Une liste – une liste de courses, par exemple – a géné­ra­le­ment l’as­pect d’une bande ver­ti­cale de mots écrits les uns sous les autres, sur une feuille volante ou un bout de papier quel­conque. L’idée de bande est ins­crite dans le mot. Bande à part, pour­rait-on dire, la liste est en marge du lan­gage arti­cu­lé en phrases ou en vers. Il est rare qu’y figurent des verbes conju­gués. Parfois des infi­ni­tifs (pas­ser chez le cor­don­nier), rare­ment des articles, peu d’ad­jec­tifs, pas de ponc­tua­tion, pas d’ad­verbes ni de pré­po­si­tions.
Une liste n’est pas un poème ; ni bien sûr, une prose. Elle peut être le texte d’une chan­son, comme chez Nino Ferrer. Elle n’est pas un inven­taire parce qu’un inven­taire se veut exhaus­tif. Elle n’est ni une série ni une suite, ni une énu­mé­ra­tion. Quand on a fait le tour de ce qu’une liste n’est pas, on peut dire qu” une liste est une liste et pas autre chose. Toute liste est auto­nome et chaque élé­ment de la liste est auto­nome, de sorte qu’on peut per­mu­ter les élé­ments d’une liste sans que la liste en soit affec­tée, ce qui n’est pas le cas pour une suite ou une série.
Une liste est sans com­men­ce­ment ni fin : à tout moment, en fonc­tion des besoins, on peut l’al­lon­ger, la rac­cour­cir ou y injec­ter des élé­ments nou­veaux. une liste est dis­con­ti­nue mais les élé­ments qui la consti­tuent ne sont pas pour tant des frag­ments. Une liste peut se lire de haut en bas, de bas en haut ou dans la désordre. En fai­sant ses courses au super­mar­ché, on ne suit pas for­cé­ment l’ordre de la liste, sauf si on a pen­sé la liste en fonc­tion du par­cours à suivre.
Bien qu’é­crite par quel­qu’un, une liste est sans auteur. Elle est per­son­nelle. Je suis le seul à com­prendre la logique de ma liste et à pou­voir en faire quelque chose. Supposons que je trouve, aban­don­née dans un caddy(r), la liste des courses de quel­qu’un d’autre, je ne peux rien en faire. Une liste est un secret.
Quel est le temps d’une liste ? L’infinitif pré­sent. Celui qui fait des listes est un anna­liste, pas un his­to­rien. Il n’ex­plique pas l’en­chaî­ne­ment des évé­ne­ments. Il jux­ta­pose des don­nées, à plat, sans éta­blir de rela­tions de cause à effet entre elles. Telle année, on retien­dra : une éclipse, une inon­da­tion, une vic­toire miliaire, une disette, etc.
Mais le point le plus remar­quable, c’est qu’au fur et à mesure qu’on fait ses courses et qu’on rem­plit son caddy(r), on peut rayer les mots de la liste. Toute liste contient le pro­jet de son effa­ce­ment. Toute liste est utile, à un moment don­né. Mais elle est tou­jours éphé­mère.

,
« Cette his­toire est la mienne (petit dic­tion­naire auto­bio­gra­phique de l’é­lé­gie) » ma haie
, , ,
p. 482

De mes lignes mati­nales j’ac­croche la lumière mon­tante, et les autres affrontent la lumière qui dimi­nue. Moi, je me sens sem­blable à l’er­mite de l’é­nigme : ima­gi­nez, dit l’é­nigme, un ermite. Il se lève à l’aube, avec le soleil. Il monte sur le che­min pous­sié­reux jus­qu’au som­met de la col­line. Il arrive en haut au soleil cou­chant. Il passe la nuit en prières et le len­de­main, avec le soleil nou­veau, il redes­cend pour arri­ver le soir dans la plaine. Montrez (telle est l’in­jonc­tion de l’é­nigme) qu’il y a un endroit sur son che­min où il est pas­sé à la même heure en mon­tant et en des­cen­dant.
La solu­tion, quand on y pense, est assez simple : inven­tez, nous dit-on, un ermite fan­tôme qui se lève à l’aube du second jour, en bas, au moment où l’er­mite (réel) com­mence sa des­cente : sup­po­sez que l’er­mite fan­tôme suit pas à pas, à la même allure exac­te­ment, l’er­mite mon­tant, le pre­mier jour, sur le che­min (c’est son double).
C’est le même che­min. L’ermite qui des­cend et l’er­mite ombre qui monte ne vont-ils pas se croi­ser ? N’est-ce pas là, en ce point de leur ren­contre, le lieu de la solu­tion ?
Pensez, vous, que l’er­mite fan­tôme de l’é­nigme est un ermite de mémoire : que dans la lumière du soir, la lumière des­cen­dante, elle, Alix, ma femme, accom­pagne ma prose lente sur son che­min de papier. Pensez, si vous lisez, peut-être long­temps après la pre­mière, la der­nière branche de mon récit, que quelque part nos images coïn­cident.

