Qu’est-ce que connaître pour un technicien de l’approche propositionnelle ? Tout acte de connaissance est un acte propositionnel, puisque toute connaissance est un énoncé sur le monde. Mais il y a différentes sortes de connaissances : la connaissance ordinaire et la connaissance scientifique. L’appréhension, la saisie, la perception de la nature d’une chose, par exemple d’un homme en tant qu’homme, est à la fois un acte de connaissance simple et un acte de simple connaissance ; ce qu’Aristote appelle « la saisie des indivisibles ». La connaissance véritable commence lorsqu’il y a jugement développé, composition de notions, aperception non plus d’une chose ou quiddité, mais…
Foucault, les quatre modalités alèthurgiques : prophétique (destinal), saptientiel (ontologique), pédagogique (technique), parrêsiastique (éthique). Il me semble – c’est tout cas ce que j’ai essayé de vous montrer, même schématiquement – que, dans la culture grecque, à la fin du Ve siècle-début du IVe siècle, on peut repérer bien répartis en une sorte de rectangle, ces quatre grands modes de véridiction : – celui du prophète et du destin, – celui de la sagesse et de l’être, – celui de l’enseignement et de la tekhnê, – et celui de la parrêsia avec l’êthos. Mais si ces quatre modalités sont ainsi assez…
Le problème de la prédestination pose celui de l’origine du mal. Pour expliquer en quoi Dieu n’est pas l’auteur du mal, Jean Scot Ériugène recourt à une théorie bien connue : celle de la désubstantialisation du mal, qu’il lit chez Augustin. Fort d’une sorte de loi méontologique, qui, au demeurant, fonde l’essentiel de la problématique médiévale du mal et rend impossible tout retour au manichéisme, Scot affirme que le mal n’ayant aucune positivité, Dieu ne peut en être la cause. Comme le dit Augustin, le mal n’est pas un étant, mais un néant, une défaillance, un défaut du Bien. En un…
Les meilleures désignation de Dieu ne sont donc ni les termes symboliques qui ne prennent sens qu’à être niés, ni les termes causaux qui distinguent les effets plutôt qu’ils n’assignent la cause. Les meilleures désignations sont celles qui, à la fois, posent quelque chose en le niant et nient quelque chose en le posant. Ce sont ces « affirmations par excès » (cum excessu) qui sont en même temps des négations par défaut, qui visent la surabondance de la cause dans le défaut de l’effet. Ces affirmations éminentes sont donc des négations supérieures qui se trouvent au-delà même de l’opposition entre affirmer et…
Défini comme processus d’actualisation susceptible d’être envisagé de manière « formelle », comme l’ »entéléchie de ce qui est en puissance en tant qu’il est en puissance » (d’après Phys., 201a, 10–11), « matérielle », comme l’ »acte d’une chose qui est en puissance, quand on la prend dans l’entéléchie qu’elle possède en tant qu’elle est en acte, non en elle-même mais comme mobile » (d’après 201a, 28–29), ou « complète », comme l’actualité simultanée d’un agent – le moteur a quo, cause efficiente et finale du mouvement et d’un patient, le mobile in quo, siège ou sujet du mouvement (200b, 31–82), le mouvement, tel que le conçoivent les commentateurs d’Aristote, est considéré…
Slide De Libera (26 03 2018 – non prononcé) 1.— Foucault reconduit l’éloge de la « manière de vivre » comme spécificité de la philosophie antique et le discrédit relatif du christianisme médiéval dans le schéma philosophique et historiographique de P. Hadot, marqué notamment par la dissociation entre théologie scolastique et vie spirituelle – qui projette sur le monde universitaire certaine vision de la différence entre l’école et le cloître dans les siècles pré-universitaires. 2. — On peut, on doit réviser cette vision de l’université, qui exclut l’êthos académique (il y en a pourtant un, tout comme il y a une vie…
