en ferai peut-être plus jamais), comme une langue dont le parfum et la beauté redoublent avant de se perdre.
J’ai aimé, je l’avoue, cette singularité presque invisible, concentrant dans un orgueil de couleur et de saveur une mémoire à la fois familiale et collective, silencieusement. Et je m’imagine un peu la préparation de la prose comme celle de la gelée d’azerole : les fruits sont les instants ; la cuisson, la mémoire, et dans la voix qui incline le déroulement des phrases je guette avec impatience, inquiétude, l’apparition, si hasardeuse, du frisson.