, ,
chap. 1  : « La lampe »
, , ,
p. 32

Le bilan sévère du pro­jet ne fait que faci­li­ter la recon­nais­sance de la solu­tion, qui m’a­veugle, comme étant l’u­nique pos­sible, et me force à en accep­ter les consé­quences pra­tiques, puis­qu’il n’y a rien d’autre à faire, puisque je ne peux pas conti­nuer comme avant, attendre que tout se mette en place de soi-même. Si je reviens, men­ta­le­ment, en arrière, si je me dis, dra­ma­ti­que­ment : « Je n’ai rien fait ! », c’est que je viens de décou­vrir ce qu’il faut faire pour faire, et ain­si je suis sûr de n’a­voir pas d’autres choix, à moins de renon­cer. Et renon­cer, c’est me retrou­ver au moment ini­tial, d’a­vant le Projet et le rêve, devant un juge­ment de nul­li­té de ma vie, de toute vie. J’anime, en somme, devant mes propres yeux, le spectre de la mélan­co­lie. Ce qui est tout autre chose, je le sais d’ex­pé­rience, qu’é­prou­ver la mélan­co­lie elle-même.

, ,
chap. 2  : « La chaîne »
, , ,
p. 53

Pour échap­per à la moro­si­té ambiante, on va pui­ser, dans le voca­bu­laire, des mots-refuges pour dorer la pilule. À ce compte-là, pour­quoi ne pas dire onde pour eau, vais­seau pour bateau, cour­roux pour colère, nues pour nuages, flots pour mer, ondée pour averse, fra­grance pour odeur, des­trier pour che­val, orée pour bord, appas pour charme, des­sein pour pro­jet, etc. Bref, tout ce maquillage idéa­liste qui rend la cam­pagne si jolie aux yeux des bour­geois en mal de poé­sie. Toute cette hypo­cri­sie contre laquelle s’étaient déjà bat­tus les Baudelaire et Flaubert d’autrefois. Aujourd’hui, le recours à ces valeurs fan­tas­ma­tiques appa­raît clai­re­ment comme des impasses du lan­gage et une régres­sion de la pen­sée. Ce serait, en lit­té­ra­ture, l’équivalent de Philippe de Villiers en poli­tique.

,
« Les Dernières Nouvelles de la Cabane, bul­le­tin du 11 avril 1998 » ma haie
, , ,
p. 440–441