Contrairement à ce que suggère le mot d’ordre bonaventurien de reductione artium ad theologiam, l’interdépendance des disciplines, tout particulièrement des arts du langage et de la théologie, ne signifie pas que la logique médiévale n’ait qu’une fonction de « servante » (philosophia ancilla theologiae). Au vrai, la réflexion théologique est si peu coupée de la sémantique philosophique qu’elle fait même partie de son histoire. On sait que l’un des principaux apports des summulae logicales du XIIIe siècle est d’offrir une description du fonctionnement sémantique des termes catégorématiques pris dans des contextes propositionnels variés. Cette démarche a été décrite comme une « approche contextuelle »…
Un sophisma n’est pas un « sophisme » au sens habituel du terme : ce n’est pas une fallacie ni un paralogisme. Ce n’est pas un raisonnement faux ou vicieux : c’est une simple proposition déroutante (puzzling-sentence), dont l’analyse et la « solution » sont menées contradictoirement au sein d’une dispute mettant aux prises un opponens et un respondens (voire plus). L’examen d’un sophisma suit un programme précis et quasiment invariable. On définit d’abord un univers de discours, c’est la « positio » du « casus ». On fait ensuite deux inférences. L’une pend le sophisma pour conclusion, l’autre pour prémisse. La première inférence sert à prouver que…
En dehors de la sémantique des termes, deux développements majeurs de la logique terministe sont la théorie des conséquences et les obligationes. Formulée dès la fin du XIIe siècle la théorie des conséquences sera perfectionnée tout au long du Moyen Âge tardif. Si la conséquence des adamites est la plus célèbre, maintes autres règles sont progressivement dégagées. Le cadre général d’élaboration est fourni par la distinction entre conséquences naturelles et conséquences matérielles. Il y a conséquence naturelle quand l’antécédent inclut le conséquent, ce qui veut dire que la validité de la conséquence est déterminée par un « lieu intrinsèque » ; il y…
Bien que les insolubilia traités par les logiciens médiévaux ne soit pas liés à la sui-réflexivité, la forme d’insoluble la plus connue est celle où l’énoncé de départ (positum) d’une dispute obligationnelle est fourni par une proposition signifiant sa propre fausseté, tel le « Menteur » : Ego dico falsum (« Je dis [le] faux »). L’importance prise par la problématique du « Menteur », dans l’historiographie des insolubilia s’explique par l’intérêt que lui ont porté les premiers travaux de C. Pierce et de B. Russell, mais il est certain qu’elle ne reflète qu’une partie des questions médiévales. Les principales solutions du « Menteur » proposées du XIIe au XVe siècle…
Le concept clef de la logique terministe est la suppositio, sa méthode principale est l’analyse et la solution des sophismata. Concept et méthode sont indissociables, la définition des différents types de suppositions (modi supponendi) étant illustrée, conditionnée et finalisée par l’étude des sophismata. L’origine de la notion de suppositio est théologique et grammaticale. La théologie trinitaire distinguant les hypostases et l’essence, le mot latin suppositum (suppôt) exprime en générale l’hypostase ou la Personne. Dès le XIIe siècle, les théologiens, utilisant le verbe supponere, familier des grammairiens (qui l’utilisent dans le sens de « fonctionner comme sujet d’une phrase »), s’interrogent sur la…
Tout en s’appuyant sur la distinction dyonisienne des trois voies – négation, éminence, causalité –, Hugues [Ripelin de Strasbourg] propose une théorie de la contemplation fondée sur une noétique d’inspiration essentiellement augustinienne. Le nom que porte l’âme ne lui est pas essentiel mais, si l’on peut dire, extrinsèque. C’est la diversité de ses fonctions ou opérations qui fait qu’elle est appelée ici « âme », là « mens », là encore « raison », « esprit », « sens » ou « mémoire ». Cette extériorité de la désignation rappelle en un sens celle de Dieu lui-même, connu et nommé d’après ses effets. Hugues est ici très proche du motif avicenno-albertinien, plus…