Étant fait de faire, Tancredi, tu aurais dû savoir que tu avais engen­dré une fille faite de chair et non de pierre ou de fer ; tout vieillard que tu es, tu aurais dû et tu dois te rap­pe­ler quelles sont les lois de la jeu­nesse, et la puis­sance de leur appel ; même si, viri­le­ment, tu as consa­cré à la pra­tique des armes les meilleures années de ta vie, tu n’au­rais pas dû igno­rer les consé­quences d’une vie oisive et raf­fi­née sur les vieillards et, par­tant, sur les jeunes gens. Engendrée par toi, je suis donc faite de chair, et j’ai si peu vécu que je suis jeune encore, deux bonnes rai­sons pour res­sen­tir la vio­lence de cet appé­tit char­nel dont un pre­mier mariage m’a déjà fait connaître le plai­sir qu’on trouve à l’as­sou­vir. Incapable de résis­ter à cette vio­lence, étant jeune et femme, j’ai déci­dé de me lais­ser entraî­ner par elle, et je suis tom­bée amou­reuse. J’ai fait tout ce que j’ai pu, dans la mesure de mes moyens, pour t’é­vi­ter et m’é­vi­ter d’a­voir à rou­gir d’une faute où m’en­traî­nait la nature. Amour com­pa­tis­sant et la Fortune bien­veillante m’a­vaient trou­vé et indi­qué un che­min très secret pour satis­faire mes dési­rs sans être remar­quée par per­sonne : cela, quel que soit ton infor­ma­teur ou quelle que soit la manière dont tu l’as appris, je ne le nie pas. Je n’ai pas pris Guiscardo au hasard, contrai­re­ment à beau­coup de femmes, mais je l’ai pré­fé­ré à tout autre après mûre réflexion ; je l’ai atti­ré à moi en connais­sance de cause, et grâce à notre sage per­sé­vé­rance, j’ai long­temps assou­vi mon désir. Plus que d’a­voir com­mis un pêché par amour, tu me reproches avec plus d’ai­greur, sui­vant en cela l’o­pi­nion la plus com­mune et non la véri­té, de m’être mise avec un homme de basse condi­tion, et tu laisses entendre que si j’a­vais choi­si un homme bien né pour amant, tu ne t’en serais pas offus­qué : tu ne t’a­per­çois donc pas que tu n’in­cri­mines pas ma faute, mais celle de la Fortune, qui bien sou­vent élève les hommes indignes, et abaisse les plus méri­tants. Mais lais­sons cela, et exa­mi­nons un peu le prin­cipe des choses : tu ver­ras tous les hommes for­més à par­tir d’une même chair et toutes les âmes créées par un même Créateur, dotées de forces égales, de capa­ci­tés égales, de ver­tus égales. Nous sommes nés et nais­sons égaux, et la ver­tu éta­blit entre nous les pre­mières dis­tinc­tions : ceux qui en étaient le mieux dotés et l’employaient au mieux furent appe­lés nobles, et les autres demeu­rèrent non nobles. Même si l’u­sage, ensuite, a contra­rié et mas­qué cette loi, celle-ci est demeu­rée intacte dans la nature et dans les bonnes mœurs : ain­si, celui qui agit ver­tueu­se­ment prouve à l’é­vi­dence qu’il est noble, et s’il est des gens pour l’ap­pe­ler autre­ment, ce sont eux qui se trompent, pas lui. Regard les gen­tils­hommes de ton entou­rage et exa­mine leur vie, leurs mœurs, leurs manières, et com­pare-les à celles de Guiscardo : si tu veux bien juger sans ani­mo­si­té, tu admet­tras que ce der­nier est d’une grande noblesse, et que tous tes nobles font figure de vilains. Mon opi­nion sur la ver­tu et la valeur de Guiscardo, je ne la dois pas à celle des autres, mais à tes propres paroles et au juge­ment de mes yeux. Qui l’a loué autant que toi pour toutes ces actions méri­tantes qu’on dois louer chez un homme valeu­reux ? Et tu ne te trom­pais pas, car, si mes yeux ne m’ont pas abu­sée, je l’ai vu mettre en pra­tique ces louables qua­li­tés dont tu fai­sais l’é­loge, et de manière plus admi­rable, que tes mots ne pou­vaient l’ex­pri­mer, et si j’a­vais com­mis quelques erreurs de juge­ment, tu en serais le res­pon­sable. Et tu me dis que je me suis mise avec un homme de basse condi­tion ? Tu ne dis pas la véri­té : si tu disais avec un homme pauvre, on pour­rait l’ad­mettre, à ta honte, toi qui as su pour­voir d’une si bonne situa­tion un homme de valeur, ton ser­vi­teur ! La pau­vre­té n’en­lève rien à la noblesse d’une per­sonne, la richesse si.

Une tra­di­tion, peut-être apo­cryphe (les « der­nières paroles » sont un domaine de pré­di­lec­tion des apo­cryphes) veut qu’Alice Toklas, ren­dant visite à Gertrude Stein à l’Hôpital amé­ri­cain de Neuilly, juste avant l’opération dont elle ne devait pas se réveiller, se soit enten­du deman­der : « What is the ans­wer ? » ; puis, après un silence : « Then, what is the ques­tion ? »
Il est vrai que vivre nous pré­sente les réponses long­temps avant les ques­tions.
Le monde est devant nous, char­gé de réponses, et nous res­tons muets. Dans la « lande » ou « chambre » du temps dévas­té nous errons, non à la recherche des réponses, mais dans la quête des ques­tions. Mais à la dif­fé­rence de Perceval le Gallois, si jamais nous les trou­vons, il est trop tard pour res­ti­tuer à la pros­pé­ri­té la « Terre Gaste », la « Waste Land » de nos vies. Je ne crois même pas que le nœud se tranche au moment der­nier, celui de notre mort. L’énigme reste énigme, jusque dans les yeux troués du cadavre. Qui résoud les énigmes perd la lumière du jour. La véri­té creuse les orbites du vivant.

, ,
chap. 5  : « Rêve, déci­sion, « pro­jet » »
, , ,
p. 186–187

Une cer­ti­tude à la fois dis­tante, vague, mais intime et forte, donne une uni­té à un labeur conti­nu, s’oublie dans l’enthousiasme local des décou­vertes, mais revient à point nom­mé dès que les obs­tacles, les échecs, les décou­ra­ge­ments s’accumulent.
Il était enten­du, c’est-à-dire que je m’étais enten­du avec moi-même pour recon­naître que rien ne pou­vait être pré­texte à ces­ser. « À quoi bon ? », me disait le démon noc­turne, ou son double fra­ter­nel et sour­nois, le démon méri­dien : « À cela », répon­dais-je ; cela, le double futur du roman et du pro­jet, qui est beau­coup plus que la thèse de mathé­ma­tique (quand elle n’avance pas), (et plus tard quand elle est ache­vée, ce qui n’est pas mieux), beau­coup plus que le livre de poèmes (un écha­fau­dage de son­nets).
Car cela, ma réponse aux démons, mon style pour les domp­ter (le « style », dit rak­ki tai), est plus, plus ambi­tieux, plus immense ; et sur­tout, tou­jours futur, tou­jours à faire. De la même étoffe (c’est le même tour de passe-passe) est ce qui est nom­mé « ins­tinct de vie ».
Pendant les neuf pre­mières années (comme il est dit au cha­pitre 2, « La chaîne »), je n’ai pas remis en cause la déci­sion. Je n’étais pas oublieux de son contraire (car le démon noc­turne et son frère de midi, le soleil double et noir au méri­dien de midi, emplis­sant le ciel vide de la perte de temps, me le pré­sen­taient à l’occasion), mais j’avais ma réponse toute prête : j’ai cela à faire, qui condui­ra au roman, au pro­jet, qui en fera plus tard par­tie. J’en étais sûr.
De quoi pou­vait bien me venir une telle cer­ti­tude, qui n’était guère appuyée sur un avan­ce­ment effec­tif de l’un ou de l’autre ? (Et il a suf­fi de regar­der enfin cette véri­té en face pour que tout s’écroule, un ins­tant, avant de se rebâ­tir encore, mais autre, pour encore neuf années.)
Du rêve. Il n’y a pas d’autre pos­si­bi­li­té.
La pré­sence du rêve, en arrière-plan de ma vie, s’apparentait à une sorte d’édredon, ou d’oreiller de plume (un entas­se­ment d’oreillers plu­tôt, car il y avait plu­sieurs couches super­po­sées de cer­ti­tudes apai­santes), sur, ou sous lequel (les­quels) on voit, s’éveillant avec un inat­ten­du sen­ti­ment de vacance, s’étendre devant soi une inter­mi­nable jour­née lumi­neuse, faite de jar­dins, de pro­me­nade, d’amour, de lec­ture, de décou­verte. Sans bou­ger encore, on s’imagine. Il y aura du ciel, un ciel de bleu léger, des nuages tendres, une lune de jour peut-être, petite, prête à fondre, nuage elle-même. Il y aura une eau bou­geante, entre des herbes.
De loin en loin, pour­tant, j’entrevoyais un fond noir.
Comme par­fois on s’imagine, en telle rêve­rie oiseuse, l’au-delà du visible du ciel, le fond de ciel comme on dit un « fond d’œil », le des­sus-des­sous de ce bleu qui vous trouble quand on y laisse s’immobiliser son regard ; plus loin que le ciel, on voit noir. L’entre-les-étoiles, le vide inter­stel­laire des « space-ope­ras », on le sent noir. Peut-être faut-il regret­ter l’imagerie encore si vivace à la Renaissance, l’emboîtement de sphères jusqu’à l’ultime, l’englobante du tout, la Sphère Céleste, ce grand et scin­tillant com­po­tier d’astres, sans au-delà, ou un au-delà qui n’était que l’habitacle vapo­reux, un rien-tout, demeure d’une pas trop pen­sable divi­ni­té (je parle d’une vision naïve, semi-culti­vée, comme aurait pu être la mienne, disons, vers 1600).
Poursuivant cette com­pa­rai­son (« j’aime cette com­pa­rai­son »), je dirais que ces pre­mières années après le rêve était dans ma vie une Renaissance sous le signe d’une cos­mo­lo­gie lumi­neuse et peu­plée d’innombrables cor­res­pon­dances entre macro­cosme et micro­cosme. Quelque effer­ves­cence de « pour­suites » intel­lec­tuelles se mani­fes­tait sous la cou­ver­ture des astres : la mathé­ma­tique, la poé­sie, le sol solide, soli­daires. Ce qui veut dire que tout cela était d’une fra­gi­li­té abso­lue. J’étais por­teur d’une cer­ti­tude à l’avance rui­née, mais je ne le savais pas. Je ne le savais pas et de ne pas le savoir je pou­vais avan­cer vers la révé­la­tion de la ruine en m’imaginant me rap­pro­cher du com­men­ce­ment de la connais­sance, insé­pa­rable du début de l’accomplissement. On a dit que toute vie bonne est une pré­pa­ra­tion à mou­rir. Cette par­tie de ma vie, ces neuf années, était plu­tôt une pré­pa­ra­tion à vivre : vivre serait le Projet.