Berkeley se reconnaît « capable d’abstraire en un certain sens ». Il distingue donc deux sortes d’abstraction : l’abstraction authentique et la pseudo-abstraction (celle qui, selon lui, préside chez Locke à la formation des idées générales abstraites). Il y a abstraction authentique, « lorsque je considère certaines parties ou qualités particulières à part des autres, si malgré leur union en un objet, elles peuvent pourtant exister effectivement de manière indépendante ». Il y a pseudo-abstraction, lorsque je prétends « abstraire l’une de l’autre ou me représenter séparément des qualités qui ne pourraient exister séparément les unes des autres ». Le point de départ historial de cette distinction…
Les Sommes de logique ne forment pas la totalité du savoir médiéval sur le langage et la logique. […] Le seule apport véritable des Sommes est d’offrir une sémantique des termes qui, à la fois, complète et fonde la théorie aristotélicienne des prpositions, inférences et syllogismes. Cet apport se trouve concentré dans un certains nombre de petits traités ayant pour objet de définir le fonctionnement sémantique des termes catégorématiques pris dans des contextes propositionnels variables. Cette démarche a été décrite comme une « approche contextuelle » par De Rijk (1962–1967). Elle résulte, pour une large part, d’une itneraction et d’une interpénétration de…
(Fiche De Libera 26 03 2018) : Foucault, Courage de la vérité, p. 310 : les deux modalités du « dire-vrai » philosophique (post-socratique) 1) la modalité platonicienne : elle accentue de façon très significative l’importance et l’ampleur des mathêmata, qui donne à la connaissance de soi la forme de la contemplation de soi par soi et de la reconnaissance ontologique de ce qui est l’âme en son être propre ; elle tend à établir un double clivage : de l’âme et du corps ; du monde vrai et du monde des apparences. 2) la modalité cynique : elle « réduit de façon aussi stricte que possible le domaine…
Méréologie : homéomères et anhoméomères – Pan vs. Olon : > somme (“pan”) vs. tout (“olon”) [p. 265] : les homéomères (ordre et position des parties indifférents : somme -> “pan”) ; les anhoméomères (ordre et position des parties dans un ordre précis : tout -> “olon”) : La notion de compositio utilisée ici par Boèce renvoie à celle d’agencement ou de position réciproque des parties d’un tout, utilisée par Alexandre, après Aristote, pour expliquer la différence entre les anhoméomères, tels que la maison, le visage ou la main, dont les parties doivent être rangées dans un certain ordre, et les homéomères, comme l’eau…
l’archéologie articule l’étude des structures à une forme d’ensemble de type narratif qui induit un récit dans la longue durée, au sens de Fernand Braudel. L’une de mes ambitions avec cette méthode archéologique (et en particulier avec mon Archéologie du sujet) est d’introduire le long cours en histoire de la philosophie. Il s’agit donc de dégager des structures pour les narrativiser, d’où cette notion d’intrigue que je reprends à Paul Veyne. Comme tout autre historien, l’historien de la philosophie « raconte des intrigues », qui sont « autant d’itinéraires qu’il trace » à travers un champ événementiel objectif « divisible à l’infini » : il ne peut…
Le sujet d’inhésion est sujet d’inhérence pour des accidents. Pourchot le subdivise en deux, suivant la distinction lointainement héritée de l’ontologie porrétaine entre quod est (le ce qui est, la chose existante) et quo est (ce par quoi une chose est ce qu’elle est) : (1.1) le sujet d’inhésion éloigné ou subiectum quod est le suppositum, le suppôt, qui reçoit un accident ou un mode par l’entremise d’un autre ; comme l’homme philosophe reçoit la philosophie par l’intermédiaire de son esprit ; (1.2) le subiectum quo est le subiectum par l’intermédiaire duquel l’accident est reçu : dans l’exemple choisi, l’esprit par rapport à…