, ,
chap. 5  : « Rêve, déci­sion, « pro­jet » »
, , ,
p. 161–163

Je devais pour­suivre ailleurs ma pré­pa­ra­tion au pro­jet : dans la mathé­ma­tique, dans la poé­sie, dans une grande sévé­ri­té d’existence. L’austérité par­fois éré­mi­tique qui se mon­trait néces­saire était comme fonc­tion­nel­le­ment impo­sée par une recherche simul­ta­née de voies dans les deux direc­tions, duales et anta­go­nistes en appa­rence, de la mathé­ma­tique et de la poé­sie. En ces années, je vivais sous la contrainte : contrainte d’apprentissage du cal­cul, des formes poé­tiques, de leur mise en pra­tique simul­ta­née. Mais aus­si contraintes de la vie même : la règle de Paul Klee, « nul­la dies sine linea », pas de jour sans avan­cer d’une ligne, sus­ci­tait simul­ta­né­ment de sévères exi­gences d’horaires, où se jouait sans cesse ma pas­sion du dénom­bre­ment. La sou­plesse men­tale indis­pen­sable pour les sauts per­pé­tuels de la lec­ture à l’absorption des concepts de la théo­rie des caté­go­ries ou de l’algèbre com­mu­ta­tive, l’effort d’immersion dans les langues loin­taines des tra­di­tions poé­tiques vou­lues par le pro­jet, n’étaient pas ima­gi­nables sans une rigi­di­té conco­mi­tante de l’emploi de mon temps. Je me suis fait un devoir de soli­tude. De loin en loin je reve­nais à l’imagination du pro­jet.
Je vivais dans un sys­tème de règles. Les règles de l’écriture poé­tique, les règles de la démons­tra­tion mathé­ma­tique, les règles de vie consti­tuaient trois sys­tèmes qui se res­sem­blaient pour moi, qui avaient des che­mins paral­lèles. Chaque règle, chaque acte selon les règles, était pen­sé comme pré­pa­ra­toire.

, ,
chap. 5  : « Rêve, déci­sion, « pro­jet » »
, , ,
p. 160

Ce matin du 11 juin 1985 (il est cinq heures), pen­dant que j’écris ceci sur le peu de place lais­sé libre par les papiers à la sur­face de mon bureau, j’entends pas­ser, dans la rue des Francs-Bourgeois, deux étages plus bas à ma gauche, une voi­ture de livrai­son qui s’arrête devant l’ex-Nicolas, sans doute, à côté de la bou­che­rie Arnoult.

Le moteur tourne, et, tan­dis que j’écoute le bruit des voix et des caisses, vient de s’éloigner invi­si­ble­ment le moment intense d’angoisse et d’hésitation à com­men­cer à écrire ceci, en lignes qui seront noires et ser­rées, aux lettres minus­cules, sans ratures, sans repen­tirs, sans réflexion, sans ima­gi­na­tion, sans impa­tience, sans pro­messes sinon de leur exis­tence assu­rée ligne après ligne sur la page de cahier où je les écris.

Et j’écris seule­ment pour pour­suivre, pour échap­per à l’angoisse qui m’attend dès que je m’interromps, dès que je sus­pends leur pro­gres­sion incer­taine et mal­adroite, pour que ce recom­men­ce­ment, après tant d’inquiétude et de para­ly­sie, ne soit pas à son tour un simple faux départ de l’entreprise de prose à laquelle je m’efforce, vai­ne­ment, depuis tant d’années.

J’écris que l’été a fait un brusque pas en avant, ou que peut-être le ciel, qui ne m’apparaît pas, est seule­ment pour un moment décou­vert, mais la nuit me semble moins entière der­rière les volets de ma fenêtre.

Cela m’inquiète, j’ai besoin d’être dans la nuit finis­sante mais pro­fonde pour trou­ver le cou­rage mini­mal d’avancer, même inuti­le­ment, ceci.

Mais il est vrai, et com­ment pour­rait-il en être autre­ment, que désor­mais tout m’inquiète, me décou­rage, pour ne pas employer de mots plus vio­lents.

Pour ce matin de recom­men­ce­ment, je me suis pré­pa­ré à l’obscurité finis­sante (trois heures du matin, solaires) : je me suis obli­gé, depuis plu­sieurs matins sem­blables, à m’accoutumer à l’idée de rem­plir régu­liè­re­ment et len­te­ment de lignes noires ces pages, sous le cône de la lampe noire qui serait, comme il va l’être, comme il est en train de l’être, len­te­ment com­bat­tu, affai­bli, brouillé, enva­hi par la clar­té insi­dieuse qui se déverse len­te­ment du ciel invi­sible dans la rue.