La division originaire du mal distingue le mal par soi, c’est-à-dire la privation elle-même, et le mal par accident, c’est-à-dire, le bien imparfait, le bien en tant que privé d’une certaine perfection. Le mal par soi, on l’a dit, se subdivise en trois : le mal de nature, le mal de peine et le mal de coulpe. Le mal par accident comprend cinq espèces : le mal d’action (toute action corruptrice est « mauvaise »), le mal de défaillance ou défaut (l’action du péché, le « faillir », est « mauvaise », qu’il s’agisse du défaut naturel ou du défaut de coulpe ou « péché » proprement dit), le mal…
La désignation de la relation de référence par le terme technique de suppositio, caractéristique de toute la sémantique du Moyen Âge tardif, résulte de la combinaison des données de la sémantique porrétaine avec la sémantique des Noms divins développée par les théologiens au niveau de la théorie des « appropriations » trinitaires. La théorie médiévale de la référence naît de la rencontre entre le vocabulaire logico-grammatical de la suppositio, être sujet d’une phrase ou d’une proposition, et le vocabulaire théologique du suppositum et de la persona, caractérisant Dieu Un-Trine comme essence en trois « suppôts » (« hypostases », supposita) ou « Personnes » (personae). Une fois explicitement reliée au principe fondateur de…
Décrivant un de ces recueils de questions disputées à l’université de Paris à la fin du XIIIe siècle, B. Hauréau estimait (en 1896) qu’il ne pouvait « énoncer » le titre de certaines « même en latin » – P. Duhem ajoutant : « Encore le titre de la question, bien souvent, donne-t-il à peine un avant-goût de la grossière obscénité avec laquelle elle est discutée » (Le Système du monde [1re éd., 1913], Paris, Hermann, 1973, t. VI, p. 540). Il ne faut cependant pas tout confondre. La question sur les limites de l’omniscience divine (Dieu pourrait-il savoir plus de choses qu’il n’en sait ?) est une…
Une autre manière de lire, concurrente, dans tous les sens du terme, puisque c’est de cette concurrence, devenue concours, que résulte en partie ce que j’ai appelé dans Naissance du sujet le « chiasme de l’agence » (p. 50), est d’y voir la personne s’emparer des insignes du sujet, en le vidant, littéralement, de sa substance. Si l’on peut penser la fonction sujet sans la substantialité, si l’on peut se passer de la substance comme caution ontologique de la possibilité de « nous-même », de my own, si l’on peut se passer de la substance comme hypostase du moi, on peut aussi bien se…
La physique de Grosseteste est une cosmogonie nouvelle, d’intention scientifique et non plus symbolique ou allégorique, donnant une explication de l’engendrement des sphères (sphaerae lucis) et de la production du réel exclusivement fondée sur la matière et la lumière, forme de tous les corps, avec ses deux propriétés fondamentales – l’autodiffusion ou multiplication de soi et la propagation instantanée. […] La cosmogonie de Grosseteste, qui fait de la lumière (distinguée en lumière-source – lux – et lumière émanée – lumen) le principe d’explication physique de toute la nature, va, pour plusieurs décennies, porter l’optique – la « perspective » – au rang de paradigme…
Ainsi donc, plus une forme est pure, plus elle a de lumière et plus elle est belle et donc participe de la « Beauté inénarrable » de ce qui est essentiellement lumière. En revanche, plus une forme est « ombrée par la matière », plus elle est « difforme » ou « laide », ou si l’on préfère, moins elle est forme. L’intellect agent qui dépouille dans les corps la forme de la matière ramène donc la lumière à la Lumière. Il accomplit ainsi la destinée de la Lumière en accomplissant sa nature même d’intellect. Alain de Libera Ulrich de Strasbourg La mystique rhénane Seuil 1994 143…
La voie négative s’entend comme purgation, épuration, catharsis du symbolisme, qu’il soit ressemblant ou dissemblant. Les Saintes Écritures proposent une diversité de symboles et de désignations symboliques : « lion », « pierre », etc. Le travail du théologien, à la fois anagogique et cathartique, consiste à motiver le signe en niant son adéquation. La voie négative est donc cette démarche paradoxale qui permet d’employer un terme au moment même où elle le nie : « Quand nous refusons (negamus) à Dieu les noms de « lion », de « pierre », disant qu’il n’est pas vraiment un lion ou une pierre – et pourtant c’est ainsi qu’on l’appelle dans les…
Il faut le redire : avant de le céder à la grâce de l’hexamètre et au tonnerre de la Parole, le Moyen Age intellectuel a d’abord été vaincu par la raillerie.[…] Un Rabelais, un Jean Luis Vivès, un Coluccio Salutati, un Luther ont, avec leurs intérêts propres, dit et fait la même chose. Le Moyen Age est stérile. Il est donc mort de rire et de colère, du rire des humanistes, de la colère des réformateurs, avant de nous faire périr d’ennui. Alain de Libera Penser au Moyen Âge Seuil 1991 37…
L’homme n’est pas le sujet : le suppôt auquel s’attribuent ses actions est soit la personne, soit son âme. La place du sujet dans ce dispositif est marquée à l’endroit du « suppôt », d’où procèdent les actions : c’est celle d’une fonction. La seule question que pose [Pierre-Sylvain] Régis est de savoir qui en est le véritable titulaire dans l’homme : la personne ou l’âme. Sa thèse propre suppose l’équation théologique : personne = suppôt (= hypostase). […] S’agissant de l’homme, le sujet est soit personne soit âme, il n’est pas encore Je, Ich, ego, Self. Subiectum et ego, subjectité et égoïté (Ichheit) n’ont pas…
La monarchie dionysienne du Bien est donc fondée dans l’ontologie augustinienne. C’est l’unicité de l’Être qui garantit l’unicité du Bien : il n’y a pas de mal suprême, parce qu’il n’y a qu’un Être. Le mal ne donne rien parce qu’il n’est rien. Seul l’Être est Principe. L’indissociabilité de l’ontologie et de la théodicée exprime la nature même de l’ordre de l’univers. L’ordre du monde est l’ordre de l’Être. Le néant est dans le monde sans en faire partie. Il n’y a qu’un seul être qui se prodigue. Il n’y a qu’une seule lumière. Les ténèbres ne recèlent rien et n’ont…
La thèse d’Alexandre est que les formes matérielles (engagées dans la matière) deviennent immatérielles « quand elles sont connues séparément de la matière ». Cela ne veut pas dire que les abstractions (= les objets mathématiques) sont des universaux, mais que les universaux et les abstractions sont des concepts produits par une aphairesis, i. e. par un acte de l’intellect consistant à concevoir séparément (de la matière) quelque chose qui par soi n’existe pas à l’état séparé (de la matière). Or, c’est bien là selon nous l’originalité d’Alexandre : elle ne consiste pas à interpréter les objets mathématiques comme des universaux, mais tout…
Littéralement, la thèse leibnizienne fournit un critère d’identification subjective (hypostatique) de la personne comme sujet-agent : unité d’hypostase dit unité d’action, unité du sujet agent ou agissant – suppositalité étant à suppôt ce que personnalité est à personne. À l’absurde inférence : « deux actions donc deux personnes », déjà réfutée en son temps par Maxime le Confesseur, l’auteur de la Monadologie oppose un principe que l’on pourrait appeler principe de supposialité : « unité du suppôt, donc unité de l’agent » (…). Par là, il est assurément un des pères du sujet moderne, comme nous l’écrivions dans Naissance du sujet, p. 119. Alain de…