Et, par l’accumulation de tels matins inter­chan­geables, le cahier et la lampe tou­jours au même endroit, le jour venant tou­jours sem­bla­ble­ment diluer, trou­bler, emmê­ler, immer­ger le cercle d’isolement où je fais effort, un peu plus tôt seule­ment chaque jour­née vers l’été, un peu plus tard ensuite jusqu’à l’automne, et l’hiver, et ain­si de suite, je conser­ve­rai aus­si intacte et inchan­gée que pos­sible l’impulsion du moment ini­tial que je rap­porte ici pen­dant qu’il passe.

Dans cet inter­valle, entre l’instant d’avant l’aube où je me met­trai à bou­ger du noir sous la lampe et celui où, mal­gré les volets, la lumière du jour emplis­sant le car­re­four dis­sou­dra fina­le­ment le jaune élec­trique sur le papier, dans cet inter­valle quo­ti­dien de ma vie main­te­nant vide, j’écrirai.

, ,
chap. 1  : « La lampe »
, , ,
p. 13–14

28 Les gelées ne gèlent que froides

Les gelées ne gèlent que froides. Mais là est bien la dif­fi­cul­té. Car com­ment déter­mi­ner quand il est indis­pen­sable d’éteindre le feu, de ver­ser le liquide dans les pots, le frac­tion­ner, com­men­cer l’attente fié­vreuse du ver­dict ? À cette ques­tion il n’est pas de réponse cer­taine, constante chif­frable. C’est pour­quoi la fabri­ca­tion des gelées n’est pas une science, n’est pas une tech­nique, mais un art.

L’instant déci­sif dépend de beau­coup de fac­teurs : de l’état des fruits, de leur degré de matu­ri­té, de l’ensoleillement de la sai­son, de l’âge des arbres, des vents, de la taille des fruits, de leur masse même… Des aze­roles jau­nis­santes, trop long­temps tom­bées à terre, grasses et fari­neuses de pluie ou de rosée, sont moins favo­rables que de petits fruits encore tout vifs et bien acides, juste décro­chés par le vent ou la main. La cuis­son est plus ris­quée par temps de marin, dit-on, que de cers. Certes : le marin, qui rend les femmes aca­riâtres, les filles insai­sis­sables, les gar­çons gro­gnons, les che­vaux fous, les mulots neu­ras­thé­niques et les mouches pêgueuses, ne peut que jeter du trouble en l’azerole. Il vaut mieux pour ten­ter la gelée un bon cers presque froid.

On pour­rait ima­gi­ner qu’un savoir ances­tral, d’innombrables géné­ra­tions de grand-mères géli­fiantes auraient pu, pesant chaque cause, arri­ver à quelque conclu­sion quan­ti­fiée et nor­ma­tive : « Faire bouillir à feu doux tant de minutes, éteindre, mettre dans tels pots… » Il n’en est rien. Aucune cause n’agit seule et de manière suf­fi­sam­ment constante ; et der­rière leur com­bi­nai­son déjà impon­dé­rable se dis­si­mule, tel un para­mètre caché plus fuyant qu’en phy­sique des par­ti­cules, ce qu’on pour­rait appe­ler le libre arbitre (ou le « cli­na­men ») de la gelée : un moment, où le liquide se tend imper­cep­ti­ble­ment dans la bas­sine, se contracte autour de lui-même, sous l’action de toutes ces rai­sons de geler ou de ne pas geler, on soup­çonne que rien n’est déci­dé encore, que tout va dépendre de l’intensité de votre désir de la gelée, de la gloire des gelées, de la qua­li­té de votre atten­tion, de votre vigi­lance, de l’ordre des constel­la­tions au-des­sus de votre tête dans le macro­cosme, de l’intensité de la loi morale dans votre cœur.

Comme Isaac Newton soi-même, en de tels ins­tants, on est ten­té de croire immo­dé­ré­ment à l’astrologie. Disons-le encore autre­ment : quand la gelée rate, il se peut que ce soit parce qu’elle avait tou­jours été des­ti­née, ‘faée’, à rater, ou bien parce qu’elle a brus­que­ment, sous l’action du démon de Maxwell des gelées, déci­dé de rater, ou bien encore qu’ayant vou­lu réus­sir vous ne l’avez pas com­prise, et avez lais­sé s’échapper votre chance, sans espoir de retour.

On ne dis­pose, pour sur­prendre l’azerole, pour lui arra­cher le secret de ses inten­tions (si l’on ne veut pas renon­cer à tout effort, pour s’en remettre au hasard) que d’une arme unique, qu’il faut manier d’ailleurs avec pré­cau­tion. Je la nom­me­rai le test du fris­son. Debout devant la bas­sine, vous guet­tez la sur­face odo­rante et rousse (le par­fum est main­te­nant deve­nu un vrai par­fum de gelée, ce n’est plus une odeur de tisane), le mes­sage qu’un fré­mis­se­ment infime, infi­me­ment per­cep­tible, révé­la­teur de la muta­tion qui peut-être se pré­pare dans le cœur de la masse trans­lu­cide.