Selon Sharples, l’abstraction porte donc sur l’universel qu’elle dégage (= libère) du particulier, non sur le particulier dont elle dégagerait (= extrairait) l’universel : ce n’est pas une induction allant du particulier à l’universel, mais une ablation du particulier qui laisse voir l’universel. L’idée est séduisante. Le registre du grec aphairesis est, on l’a vu, plus large que celui de l’”abstraction”, puisqu’il inclut aussi l’idée de “retranchement” ou de “négation”. Selon ces acceptions, on peut donc être tenté de dire qu’il y a moins, chez Alexandre, induction abstractive de l’universel à partir de particuliers que retranchement des accidents accompagnant un universel…
J’entends par attributivisme* toute doctrine qui fait des actes et des états mentaux des propriétés attribués à un sujet défini comme ego. Cette position, qui fonde les idées lockéennes du sujet comme sujet d’attribution et d’(auto-)imputation d’actes (et jusqu’à l’idée de la personne comme « terme de barreau », forensic term), est donc très différente de l’attributivisme en son sens classique tel que je l’évoquais juste auparavant. Ce schème selon lequel je suis le sujet et l’auteur, le sujet-agent de mes pensées, apparaît au Moyen Âge, chez Thomas d’Aquin, mais aussi chez Pierre de Jean Olieu (dit Olivi, un franciscain de la…
La confusion entre l’expérience (l’experimentum d’Aristote) et l’expérimentation est l’expression ultime de cette dérive. Ni Albert ni Frédéric ne sont les créateurs de la méthode expérimentale. C’est au nom du concept aristotélicien de l’expérience que l’empereur s’écarte d’Aristote. « Nous ne suivons pas en tout le prince des philosophes, car il s’est rarement – pour ne pas dire jamais – personnellement exercé à la chasse avec des oiseaux, alors que nous nous y sommes au contraire toujours complu et exercé. Au vrai, beaucoup de ce qu’il raconte dans son Livre des animaux, il dit lui-même que d’autres l’ont dit ainsi avant…
Dans l’imagination moderne, la représentation de la spiritualité médiévale emprunte largement au morbide. Ce ne sont partout que Melmoth grimaçants, prédicateurs faillis et confesseurs obscènes que le désir arde et que la chair trahit ; les couvents sont comme des harems où des vierges alanguies savourent les affres de l’attente sous le regard pesant de quelques femmes de tête. En somme, tous les spirituels sont des « mystiques », et ce que « traite la mystique, c’est la question du corps ». Le corps jouissant de l’hystérique, la capacité et le langage symboliques du corps féminin comme « répondant d’une vérité (insue) », tels sont les objets…
Dès le XIIe siècle apparaissent des modes d’inférence et de raisonnement qui transcendent manifestement les limites classiques de l’argumentation. C’est le cas, par exemple, de la formule mise au point dans l’école du Petit-Pont, la consequentia Adamitorum – ex impossibili quidlibet, et d’une autre règle qui, dès ce moment, lui est couramment associée – necessarium ex quolibet. Ces deux règles reposent sur une relation topique : le locus a minori, les deux inférences argumentant per locam a minori affirmative. Comme l’écrit au XIVe siècle Gauthier Burley : « Si l’impossible est vrai, il s’ensuit, de par la topique au moins, que n’importe quoi d’autre sera vrai. » Alain…
Chez Leibniz comme chez Locke, la personne est le prête-nom du sujet. Le phénomène est moins évident chez Leibniz, qui réorganise l’ensemble au nom du suppôt ; plus apparent chez Locke, qui du sujet ne garde qu’un unknown substratum, qui pourrait bien être aussi le sujet unique inconnu des propriétés de la matière et de l’esprit (« the unknown substratum of the properties of matter and of spirit ») – une possibilité que les défenseurs de Locke auront à expliquer face à ses nombreux critiques. Alain de Libera Archéologie du sujet 2 La quête de l’identité Vrin 2007…
L’univers ne serait pas meilleur si toutes choses y étaient égales. Il ne serait pas meilleur non plus sans maux opposés aux biens. Ulrich reprend ici à nouveau Augustin : Le monde est comme un poème, il y faut des antithèses. Il y faut le mal contre le bien, la mort contre la vie, « un contre un, deux contre deux ». Il y faut la gloire et l’ignominie. Alain de Libera Ulrich de Strasbourg La mystique rhénane Seuil 1994 138…