De la longue louche à bec vous sai­sis­sez quelques gouttes brû­lantes que vous ver­sez dans une sou­coupe. Vous incli­nez légè­re­ment la sou­coupe après quelque refroi­dis­se­ment et vous regar­dez le liquide glis­ser vers le bas. Car tel est le test du fris­son : si l’azerole n’est pas dans des dis­po­si­tions géli­fiantes, elle cou­le­ra dans la sou­coupe comme le ferait un liquide ordi­naire, sim­ple­ment siru­peux, char­gé de fruits et de sucres.

Mais si par miracle le germe secret du gel (presque aus­si mys­té­rieux que celui qui ger­ma un jour dans un ton­neau de gly­cé­rine ber­cé par les mou­ve­ments d’un navire en mer (et père de tous les cris­taux de gly­cé­rine créés depuis)) est là, il fris­sonne, comme la sur­face d’un lac ou d’une mer dont l’immobilité se trouble des pré­mices ondu­la­toires presque imper­cep­tibles qui com­mencent à frois­ser la sur­face plane ; ain­si, dans la sou­coupe blanche, la nappe d’azerole se met à fris­son­ner.

Il faut alors agir vite, très vite ; car la pos­si­bi­li­té de gelée qui vous est consen­tie par l’azerole, ain­si sur­prise, et comme mal­gré elle, dans son inti­mi­té, ne dure­ra pas. Il s’agit d’une fai­blesse brève, d’un aban­don à la volup­té de quelques minutes. Si vous lais­sez pas­ser ce moment, tout est per­du. Dès que la sou­coupe a fris­son­né, donc, j’arrête la cuis­son et je verse dans les pots pré­pa­rés à cet effet sur la table ; dans une pre­mière tasse la pre­mière lou­chée, trem­pée à l’eau froide, qui sera la toute pre­mière gelée nou­velle, où je pour­rai ins­pec­ter sa qua­li­té propre, son goût, sa cou­leur, sa trans­pa­rence, son tou­cher, sa consis­tance, son indi­vi­dua­li­té, devi­ner s’il s’agit d’une grande année ou non.

Sur les flancs des pots, cou­verts dès le len­de­main (une goutte d’alcool en sur­face, un rond de papier trans­pa­rent ser­ré d’un élas­tique), je col­le­rai une éti­quette (auto­col­lante) avec tous les ren­sei­gne­ments néces­saires : année, nature, ori­gine (les fruits de quels arbres) ; for­mat du pot, numé­ro d’ordre ; une cote, en somme, aux feutres de cou­leur, per­met­tant de repé­rer conve­na­ble­ment les pots dans l’Armoire aux Confitures, au gre­nier, la Confiturothèque. J’emporterai quelques pots à Paris, à mon retour, comme cadeaux.

Si par mal­heur le test du fris­son a échoué (il reste mal­gré tout un faible espoir, la gelée se déci­dant par­fois brus­que­ment beau­coup plus tard, dans le droit du gre­nier, en hiver, une nuit de gel), l’azerole liquide ser­vi­ra d’additif aux com­potes, yaourts, petits-suisses ; fort appré­ciée, semble-t-il, autre­fois, de mes neveux et nièces.

 

29 La cuiller, enfon­cée dans le pot d’azerole

La cuiller, enfon­cée dans le pot d’azerole, y découpe des blocs nets et fermes de gelée. L’azerole n’est pas une gelée trem­blante, veule, incer­taine. Elle se tient toute droite et auto­nome dans l’assiette, sans cou­ler, se défaire ou s’effondrer.

Je regar­dais une cou­lée en col­line de gelée dans une sou­coupe brune. Elle appa­rais­sait comme une falaise de cris­tal trouble, trans­lu­cide, roux rouge oran­gé et rose, reflé­tant la lumière de la lampe mati­nale (il était six heures) comme en l’irrégularité de minus­cules éclats arra­chés par le ciseau du sculp­teur. Mais elle n’avait rien de la dure­té de la pierre rou­lée par les vagues médi­ter­ra­néennes : d’un relief doux, en ses bords, sous moins d’épaisseur, elle sem­blait presque rose seule­ment.

Mon regard péné­trait dans la masse, la tra­ver­sait de part en part avec la lumière, les tra­jets de lumière accu­sant les inéga­li­tés de la com­po­si­tion : par­fois claire, par­fois sombre, avec les grains minus­cules de quelques impu­re­tés ; et une poche blanche d’écume à l’intérieur, de cette écume qui, blanc che­veux, traîne à la sur­face quand elle cuit, et que j’avais expé­ri­men­ta­le­ment lais­sée d’enfermer en elle, dans le pot, en la refroi­dis­sant.