Pour le philosophe aristotélicien, la première règle de l’éthique n’est pas le choix de la « médiocrité », fut-elle « dorée », mais celui de la mesure [référence à l’aurea mediocritas d’Horace, ndr]. Le vertueux doit « produire en tout des actions mesurées ». C’est là la place de la tempérance. Réciproquement, celui qui s’abstient de tout plaisir, celui qui fuit devant eux, sans exception aucune, sombre dans l’hébétude « tel un rustre ». « De telles gens se rencontrant rarement », Aristote explique qu’ils n’ont pas reçu de nom. Il en propose donc un : « Appelons-les, dit-il, des insensibles. » L’insensibilité, littéralement l’anesthésie (suit le mot grec, ndr), c’est-à-dire aussi la…
Le présent volume, consacré à la condition du sujet, traite donc à la fois de ses infortunes et de ses prospérités. D’un côté, disons dans une certaine tradition postlockéeenne, la reconnaissance de la nécessité d’un sujet des pensées et des actions creuse le lit de la personne ; remplacé par la personne, le sujet ne survit, sous son propre nom, que comme instrument d’analyse logique, balayé ontologiquement en même temps que la substance. Le triomphe de la personne n’est cependant pas total ou, plutôt, celui de l’hypostase (trinitaire) sur le sujet (aristotélicien) ne passe pas par la seule exaltation de la…
Les puzzles suscités par la théorie lockéenne de l’identité personnelle, notamment l’hypothèse de deux personnes habitant un même corps (identité synchronique) ou d’une même personne habitant deux corps différents (identité diachronique) présentent la même structure argumentative que les questions médiévales sur le baptême des siamois. L’archéologie du sujet fouille une archive où, sur la longue durée, Martin Scribler, le roman écrit à quatre mains (au moins), par Arbuthnot, Pope et Swift contre Locke, coexiste avec les quodlibets de Jean Peckham ou d’Henri de Gand rédigés contre Thomas d’Aquin et Averroès. Un des plaisirs de l’intrigue sur la longue durée est…
Le désordre du Guide [des égarés] n’est pas un désordre : c’est ordre différent. Maïmonide oblige son lecteur à accepter et pratiquer l’intertextualité. Pour lui tout mot compte, chaque unité discursive doit être interprétée en liaison avec une autre : « Il faut combiner les chapitres les uns avec les autres. En lisant un chapitre, il ne faut pas seulement avoir pour but de comprendre l’ensemble de son sujet, mais aussi de saisir chaque parole qui s’y présente mot après mot, même si elle ne concerne pas le sujet du chapitre. » Cette attention à la lettre prend son sens dans une nouvelle règle herméneutique : « Dire…
Enquêter sur le concept de « sujet », de subiectum, renvoie à celui de « substance » puis, de fil en aiguille, à celui d’« hypostase » et de suppositum. On se rend ainsi progressivement compte qu’il y a un lien à travailler entre la problématique philosophique du sujet et la problématique théologique de l’hypostase, qu’il faut suivre les variations et les écarts dans le domaine du concept qu’induisent et masquent à la fois les changements de langue, les traductions (le latin suppositum qui traduit le grec hupostasis est et n’est pas synonyme de subiectum), les allers et retours entre disciplines. Alain de Libera Entretien avec…
Le « virtuose », sorte de Bouvard-en-Pécuchet du XVIIIe, est le contraire de l’homme de science. C’est initialement un « collectionneur » d’objets d’art, le terme n’ayant en ce sens rien de péjoratif, puis, avec la création de la Royal Society, un collector in science en même temps qu’un expérimentateur du dimanche. C’est ce type social de l’amateur de curiosités, passionné par toutes sortes d’expériences inutiles « upon Files, Maggots, Eels in Vinegar, and the Blue upon Pumbs », qui est ridiculisé sous les traits de Sir Nicholas Gimcrack, dans la pièce de Thomas Shadwell, The Virtuoso, créée au Dorset Theater en 1676. Le virtuose, dont…