Je l’ai man­gée, contem­plant sur ma mangue la saveur. Le goût de la gelée d’azerole est d’une ori­gi­na­li­té cer­taine : selon les axes prin­ci­paux de l’hyperquadrique des gelées (si on fait une ana­lyse fac­to­rielle « à la Benzécri »), ce nuage de points un peu comme un zep­pe­lin où chaque point scin­tillant repré­sente une gelée, avec toutes ses carac­té­ris­tiques, et les res­sem­blances entre elles mar­quées par des proxi­mi­tés (mais il y a plus de trois dimen­sions, si on veut tenir compte de tous les fac­teurs qui contri­buent à ce qu’on nomme « goût », et c’est pour­quoi il faut ima­gi­ner une hyper­sur­face), elle se situe­rait plu­tôt dans la région de la pomme que dans celle de la gro­seille, ou de la mûre. Je dis cela en sim­pli­fiant bau­coup. Mais elle est donc non vio­lente, dis­crète, légère, lente à se déve­lop­per dans la bouche, modeste. Et elle ne se confond avec aucune : ni avec la pomme rei­nette ni avec le coing.

Sa sin­gu­la­ri­té frappe : très sub­ti­le­ment aci­du­lée, dans une tona­li­té étran­ge­ment assez éloi­gnée de celle du fruit, comme si une véri­table muta­tion, une nais­sance, s’était pro­duite dans le liquide en ébul­li­tion au moment pri­vi­lé­gié du gel (la gelée d’un an est plus sûre d’elle-même, déci­dée, pro­fonde). Son uni­ci­té de goût, de par­fum, de consis­tance s’accompagne d’une ori­gi­na­li­té d’un autre ordre, mais peut-être plus frap­pante encore, qui est sa rare­té.

L’azerolier, père et mère de l’azerole, autre­fois pré­sent sur tout le pour­tour de la Méditerranée (au moins en Italie, en Provence, en Languedoc, en Catalogne, à ma connais­sance (dans les trois der­niers cas ma connais­sance est directe, dans le pre­mier elle vient d’un poème de Montale) ; et le nom semble arabe), a recu­lé tel­le­ment en ce siècle qu’il n’est plus pré­sent que dans les régions les plus tar­di­ve­ment tou­chées par la moder­ni­sa­tion (et encore pour­rait-on dou­ter qu’il s’y trouve un seul arbre plan­té depuis la Seconde Guerre Mondiale !). C’est le cas, pré­ci­sé­ment, du Minervois.

Or, la tra­di­tion locale ignore, pour l’azerole, la gelée, pré­fé­rant le sirop épais, lourd et dense, obte­nu après une très longue réduc­tion. Ainsi la gelée, réin­ven­tée par ma mère sur le modèle des autres gelées pro­ven­çales tra­di­tion­nelles (coing, cas­sis, fram­boise, mûre, gro­seille…) a quelque chance d’être un véri­table uni­cum confi­tu­rier, puisque par ailleurs l’azerolier a pra­ti­que­ment dis­pa­ru en Provence depuis la fin du siècle der­nier (le Jardinier pro­ven­çal, déjà, ne lui consacre que quelques lignes fort peut éclair­cis­santes).

Ici, de plus, les arbres, qui consti­tuent un élé­ment archaï­sant encore assez pré­sent dans le pay­sage de vignes, de gar­rigues, de cyprès, de pins, d’amandiers, d’oliviers et de chênes verts (la zone est cli­ma­ti­que­ment fron­tière : la mon­tagne Noire, avec ses châ­tai­gniers, est proche), dis­pa­raissent les uns après les autres, et ne sont pas rem­pla­cés (ils meurent, on les abat pour élar­gir un che­min, agran­dir une vigne). Et il se pour­rait que mes gelées soient les der­nières (je n’en ferai pas cette année, je n’en ferai peut-être plus jamais), comme une langue dont le par­fum et la beau­té redoublent avant de se perdre.

J’ai aimé, je l’avoue, cette sin­gu­la­ri­té presque invi­sible, concen­trant dans un orgueil de cou­leur et de saveur une mémoire à la fois fami­liale et col­lec­tive, silen­cieu­se­ment. Et je m’imagine un peu la pré­pa­ra­tion de la prose comme celle de la gelée d’azerole : les fruits sont les ins­tants ; la cuis­son, la mémoire, et dans la voix qui incline le dérou­le­ment des phrases je guette avec impa­tience, inquié­tude, l’apparition, si hasar­deuse, du fris­son.

, ,
chap. 3  : « « Prae » »
, , ,
p. 90–95