Il y a le stock d’énoncés disponibles à chaque moment de l’histoire, sur quoi le travail du philosophe s’exerce concrètement, qui définit pour lui l’horizon du questionnnable. Au Moyen Age, ce champ d’énoncés disponibles a un nom technique : ce sont les auctoritates, les « autorités », c’est-à-dire les propositions philosophiques considérées comme ayant une valeur définitionnelle ou opératoire. Il faut les recenser, différencier les champs produits par leurs multiples combinaisons et, le cas échéant, leurs phases de latence et de retour. Alain de Libera La Querelle des Universaux Seuil 1996 27 1 Un problème structuré…
Si l’on doute qu’il y ait eu des philosophes au Moyen Age, cela tient d’abord au fait que l’on doute qu’il y ait eu un besoin de philosophie. En réduisant le travail intellectuel au commentaire de textes, et la liberté de pensée aux jeux stériles de disputes caricaturées, l’historiographie d’inspiration humaniste a désarticulé la philosophie médiévale en deux sortes de vanités : le sérieux de la lectura ; l’absence de sérieux de la disputatio . Alain de Libera Penser au Moyen Âge Seuil 1991 172…
C’est avec de « vieux termes » que nous poserons la thèse la plus générale de cette naissance du sujet : notre propos est de montrer que le « sujet » aristotélicien est devenu le sujet-agent des modernes en devenant « suppôt » d’actes et d’opérations. Alain de Libera Archéologie du sujet 2 La quête de l’identité Vrin 2007…
Résumant la thèse censurée 173 de Tempier « La volonté est monomaniaque, elle veut toujours la même chose ; la raison libère, car elle sait qu’il y a autre chose, elle connaît et par là même dépasse les « contraires », elle a le pouvoir de diriger la volonté vers ce qui lui semble bon. Il n’y a que la raison pour arracher l’homme au déterminisme du vouloir. » Alain de Libera Penser au Moyen Âge Seuil 1991 197…
La violence de la lettre est ici maximale : un manifeste s’affiche dans un travail de cache. Alain de Libera Penser au Moyen Âge Seuil 1991 176…
On sait aussi qu’une thèse n’est pas un livre, c’est l’accomplissement littéraire d’un rite de passage, les minutes d’un procès d’amphithéâtre dont la principale singularité est qu’elles sont rédigées par l’accusé lui-même durant les années qui précèdent son jugement. On sait aussi qu’un livre peut naître d’une thèse : il suffit que le coupable efface les traces, qu’il parvienne à maquiller la servitude de son travail en un libre divertissement ou, inversement, qu’il sache donner à l’intériorisation de la contrainte administrative la force stylistique de l’obligation intérieure. Alain de Libera Penser au Moyen Âge Seuil 1991 28…
Ce qui rapproche les deux univers lockéen et médiéval est que l’attribution d’un nom propre, un « nom de baptême », suppose la personne – dans tous les sens du mot suppose : présuppose et assujettit (donne un sujet, un substratum , « a this something », à quoi attribuer la personnalité, d’un mot : un suppôt). Alain de Libera Archéologie du sujet 2 La quête de l’identité Vrin 2007…
J’ai depuis longtemps renoncé au fait que quelque chose (idée, concept, problème) « viendrait de » quelque chose d’autre ou d’antérieur : c’est là une vision, me semble-t-il, simpliste. Je pense plutôt qu’une même structure de problèmes et de questionnements (une même épistémè, au sens, pour le coup, foucaldien du terme) subsiste en se déformant petit à petit, certaines places étant investies par de nouveaux acteurs, d’autres se mettant à fonctionner ensemble, alors que ce n’était pas le cas auparavant, etc. Alain de Libera Entretien avec Actu philosophia 2017 https://documentationerlande.wordpress.com/2017/08/26/actu-philosophia-entretien-avec-alain-de-libera-autour-de-larcheologie-du-sujet/…